Tel un pommier normand, le cinéma français a des fruits qui sont alternativement bons les années fastes, mauvais les printemps oubliables. Parfois, le cinéma français donne « Saint Laurent » de Bertrand Bonnello, qui est plus long que deux jours sans pain ni eau, plus prétentieux qu’un sociologue, plus interminable qu’un quinquennat raté. C’est comme si, au montage, un jeune stagiaire avait interverti les scènes à garder (le début, la fin, les épisodes intéressants, l’histoire, les personnages) avec les choses dont on pouvait finalement très bien se passer, et que de fait, on voit à l’écran. Je ne vois pas d’autres explications au fait que magnanime, la presse parisienne a crié au génie, invoquant Proust et Visconti : la critique a su deviner tous les rushs restés dans la salle de montage, et, avec une gentillesse qui l’honore, a imaginé le film que l’on ne voit pas. Comme vous le savez peut-être, c’est « Saint Laurent » qui représentera la France aux Oscars, le cinéma français ayant collectivement choisi de s’enfermer dans sa propre caricature, cérébral, enfumé de gauloises sans filtres, avec des références cryptées pour cinéphile à lunettes.
Et puis, est sorti en septembre un autre film, un premier film, qui s’appelle « Les Combattants » de Thomas Cailley. C’est un film assez révolutionnaire dans le cinéma français : il y a une seule histoire, assez simple, racontée du début à la fin, sans que soient questionnés et interrogés gravement le Temps, l’Art, la Vie. Il y a des personnages attachants qui ressemblent à votre mère, au voisin d’à côté, à votre neveu. Il y a une écriture très subtile, légère, qui nous donne les éléments du récit, les explications, comme ça, en passant, sans s’appesantir.
Il y a toutes sortes de choses qui font des « Combattants » l’un des meilleurs premiers films que l’on ait vu depuis bien longtemps. L’histoire est très simple : dans le sud-ouest de la France, le héros, Arnaud, est un jeune homme assez doux et flottant, plutôt naïf, un jeune homme sans histoires, qui veut aider son grand frère Manu à reprendre l’entreprise familiale de bois, qui traîne avec ses amis sans trop savoir que faire. Il n’est pas révolté, il a quelque chose d’une saine bêtise, une joviale et irréfléchie insouciance. Un jour à la plage, Arnaud va tomber amoureux d’une fille pas comme les autres, Madeleine qui, bizarrement, va l’amener à s’engager dans l’armée. Lorsque Thomas Cailley le filme dans la scène d’ouverture, on comprend immédiatement que c’est un long-métrage différent des autres qui commence : Arnaud et son frère sont dans un bureau, et commencent à insulter ce qui est visiblement un représentant en bois. On comprendra plus tard que les deux frères, eux mêmes experts en hêtres et en cernes de croissance, sont révoltés par l’amateurisme de leur interlocuteur, qui se trouve être l’entrepreneur de pompes funèbres venu pour enterrer leur père, et qui tente de les rouler sur le cercueil à acheter. Dégoûtés par cette légèreté en matière bûcheronne, on apprendra vingt minutes plus tard qu’ils tenteront de construire eux mêmes le tombeau familial. Mais, pour l’instant, ce sont simplement deux jeunes hommes de la France d’aujourd’hui, le grand frère vindicatif, le cadet, notre héros, timide, souriant, mal à l’aise. Les deux parlent du bois, qui est le sujet le plus inintéressant du monde, mais les dialogues sont écrits avec tellement de naturel, tu vois là, ça c’est du mauvais, ça va pourrir dans deux mois, c’est du bois de chute déguisé, il nous faut du frêne, que l’on est immédiatement conquis, emballé, ravi. Tout simplement, leurs voix sonnent juste. « Les Combattants », ce n’est pas un tableau social, mais comme des polaroïds de la France contemporaine, une image vraie, légère, un peu floue, parfois vernaculaire, parfois poétique. C’est un film, qui, comme le bois noueux et blond, donc, impose sa vérité, sa force, c’est un film qui sent les planches de pin des Landes, qui sent bon la sciure et les copeaux, un film rustique et honnête.
Et tout le reste de l’oeuvre est ainsi, pas naturaliste, mais simplement à hauteur des gens, avec une tendresse épurée, une discrète empathie, une sorte d’alternance des fumato malicieux et de lyrisme ténu, qu’aux temps des instituteurs en blouses noires on aurait appelé « humaniste ». Tout sonne vrai, filmant des gens simples et simplement des gens, elle arrive à les regarder dans les yeux, à les rendre fraternels. A un moment donné, la mère du héros, inquiète de son avenir, rentre dans la salle de bains où celui-ci est assoupi, elle est indiscrète, adorable, insupportable, un peu brisée, un peu vieille, un peu banale, obnubilée avec un dévouement oublieux de soi du destin de son fils. Elle l’embarrasse avec ses questions, le malmène, l’ennuie, et lui donne finalement un conseil inutile, mais très généreux, celui de vivre sa vie. Dans une autre scène, alors que Arnaud a pris sa décision de s’engager dans l’armée, elle sera encore là, près du canapé, interloquée par ce changement de vie, ne sachant pas qu’il s’engage par amour de Madeleine, et, lui caressant les cheveux, lui dira simplement, avec douceur, « c’est parce que je t’ai dit de prendre du recul, pas vrai ? », ce qui est totalement faux, mais ce dont Arnaud, après un moment d’agacement, décide ne pas tenir compte, puis de s’abandonner à la bienveillance de sa mère. L’erreur énervante, la fausse intuition pourtant sûre de soi corrigée par l’amour irradiant, une femme qui nous aime et qui ne nous connaît pas en détail mais s’en moque : voilà une définition, toute timide, mais magnifique, de la figure maternelle. Et donner à voir, condensée et fragilement saisie, l’existence banale, le film le fait tout du long, avec délicatesse, avec vérité, avec aussi beaucoup d’humour.
Néanmoins, la vraie raison d’aller voir ce film, c’est Adèle Haenel. Depuis quand n’avait-on pas vu une actrice aussi impressionnante ? Son personnage absurde, Madeleine, une fille persuadée de la fin prochaine du monde et qui, du coup, se met à apprendre des techniques de survie militaires, elle le rend juste, inoubliable. Elle est renfrognée, elle est boudeuse, elle trouve tout le monde nul, lourd, imbécile. Elle se bat, elle avale des sardines mixées pour s’habituer à l’apocalypse, elle plonge, elle nage, elle court. Puis, elle est librement folle, elle se moque de ce pauvre Arnaud, elle le taquine, elle a un regard qui dit « non mais pour qui tu te prends ? ». Elle tombe amoureuse, son visage change, s’affine, elle balbutie, elle redevient la petite fille timide, elle baisse les yeux, elle est désespérément maladroite. A l’armée, elle sera malheureuse, elle vibrera d’injustice, de révolte. Et puis, elle se montrera aussi impertinente, libérée, grande sœur malicieuse, bonne copine totalement désinhibée, coups de poings dans les côtes, elle pouffera, elle rira grassement, puis s’effondrera, les larmes aux yeux. Au total, elle est disgracieuse, rougeaude, et soudain féroce, brûlante. Elle est une fille d’aujourd’hui, obstinée, rigolarde, sûre d’elle même, très fragile, certaine de ne pas l’être, embêtée et ravie d’avoir quelqu’un sur qui se décharger de ses angoisses. Quand elle se réveille dans la forêt, le visage rond et embrouillé au matin, on en tombe définitivement amoureux. Presque vers la fin du film, Arnaud et elle fuguent de leur régiment, atterrissent par hasard dans une station service, en tenue de camouflage, s’assoient au comptoir et posent leurs armes factices devant eux. Devant la serveuse éberluée, hypnotisée par ces deux mitraillettes, Madeleine lâche, en pensant déjà à autre chose, avec son je m’en-foutisme viril, sa désinvolture irrésistible « Non, non, c’est rien, c’est Vigipirate » pour expliquer cette arrivée saugrenue.
« Les Combattants » racontent cette histoire d’amour, lui, le petit rural doux-rêveur, elle l’amazone pleine de fêlures. Ils s’embrassent, se dévorent pour la première fois avec une fougue, une fraîcheur d’amants nouveaux, ils s’enfuient et deviennent libres, dans une grande chevauchée, plein de cendres et de baisers. C’est truffaldien et universel. « Ne pas subir » répète le commandant instructeur à ces deux novices du service militaire, et Thomas Cailley filme cet instant d’une jeune vie où l’on veut devenir soi, ne plus subir, et où l’on se jette pourtant en une servitude volontaire qui s’appelle une histoire d’amour. Peut-être bien plus que l’hystérie du « Mommy » de Xavier Dolan, c’est le portrait vivant de la jeunesse qui se trouve et se perd, un mélange d’extrême contemporain et de vérité éternelle : un jeune homme, une jeune femme, et caetera.
Les Combattants
Réalisé par Thomas Cailley – Date de sortie : 20 août 2014
Avec Adèle Haenel, Kévin Azaïs et Antoine Laurent
Durée : 1h38 min