Le feuilleton Caravage va bon train au deuxième jour de son existence : après que Mina Gregori, spécialiste reconnue du Seicento italien, a révélé hier dans les colonnes de La Repubblica la découverte chez une « famille européenne » (italienne en réalité selon nos sources, voir article précédent) de l’ « original » de la Madeleine en extase du Caravage, un tableau dont il existe plus de huit versions et dont aucune ne fait l’unanimité chez les spécialistes, la communauté internationale des historiens de l’art est en émoi.
Toujours dans La Repubblica, qui surfe sur la vague du buzz, plusieurs spécialistes reconnus du grand peintre lombard donnent aujourd’hui leur avis sur ce possible « coup de tonnerre » artistique.
On rappellera, comme on l’avait fait dans notre article d’avant-hier, l’extrême prudence dont il faut faire preuve en matière d’attribution de tableaux à de grands peintres, dont la cote s’élève à des dizaines de millions d’euros vu la rareté – voire l’inexistence comme avec le Caravage – d’œuvres de leurs mains sur le marché. Nombre de propriétaires font tout leur possible pour obtenir de la part de divers « spécialistes », parfois peu scrupuleux, une attribution prestigieuse pour ensuite vendre le tableau à prix d’or.
Il faut aussi redire que, pour le moment, seule Mina Gregori a pu voir la toile de visu et que tous ceux qui se prononcent aujourd’hui dans La Repubblica se basent, comme nous, sur des photographies.
Dernière remarque préliminaire, il faut admettre qu’il y a quelque chose de différent dans cette histoire par rapport aux multiples affaires Caravage surgies ces dix dernières années : plus que sur l’œil de Mina Gregori, l’excitation face à cette « découverte » repose sur l’existence d’un petit billet au revers de la toile, écrit avec une graphie du XVIIe siècle, où l’on apprend ceci : que le tableau est du Caravage, qu’il a été ramené à Naples (à Chiaia, le quartier où résidait Costanza Colonna, protectrice du peintre), qu’il doit être donné au cardinal Scipione Borghese, son légitime propriétaire (neveu du pape Paul V et fondateur de la villa Borghese à Rome).
C’est cela qui explique que des historiens de renom (Keith Christiansen, conservateur au Metropolitan de New York, Claudio Strinati, commissaire de l’exposition Caravage en 2010, Antonio Pinelli, ancien professeur d’histoire de l’art à l’université de Pise, Vittorio Sgarbi, historien de l’art, peut-être le moins compétent de tous ceux cités ici, Tommaso Montanari, professeur d’histoire de l’art à l’université Frédéric II de Naples, et Francesca Cappelletti, auteure de la dernière monographie sur le Caravage) n’aient pas tardé à se prononcer, dans un chœur d’avis et de prises de position plutôt rare dans le monde de l’art, d’autant plus qu’il n’a pas fallut plus d’une journée pour qu’il advienne.
Alors examinons et commentons les diverses réactions : Strinati Pinelli et Sgarbi ne doutent pas de la découverte de Mina Gregori : Sgarbi déclare même « à 80% il s’agit du Caravage ». Mais le personnage, très médiatique, connu pour ses multiples frasques, est coutumier des déclarations à l’emporte-pièce. Ces trois-là n’ont pas vu l’œuvre de leurs yeux mais félicitent déjà l’Italienne pour sa découverte.
Plus prudent (il est conservateur au Metropolitan), Christiansen résume bien la situation : l’avis de Gregori a du poids du fait de son savoir reconnu, la présence du billet au revers de la toile est intrigante, tout cela mérite des analyses plus approfondies et, surtout, il est impossible de se prononcer devant une photographie, d’autant plus qu’il existe de nombreuses versions de ce tableau (au moins huit).

Le Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1606, huile sur toile, 141 x 175 cm, Milan, Pinacoteca di Brera.
Le Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1606, huile sur toile, 141 x 175 cm, Milan, Pinacoteca di Brera.

Si, en effet, face à la photo on a bien l’impression d’être devant une toile de belle qualité, meilleure que la Madeleine Klein, l’une des huit versions que certains spécialistes considèrent comme l’original mais dont l’exécution est assez sèche, avec des drapés très figés et un modelé assez peu habile notamment au niveau des doigts, le choc visuel face au tableau dévoilé par Mina Gregori est loin d’être de l’ordre de l’évidence. Surtout par rapport aux autres œuvres du Caravage peintes vers 1606 (c’est la date probable de la Madeleine en extase), notamment Le Souper à Emmaüs de la Pinacothèque de Brera à Milan, le tableau ne semble pas de la même qualité. Le modelé des doigts et le profil de la tête renversée en arrière peuvent paraître assez faibles, les poignets un peu larges et d’un graphisme simple, le contraste de lumière très fort même si le flot de cheveux le long de la manche droite est d’une finesse indéniable. Cependant la toile pourrait être plus tardive, de la dernière période du Caravage, où son style s’assombrit et devient plus rugueux. Mais il faudra juger sur pièce.
Ajoutons aussi que Gregori, si elle est, comme nous l’avions rappelé, une grande spécialiste du Caravage, est aussi connue pour donner des attributions parfois trop généreuses au peintre lombard depuis quelques années. Toujours est-il que la qualité du tableau révélé par le quotidien italien est sans commune mesure avec les œuvres qui, ces dernières années, avaient été présentées par des affabulateurs comme de vrais Caravage (les Caravage de la ville de Loches, dans le val de Loire, un Saint Augustin et de mauvais dessins en 2012).
Vittorio Sgarbi, avec son opportunisme habituel, et, surtout, Montanari proposent ce que nous-mêmes suggérions avant-hier : exposer l’œuvre en public. C’est l’épreuve du feu, la seule qui vaille : tous les connaisseurs pourront émettre leur avis et la famille propriétaire de la toile prouvera là sa bonne foi, qu’elle ne se contente pas d’une simple attribution pour faire monter la cote de son tableau et immédiatement le vendre.
Mais, dans ce feuilleton, l’élément le plus important, celui qui permet de prononcer avec plus d’assurance que d’habitude le nom du Caravage, n’est pas l’œuvre elle-même mais ce fameux petit billet au verso de la Madeleine. Nous disions avant-hier qu’il était étrange que personne ne l’ait remarqué ni ne l’ait déchiffré avant que Mina Gregori se mêle de l’affaire, alors même que la famille propriétaire du tableau cherchait depuis plusieurs années à le faire authentifier.
Surtout, fait remarquer un Montanari moins enthousiaste que ses confrères – à raison à notre avis, ce petit mot succinct constitue la preuve parfaite, celle dont rêve tout historien de l’art qui veut prouver l’authenticité d’une œuvre d’art : tout y est, le nom du peintre (Caravage), le nom du propriétaire (Scipione Borghese) et un indice sur le lieu où se trouvait l’œuvre quand le billet a été griffonné (Chiaia, quartier noble de Naples), ce qui dessine un contexte clair, connu des historiens : on sait en effet de source sûre (la correspondance conservée au Vatican entre Deodato Gentile, le nonce apostolique de Naples, et le cardinal Scipione Borghese en 1610, année de la mort de Caravage) que c’est à Chiaia que les trois tableaux que Caravage transportait avec lui quand il est mort – dont la Madeleine en extase –  ont été renvoyés après son décès soudain en Toscane, le 18 juillet 1610. A partir de là, fait remarquer Montanari, connu pour le livre qu’il a publié en 2012 sur toutes les affaires de faux entourant le Caravage et les grands noms de la peinture italienne, il n’y a plus de doute qui tienne quant à l’identification de l’œuvre : c’est bien la Madeleine commandée par Borghese dont parlent les biographes du Caravage et qui, pour des raisons mystérieuses, n’arriva jamais chez le cardinal romain. Tout cela est, selon lui, très beau mais peut-être trop beau pour être vrai : ce mot contient exactement tout ce qu’il manquait à l’œuvre pour qu’on en fasse un Caravage garanti à 100% comme vrai. Alors, original ce billet ? Faux ? Et si c’est une falsification, de quelle époque ? On voit mal Gregori révéler à l’un des plus grands quotidiens italiens un document dont elle ne serait pas certaine de l’authenticité. Mais l’historienne, âgée de 90 ans, a-t-elle pu être abusée ?
Là aussi pour régler le problème, une mesure simple s’impose : exposer l’œuvre avec le billet, le faire analyser de manière indépendante, transparente, et publier les résultats. Et confronter le tableau avec les autres versions connues de la Madeleine en extase. Affaire à suivre donc.