C’est un débat qui a cours depuis plusieurs dizaines d’années entre les spécialistes : celui autour d’un tableau « perdu » du Caravage dont ont été retrouvées, depuis soixante ans, plusieurs copies de plus ou moins bonne qualité que les historiens de l’art considèrent tour à tour comme l’original sans que la question ait jamais pu être tranchée.
On sait, grâce à ses biographes (Mancini, Baglione et Bellori), que Caravage a peint, à l’été 1606, une Madeleine en extase représentée à mi-corps, probablement pour Costanza Colonna, une riche aristocrate romaine mariée à Francesco Sforza, seigneur de Caravaggio, la ville d’origine du peintre. A cette date Caravage est en fuite de Rome pour cause d’homicide : le 28 mai 1606, il a tué au cours d’une rixe Ranuccio Tomassoni. Il se réfugie un temps sur les terres des Colonna près de Rome où il peint la Madeleine puis rejoint Naples où il est hébergé par le neveu de Costanza, Luigi Carafa-Colonna, prince de Stigliano, dans l’actuel palais Cellamare situé dans le quartier de Chiaia. Costanza le rejoint peu après et arrangera ensuite son départ pour Malte.
On sait aussi qu’à la toute fin de sa vie, en 1610, la Madeleine en extase fut l’un des trois tableaux que Caravage emporta avec lui à Porto Ercole, en Toscane, lorsque, après des années d’errance et de disgrâce, il s’apprêtait à faire son grand retour à Rome, où le pape Paul V songeait fortement à annuler sa condamnation à mort. Mais la mort le cueillit avant qu’il ne pût rejoindre la ville éternelle et le peintre mourut malade, enfiévré, à Porto Ercole le 18 juillet 1610. Et puis plus rien, on ne connaît pas l’histoire ultérieure de l’œuvre. Ce tableau eut pourtant, en son temps, un retentissement sans précédent et toute l’Europe du XVIIe siècle fut inondée de compositions inspirées par la toile du peintre lombard peinte pour les Colonna.
On a longtemps pensé que l’original avait disparu et on n’en connaissait plus qu’une copie d’époque réalisée par Louis Finson, un caravagiste flamand de passage à Naples en 1612, aujourd’hui conservée au musée des Beaux-Arts de Marseille (fig. 2). Mais, en 1951, l’italien Roberto Longhi, le redécouvreur du Caravage, présenta une version du tableau conservée dans une collection particulière à Palerme qu’il estimait être l’original. On ne connaît qu’une photographie de cette version qui n’a jamais été exposée et, faute d’analyses, les historiens de l’art hésitent naturellement à la considérer comme un original.
Une autre version, restée à Naples jusqu’en 1873 chez une princesse Carafa-Colonna, restaurée dans les années 1970 et connue comme la Madeleine Klein du nom de l’un de ses récents propriétaires a été présentée comme l’originale par quelques spécialistes, mais ne fait pas l’unanimité (fig. 3). Ces tableaux sont de bonne qualité mais pas assez (on note des faiblesses au niveau du modelé de la robe et des mains de la Madeleine Klein) pour être considérées sans aucune équivoque comme étant de la main de Caravage, dont les œuvres autographes font toutes preuve d’un exceptionnel coup de pinceau, d’un sens des détails, du modelé, de la lumière et des volumes sans égal à l’époque. En tout, plus de huit versions de la Madeleine existent, sans que l’on sache laquelle est la bonne et même s’il y en a bel et bien une qui est la bonne.
Et voilà qu’aujourd’hui Mina Gregori, la plus grande spécialiste contemporaine du peintre lombard, se mêle au débat : elle affirme, à son tour, avoir retrouvé l’original du Caravage, parmi l’une des huit versions connues, dans une « collection européenne ».
Le scoop a été révélé aujourd’hui même par La Repubblica, le grand quotidien italien, qui a publié la première photographie du précieux tableau (fig. 1). Il va, dans les prochaines heures, être repris tous azimuts par la presse mondiale.
L’article ne donne naturellement pas le nom des heureux propriétaires de la toile, ceux-là mêmes qui ont contacté Mina Gregori et fait part de la nouvelle au grand quotidien. L’article de La Repubblica parle de « collection européenne », sans préciser le pays. Cela reviendrait-il à dire que le tableau n’est plus en Italie ? Ce n’est pas sûr, au contraire, une telle formule, vague, qui permet de brouiller les pistes, tendrait à prouver le contraire. En tout cas, la famille entend rester, pour l’heure, discrète mais veut faire savoir qu’elle possède un original du Caravage.
Selon nos informations, une famille italienne essaie, depuis plusieurs années, de prouver qu’un tableau qu’elle possède et représentant ce sujet est de la main du Caravage. Des analyses de la toile avaient déjà été effectuées sans que la critique ne soit, semble-t-il, convaincue puisque l’œuvre n’a pas été révélée. Nous savons, en outre, que les recherches sur ce tableau ont été relancées récemment. Il y a donc de bonnes raisons de croire que l’œuvre se trouve toujours en Italie, mieux protégée d’ailleurs que ce que laisse croire Mina Gregori dans l’article de La Repubblica.
Mais revenons à la toile. Pour appuyer son identification, Mina Gregori fournit, dans l’article, un historique très succinct du tableau : si l’on estime qu’il s’agit bien là de l’original, il s’est retrouvé rapidement à Naples, puisqu’on sait que la copie peinte par Finson aujourd’hui au musée de Marseille l’a été à Naples ; le tableau serait ensuite passé à Rome à la fin du XVIIe siècle comme le prouve, d’après Gregori, un sceau en cire appliqué au revers de la toile. Puis plus rien. On apprend seulement que notre « famille européenne » l’a possédé de génération en génération et continue de le posséder, sans que l’on connaisse la date à laquelle elle l’a acquis.
Alors sur quoi se base Gregori pour prouver une fois pour toutes (elle se dit « sûre d’elle à 100% ») qu’il s’agit, sans aucun doute possible, de la Madeleine peinte par Caravage en 1606 ?
Sur un petit billet écrit avec une graphie typique du XVIIe siècle, retrouvé au dos du tableau, qui mentionne que la toile est l’œuvre de Caravage, qu’elle a été ramenée à Chiaia (un quartier de Naples) pour être donnée à Scipione Borghese, le puissant cardinal-neveu du pape Paul V. Ce qui concorde avec le fait que la Madeleine ait été l’un des trois tableaux que Caravage emporta avec lui, en 1610, sur le chemin de Rome où il allait être pardonné par ce même Paul V et où résidait Scipione, avide collectionneur d’œuvres d’art. Une fois l’artiste décédé, les tableaux ont été renvoyés à Naples, d’où le peintre venait, chez Costanza Colonna qui résidait à Chiaia, afin qu’elle se charge elle-même de leur envoi à Scipion Borghese. La Madeleine n’y arriva jamais.
Voilà une preuve qui semble irréfutable. C’est alléchant, mais une question surgit néanmoins : pourquoi les propriétaires du tableau, apparemment en possession de l’œuvre depuis de nombreuses générations, ne se sont pas manifestés plus tôt, alors même qu’un document mentionnant le nom du célèbre peintre se trouvait collé au dos de leur Madeleine ? Gregori soutient qu’ils n’avaient jamais remarqué la présence de ce petit billet. On se souviendra aussi que la version Klein, jusque là réputée authentique par une partie de la critique, se trouvait chez les Carafa-Colonna, descendants du neveu de Costanza, jusqu’en 1873, une provenance en phase avec ce que l’on sait de l’original.
Mais l’identification du tableau par Gregori repose aussi sur l’œil de la spécialiste, son « connoisseurship », c’est-à-dire sur une analyse stylistique directe de l’œuvre.
Mais une telle analyse n’échappe pas toujours à la subjectivité. On peut soi-même se faire une idée grâce à La Repubblica qui publie la première photo de ce nouvel « original », également reproduite ici. Pour Mina Gregori « la carnation du corps, aux tons variés, l’intensité du visage, les poignets forts et les mains aux tons livides avec d’admirables variations de couleur et de lumière et avec l’ombre qui obscurcit la moitié des doigts sont les aspects les plus intéressants et intenses du tableau. C’est le Caravage ».
Nous mettons à disposition du lecteur des reproductions des trois tableaux importants dans cette affaire : la « nouvelle » version découverte par Gregori, celle de Klein, réputée comme le probable original par une partie de la critique, et la copie réalisée en 1612 par Louis Finson, que Gregori juge plus proche de la version qu’elle vient de découvrir que de celle de Klein.
Effectivement, la Madeleine de la version Klein semble plus robuste alors que celle peinte par Finson, qui est, rappelons-le, une copie d’après l’original, a les traits plus fins et, en effet, la version révélée par Gregori montre bien une jeune fille aux traits moins accusés. De même les drapés de la version Klein semblent plus appuyés, comme l’est le visage, que sur la « nouvelle » version, où ils sont peints de mémoire, d’un trait enlevé.
S’il s’agit bel et bien d’un Caravage, ce n’est pas une mince nouvelle, surtout pour les propriétaires : l’enjeu est de taille, Caravage est un peintre qui vaut des millions mais autour duquel surgissent sans cesse des histoires « bidons » de redécouvertes de tableaux perdus et s’engagent d’incessantes batailles d’experts. Ce qui explique que l’on soit prudent face à la nouvelle dévoilée par La Repubblica.
De tous les peintres du XVIIe siècle, avec peut-être Vermeer, Caravage, star mondialement connue du grand public, est le seul qui attise les passions et attire l’attention de tous les médias dès que la moindre petite information le concernant paraît : notoriété justifiée par la valeur de l’artiste mais néanmoins un peu irrationnelle (des artistes de la même époque tout aussi importants, comme Carrache, Poussin ou Rubens ne jouissent pas d’une telle popularité auprès du public) et qui s’explique non seulement par la qualité inouïe de ses tableaux mais aussi à cause du très petit nombre de ses toiles à être parvenues à nos jours – une centaine tout au plus – et, surtout, par la vie mystérieuse et scabreuse du personnage – violent, assassin, fuyard, Caravage offre le prototype parfait de l’artiste maudit et incompris, sur lequel on peut plaquer tous les fantasmes et inventer toutes les théories : les soi-disant « découvertes » et scoops sur l’artiste lombard se sont multipliés et enchaînés à un rythme soutenu ces dernières années, unanimement reprises par une presse avide de sensationnalisme, avant d’être systématiquement désavouées par la critique. Ainsi, l’affaire des Caravage de Loches, en réalité d’assez mauvaises copies du XVIIe siècle, ou celles de la redécouverte d’un grand nombre de dessins du maître (on ne possède aucune œuvre graphique de Caravage à ce jour, ce qui laisserait penser que, contrairement, à la plupart des peintres de l’époque, il travaillait directement sur la toile finale, sans passer par des études préparatoires), dont pas un seul n’était, en fait, de sa main. Seule l’identification de ses ossements, récemment mis à jours à Porto Ercole, a été confirmée et constitue une authentique découverte.
Avoir chez soi un tableau subitement reclassé d’anonyme du XVIIe siècle à authentique du Caravage est évidemment quelque chose d’inespéré pour un propriétaire : un Caravage n’a pas de prix sur le marché, des dizaines de millions de dollars au minimum. On imagine toutes les pressions qui peuvent exister pour faire reconnaître tel ou tel tableau comme un authentique. Pour les propriétaires c’est la promesse d’une immense richesse en cas de vente. D’autant plus que dans ce cas-ci, d’après La Repubblica, les détenteurs de la Madeleine ne sont pas de grands collectionneurs. Mais Gregori affirme qu’elle est absolument convaincue de l’authenticité du tableau, de par sa qualité et à cause du billet trouvé à son revers.
S’il y a bien quelqu’un à qui l’on peut faire confiance sur le Caravage, c’est elle. Mina Gregori est, de nos jours, unanimement reconnue comme la meilleure et la plus sérieuse des spécialistes du Caravage. Elle a été l’élève de l’homme qui a fait de Caravage ce qu’il est aujourd’hui, le peintre le plus célébré du XVIIe siècle : Roberto Longhi, immense historien de l’art italien, qui, après un travail de plusieurs années, parvint à reconstituer l’identité et l’œuvre d’un artiste jusqu’alors bien oublié, dont les tableaux étaient souvent attribués à d’autres peintres, Michelangelo Merisi da Caravaggio. Celui-là même qui publia le mystérieux tableau de Palerme en affirmant qu’il était l’original de la Madeleine en extase.
Pour une fois, on n’est pas face à un « scoop » monté à la va-vite par de soi-disant spécialistes. La famille italienne qui est la probable propriétaire du tableau n’avait jusqu’ici pas les ressorts pour faire se pencher une grande historienne de l’art d’envergure internationale sur l’œuvre. C’est maintenant chose faite.
Mais on restera tout de même prudent, ne serait-ce que par principe. Il faudra un consensus. Aussi réputée et sérieuse que soit Gregori, un seul « œil », aussi affuté soit-il, ne suffit pas complètement pour faire une preuve. Il faudra que d’autres spécialistes reconnus puissent avoir accès à l’œuvre (et au billet fixé au revers), que son historique soit mieux reconstitué et, si c’est possible, qu’elle soit exposée, c’est-à-dire physiquement confrontée à la version Klein et à celle de Finson, pour que l’on puisse dire, comme l’affirme La Repubblica, « c’est elle ».