Entretien avec le jeune metteur en scène et chorégraphe brésilienne.
Propos recueillis par Simon Blin
Vous êtes une artiste multiple : metteuse en scène, scénariste, chorégraphe, scénographe, mais aussi comédienne et danseuse. Comment parvenez-vous à assumer autant de rôles ?
Je ne sais pas vraiment séparer les choses, j’ai déjà essayé plusieurs fois et je n’y suis pas parvenue. Quand j’écris une pièce, assez vite, me vient aussi une pensée corporelle, une pensée esthétique qui débouche sur le décor, les costumes et la manière dont il convient de mettre en scène également. Si l’idée d’un décor me vient en premier, l’atmosphère même qui s’en dégage m’indique une dramaturgie, une pensée corporelle, etc. Quant à jouer et danser, c’est différent. Je joue et je danse peu dans chacune de mes pièces, je ne le fais que pour avoir la sensation d’être à l’intérieur de l’œuvre, pour avoir le plaisir d’être avec les acteurs ou les danseurs, de m’engager avec eux, même si ce n’est qu’un tout petit peu.
Votre compagnie, la Cia. Vazia [Compagnie du vide], ne compte qu’un membre – vous-même – mais autour gravitent plusieurs artistes. Pourquoi avoir créé une compagnie avec une seule personne ?
Peut-être même pas une. J’ai l’habitude de dire que la Cia. Vazia se compose d’une seule intégrante fixe, moi-même, et encore. Pour l’instant, ce qui m’intéresse c’est la richesse qui provient du passage d’autres personnes et ce qu’il y a d’idiosyncratique en chacune d’elles. Afin d’exploiter ce vide effrayant, j’invite, pour chaque travail, différents artistes, des membres transitoires, qui sont décisifs pour les orientations de la recherche. La Cia. Vazia se place sous la forte influence de la performance, de la danse et du théâtre. Elle essaie d’interroger l’art, le monde et elle-même – l’ironie, ici, est également auto-ironie, d’où le nom de la compagnie. Chaque travail est une nouvelle tentative pour dialoguer avec les vides contemporains – qu’ils soient stériles ou profondément ouverts.
Avec quel type d’artiste aimez-vous collaborer ?
J’aime travailler avec des artistes qui n’ont pas peur de s’exposer complètement, de se trouver dans des situations qui leur sont nouvelles. J’aime les artistes qui flirtent avec les extrêmes, avec les intensités extrêmes, mais aussi avec l’ironie, le ridicule et l’imposture scénique. J’aime travailler avec des artistes qui ont une compréhension éclatée de l’art, qui aiment la circulation entre les arts.
Pouvez-vous nous parler de vos deux spectacles actuels : Tira meu fôlego [Coupe-moi le souffle] et Let’s just kiss and say goodbye [Embrassons-nous et disons-nous au revoir] ? Comment ont-ils été élaborés ? Qu’expriment-ils ?
Tous deux essayent de mettre à jour la vitalité de manière radicale dans la proximité de la douleur, de la mort, du risque et de la fête. Pour que cela devienne possible dans Tira meu fôlego, j’ai proposé une situation complètement absurde pour des interprètes de danse contemporaine : ils devaient prouver qu’ils étaient passionnés, en dansant, chacun à leur tour. J’entends, ici, une situation absurde parce que l’émotion n’est généralement pas la porte d’entrée des travaux de danse contemporaine. La structure de la pièce est ironique et provocante mais au moment où il faut prouver sa passion, c’est pour de vrai et les danseurs se mettent dans une situation de vie ou de mort. Tout ou rien, c’est beau à voir. Dans Let’s just kiss and say goodbye, je propose aux comédiens de jouer comme s’il s’agissait là, pour chacun d’eux, de leur dernière pièce. Je met en scène des adieux fake et fatals dans un dispositif stratégique poussé jusqu’à ses ultimes conséquences pour qu’explose la vitalité. L’histoire du théâtre est évoquée, et même si tous sont des comédiens importants à São Paulo, et des plus talentueux, l’idée n’est pas de faire de belles scènes, mais qu’ils disent adieu au théâtre et fassent tout ce qu’ils ont toujours voulu faire sur scène sans jamais le faire, et quel qu’en soit le prix. Les deux pièces ont un caractère subversif mais elles sont l’affirmation de la vitalité. Elles provoquent pour affirmer de manière radicale la vitalité. Et la plasticité esthétique y est un élément structurel.
Vos deux derniers titres de spectacle comportent un lexique lié à l’« extrême », contrairement à vos créations précédentes (Falso espetáculo [Faux spectacle], en 2008, Dança com um bando de japonesinhos [Danse avec une bande de japonais], en 2008, et Apathia [Apathie], en 2006). Est-ce le début d’un nouveau cycle ?
Je crois que oui. Après Falso espetáculo, j’ai vécu une expérience personnelle bouleversante. J’ai vu de près quelqu’un que j’aimais tomber dans la folie et devenir schizophrénique. Je suis restée des années durant en état de choc, abattue, et sans parvenir à créer quoi que ce soit de nouveau. J’ai été traumatisée à l’idée de ne pas vivre pleinement la moindre petite chose. En apparence j’allais bien, mais au fond c’était un cauchemar. Il n’y avait plus aucune vitalité au sens subtil et puissant du terme. Mais je donne des cours et cela m’a sauvée peu à peu. Ce sont les élèves qui m’ont sauvée. À présent je vais très bien. C’est peut-être pour cela que les pièces de cette nouvelle phase ont une telle touche extrême et qu’elles essayent de parler de la vitalité de manière radicale, chacune à sa façon.
Vous créez, alternativement, des pièces de théâtre et des spectacles de danse. Comment se fait le choix de monter une pièce plutôt qu’une chorégraphie, et inversement ? Est-ce que les deux langages s’embrassent dans vos créations ?
Ils se mêlent toujours, plus ou moins selon les cas. Parfois c’est la danse qui prédomine, parfois c’est le théâtre, mais ils se mêlent toujours. En fonction du propos du travail, la danse convient mieux que le théâtre et vice versa. La performance est également toujours très présente, c’est elle qui donne le ton de mes travaux.
Quelles difficultés y a-t-il à exprimer un travail comme le vôtre ?
Tout est difficile. Pour le théâtre et la danse non commerciale au Brésil, c’est une lutte. Mais s’il existe un espace pour la liberté artistique au sens fort du terme, pour la puissance créative, pour l’artiste non subordonné, « contre l’intolérance d’un monde indifférent » comme le dit Tadeusz Kantor, s’il existe un espace où la vie au sens fort peut se produire, c’est celui-ci : le théâtre vivant et inquiet. C’est le théâtre qui se problématise lui-même, qui est sa propre apothéose, une fête de lui-même et du monde, et cela compense tout le reste.
Vos créations se prêtent-elles à une lecture politique ?
Gilles Lipovetsky (sociologue et philosophe) nous dit, avec sagesse, que le capitalisme nous capture par le culte de l’excitation incessante, par la dépendance à l’égard des stimulations qui nous arrivent de toutes parts. Mes deux derniers travaux évoquent cette question sous la forme d’une interrogation : comment parler de la vitalité de manière radicale, quand le capitalisme nous capture justement par le culte des émotions totales, par l’intense exploitation des sensations, par le frisson, par la fraîcheur ? Quelle réponse apporter à cela ? C’est un défi politique.
Un point commun entre toutes vos créations semble être le jeu avec la réalité et la fiction, inhérent à tout spectacle. Pouvez-vous nous parler un peu plus de cela ?
J’aime ce dispositif si simple, mais infini, qui consiste à allier réalité et fiction. Dans mes travaux, j’aime dire également que la fiction est réalité et la réalité, fiction. En fonction de l’usage que l’on en fait, cela peut être un dispositif puissant car la condition humaine est ainsi faite, toujours entre le songe et la réalité.
Traduction du portugais (Brésil) par Antoine Chareyre