Marina Silva, des racines amazoniennes aux sommets du Brésil.
Chaque jour ou presque, elle progresse vers la victoire. Marina Silva, candidate contre Dilma Rousseff à la succession de cette dernière, n’en finit plus de ne plus finir de gagner des points. Elle lévite, marche sur l’eau, fend les murailles et soigne les cloques des lépreux. Sa campagne, en un mot, est miraculeuse. Signe qui ne trompe pas : les anciens soutiens de l’ultra populaire ex-président Lula, qui devraient en toute logique soutenir l’héritière de ce dernier, c’est-à-dire Dilma, ces ex-ténors du Parti des Travailleurs (PT) changent de bord. Le plus emblématique d’entre eux, le célèbre musicien Gilberto Gil, ancien flamboyant ministre de la culture, est désormais mariniste. Et on dit que Lula lui-même a dû, cette semaine, téléphoner en catastrophe à Henrique Meirelles, ancien directeur de la Banque Centrale du Brésil de 2003 a 2011, et à ce titre parfait porte parole du monde des affaires, pour qu’il taise son soutien enthousiaste à Marina Silva. Un banquier libéral qui soutient une candidate écologiste, pasionaria populaire ? Tout est possible au Brésil. Et Marina Silva est une énigme. Quand on lit ses biographies, qui sont à peine moins enthousiastes que des évangiles, son parcours frappe : enfant des contrées moites d’Amazonie où le désespoir est vert-de-palme, miraculée des maladies incessantes qu’elle paie par un visage émacié de bénédictine fervente, gamine vouée au travail pré-pubère, vous pouvez trouver dans ces gros livres ou dans les hagiographies de la presse mille histoires où cette Jeanne d’Arc, cette femme austère, silencieuse aux yeux de panthère, avec une sorte de douleur de vivre transformée en souffle exalté, comment cette mystique révolutionnaire a vaincu les éléments, la fatalité, comment elle a jeûné pendant des années et des années, comment la religion, la défense des pauvres, le hasard et son courage l’ont tirée de l’anémie, des cabanes malariennes et de l’exploitation. Un jour elle s’échappe, va étudier dans un couvent où, en cachette, elle s’initie à la philosophie. Un autre jour, malade, promise à la mort par trois médecins différents, onéreux et successifs, elle se hisse dans un bus pour s’écrouler sur les marches d’une église, où un prêtre la recueille. Une autre fois, elle enlève sa première circonscription, contre toute attente, à un oligarque héritier de la place en expliquant aux pionniers de la forêt, aux forçats du grand fleuve, que l’eau courante et la salubrité ne sont pas des faveurs exorbitantes qui méritent une révérence penaude envers le grand chef du lieu, mais un droit de l’homme, fût-il Noir. La vie de Marina Silva est une morale, c’est édifiant comme un sermon, émouvant comme une légende, hollywoodien et admirable, on peut s’en servir pour gronder les enfants ou élever les consciences. Il y a, dans tout cela, quelque chose qui inspire le respect, ce respect que l’on éprouve face à la grande pauvreté transformée en grande dignité, face au supplice du corps changé en foi politique. Sa famille, son clan, étaient des seringueiros, ces gens qui cultivent le latex et l’hévéa sous la ramée des grands arbres, dans l’humidité des boues. Elle a reçu ce baptême qui était un malheur, le deuil, la servitude et la vie en haillons, qui, grâce à son seul mérite, se transforme en préhistoire glorieuse, en prolégomènes nécessaires, blanc-seing d’authenticité pour cette vie d’une femme illustre. Mais, pourquoi ne pas le dire ?, Marina Silva, évangéliste protestante, qui, certes, ne veut pas emmener le Dauphin à Orléans, mais le Brésil vers le futur social-démocrate, possède dans le regard une fixité habitée, de grands yeux par lesquels se montre une âme impressionnante. Mais elle a l’orgueil, et les certitudes, d’une survivante, de celle qui a trouvé une solution unique pour se sauver de la nuit noire. Sa foi évangélique, à l’heure où dans chaque favéla pousse des congrégations, à l’heure où ce Brésil si catholique glisse dans les bras de ce protestantisme universel, show-off, populaire, sa foi fait jaser. De nombreux intellectuels de gauche que je rencontre s’en inquiètent. Et son “fanatisme” martelé par le PT son ennemi commence à la faire baisser dans les sondages, à tel point que Dilma, aujourd’hui est donnée au coude à coude dans la presse du matin (résultat, peut être, des méthodes un brin expéditives que le PT n’hésite pas à employer pour couler la candidate écologiste, comme ces clips de campagne pro-Dilma où l’on accuse Silva de vouloir mette fin à de très populaires programmes sociaux, ce qui est un procédé mensonger mais diaboliquement efficace). Et il faut dire aussi que la base électorale de Marina Silva est aussi étrange que potentiellement énorme : pragmatique économiquement (elle est pour l’indépendance totale de la banque centrale ce qui lui vaut le soutien des milieux dirigeants), sa foi lui assure le soutien des conservateurs, quand son écologie populaire enthousiasme les masses progressistes. C’est une sorte de gaullisme de gauche, un mouvement de masse non populiste, libéral en économie, conservateur pour les mœurs, raisonnablement émancipateur, un savant mélange de foi et de raison, d’honnêteté plébéienne et de mythes populaires, écologiste et tribunicien, révolutionnaire et modéré. Comme le dit le slogan national : Ordre et Progrès. Mulâtre famélique devenue icône des businessmen, adolescente marquée par la théologie de la libération et les légendes des soirs de pleine lune, ex-communiste qui faillit devenir nonne, Marina Silva incarne, mieux que quiconque, une synthèse impossible pour ce pays aux grands écarts.
Un soir de match pour Flamengo
Les jours de match à Rio sont une épiphanie, un printemps. Comme certaines forêts flamboient un jour déterminé de mars, de Leblon à Lapa, c’est toute la ville qui est rouge, qui est rouge et noire, débordante de joie, d’excitation vingtquatredecembresque. On klaxonne, les vieux Brésiliens installés sur leurs fauteuils, tenant salon en pleine rue, dissertent en plissant les yeux et les visages, on s’impatiente et on se précipite. Pour assister à un match de Flamengo, l’un des clubs locaux, il faut aller, la veille ou l’avant-veille, près du gros stade, très tôt le matin. Vous patientez, il y a là des gens de tous milieux, beaucoup de jeunes, beaucoup de filles aussi. On comprend que c’est une grande sœur qui veut amener son petit frère. Un couple en maillot qui partage ensemble, donc, les petits matins entremêlés, les disputes automatiques et la passion du football. Un vieil habitué qui vous explique les exploits de Zico, cette légende qui jouait au football comme un vif-azur, un petit dieu ailé échappé d’Ovide, ou cet autre vieil homme à casquette qui d’un portugais geignard et rieur met en scène, dimanche aux soleils de feu, femmes pâmées, joueurs aux shorts trop larges, ville suspendue, les légendaires duels entre Flamengo et Fluminense, l’autre club rival. Les places au Maracanã ne coûtent pas cher. Il y a d’ailleurs des tribunes gratuites. Toute la ville, donc, s’y précipite. Les adolescents taiseux, concentrés regardent d’un œil apeuré les grilles, en priant pour qu’il reste assez de sièges, assez de temps avant la fermeture, pour voir leur rêve se réaliser. Un garçon recompte sa monnaie, le faramineux total de ses économies patientes, pièce par pièce. Un motard s’énerve contre un doubleur professionnel, qui de “excusez-moi” en “je rejoins quelqu’un” se faufile, sous le regard indifférent d’une foule, silencieuse, qui fait de cette attente une expectation solennelle et troublée. Tout cela, le jour du match sera oublié. Le jour du match, vous êtes dans des torrents humains, qui dévalent les rampes circulaires autour du Maracanã. Les gens chantent, crient “Mengo ! Mengo !”, sont simplement heureux d’être là, en maillot. Quand on porte un uniforme de football, c’est la seule fois, dans la vie, que d’un simple coup d’œil, vous pouvez constater la fraternité avec un inconnu. Rouge, rayé de noir, ces dizaines de sectateurs, ces centaines de spectateurs, partagent, comme une tâche de naissance dissimulée, un lien avec moi. La citoyenneté et invisible. La nationalité ne se lit pas sur les habits. La communauté linguistique se déchiffre à l’oreille par intellection. Là, dans les tribunes du Maracanã, vous êtes le membre naturel d’une tribu au signe éclatant, le club de Flamengo, cette peuplade aussi distincte du reste du monde qu’une tribu de Mélanésie. Le Maracanã est comme la place du village de cette tribu, son totem, sa nuit de pleine lune. Les supporters sont une foule non pas en fusion, brûlante, irraisonnable, mais une foule en communion. Elle ne se fond pas, elle se rejoint par l’esprit. Je n’ai jamais vu un public de football comme au Maracanã. À l’œil, c’est un impressionnant monochrome, une foule qui palpe l’air, agite les bras d’un commun ressort. Lorsqu’ils saluent ensemble un des joueurs, on croirait voir ces armées de César, qui soulevaient d’un seul coup tous leurs boucliers : il y a ce même vertige, le spectacle d’une mécanique humaine, pleine de force dans l’ondulation, qui se propage, lors d’une holà, comme une onde de ricochet, à la surface d’un bassin aux grenouilles. Et puis, c’est une foule incroyable, car elle est comme un enfant. Un enfant a une mauvaise foi spontanée, une peur énorme de n’importe quoi qu’il ne sait pas limité par des règles mondaines rationnelles, un enfant croit sincèrement qu’on peut suppléer à la vraisemblance par la force de conviction. Le public du Maracanã est enfantin, au sens noble, il n’est ni hargneux ni insultant, il est simplement scandalisé par le cours trop injuste du monde et rendu déraisonnablement euphorique par le moindre signe de providence. Le public du Maracanã croit que chaque coup-franc va rentrer, que l’équipe va gagner, et que les méchants (à moins d’une perfidie) possèdent en eux un vice natal qui ne peut, car ce serait trop horrible, leur donner la victoire. Le public du Maracanã est suspendu, fou de joie, il applaudit les messages contre le racisme, il siffle l’adversaire mais comme les enfants sifflent les gendarmes chez guignol, non par haine mais par une préférence instinctive pour les héros fussent-ils menteurs ou hors-la-loi, pour la vie débordante et rieuse et tant pis pour les règles. Le public du Maracanã rétablit le lien entre le jeu et football : révéler la part ludique du ballon rond, devenu business et cérémonie, ne veut pas dire ne pas le prendre au sérieux. Au contraire, il fait redevenir le football un jeu d’enfant, c’est à dire un jeu où se dispute une certaine conception du Bien et du Mal, la cause du Bien étant si naturellement celle de notre équipe que la défaite est une catastrophe pour l’ordre du monde, infligée par le Destin, dont on sait bien que l’équipe adverse n’est que la petite main sournoise et révoltante. Les défaites on les encaisse et on en tient grief à un dieu invisible et extraordinairement mauvais. Ce jour-là, Flamengo a perdu et le Maracanã a été triste. Mais, il restait cet optimisme immédiat, flottant dans l’air, agglomérant les cœurs, qui rendait léger le cœur de chaque spectateur, par une magie impalpable, Flamengo avait été victime d’une injustice, tout cela est une mascarade, et nous allons gagner la saison. Le Maracanã n’est pas le Paradis du football, c’est son Éden, son enfance merveilleuse et indignée. Le Maracanã ou le souvenir d’enfance.