C’est une maison comme un phare, un sémaphore de roman, avec des maquettes rutilantes et un parquet vernis. Neruda habitait là, et l’on sent son souvenir, sa silhouette bedonnante d’otarie, son air sagouin de vieux pêcheur, béret fatigué, veste à traîner sur les quais en guettant les tempêtes, pattes d’oie et gilet de côte de velours, un Neruda chez lui, dans cette Casa Sebastiana, comme un gamin dans sa cabane, avec des escaliers et des eldorados dans les combles du grenier. Ce n’est plus le consul, le Chénier assassiné, c’est Neruda patachon, faisant sa sieste devant le Pacifique gris mouette, s’enfonçant comme un faiseur de mot-croisé dans son fauteuil de bengale ; Neruda facétieux, qu’est-ce que je vous sers, ne dites rien, un doigt de Champagne, un doigt de cointreau, du jus d’orange pour masquer le tout, se glissant, hop, avec l’agilité des clowns énormes, derrière son bar de fête foraine, se déguisant, une fois, trois fois dans la soirée, se dessinant des moustaches de balthazar, racontant des histoires sans fin, éclatant de rire, montrant des dernières trouvailles de brocante, un coffre andalou, un portrait de commodore enfraisé ou d’impératrice à collerette ; Neruda amical et facétieux, aussi, surtout, invitant ses compagnons pour les feux d’artifices qui, comme une voie lactée détraquée, crépitaient les soirs de nouvel an, devant les fenêtres du salon ; Neruda écrivant comme on jardine, en pantoufles, dans une sorte de retraite éternelle, taillant des petits bégonias, ratissant le carré au poireau, avec patience et bougonnement ; Neruda refusant de manger seul, Neruda collectionneur et paresseux, Neruda grand prince et bon bougre, Neruda amusé de tout, avec ses pulls de laine, ses façons de paysan ironique, ses bonnes joues de grand-père à labrador, proposant des toilettes dont la porte est une arabesque transparente et indiscrète à ses invités, Neruda amphitryon précieux, maître-queue attentif, Neruda placide et double-mentonné, Neruda se riant de la vie, sachant bien que, de toute façon, l’essentiel est ailleurs, dans la souche des arbres de l’Auracanie, ce Sud austral, ce royaume de cordillères froid comme une terre de vikings, l’Auracanie, ses volcans et ses fleurs d’été, cette pluie qui tombe et qui érode, goutte à goutte, semaine de déluge sur semaine de déluge, vos rêves de pionniers et vos espoirs d’enfant. La maison de Neruda à Valparaiso est un donjon, une tour, avec des cartes de conquistadors, des boiseries et des statues, des verres à cocktails et un petit cheval de carton-pâte qui semble, au son d’une imaginaire sonate, parcourir au trot le grand tour du salon.
Et on dirait que tout Valparaiso, qu’on aperçoit par les grandes baies vitrées ouvertes sur le port, les cargos et les bouquets de grues, le Pacifique qui n’est plus le Pacifique mais l’Apathique, le Soporifique, le Mélancolique, tout cela n’est qu’une vaste mascarade, que nous voilà, dans cette rotonde où jadis un écrivain s’amusait comme un grand oncle farceur, au centre d’une boule de verre que les enfants agitent pour faire tomber la neige. Valparaiso va si bien à Neruda, ce poète des choses rustiques et nues, ce poète tellurique qui promenait son regard de cueilleur de champignons sur le monde et la vie. Les tremblements de terre, qui rappellent chaque fois à la cité sa condition de simple esclave des Andes, ont mis à bas plusieurs fois les darses et les collines, les palais de bougainvilles et les marchés aux dorades. Et en même temps, l’océan, ici timide, simple, comme un jeune homme passant son audition pour un premier rôle de céladon, l’océan efface les douleurs, enlève le tragique, noie ces vallonnements sanglants dans un affairement brouillé : la mer appelle Valparaiso, la mer comme une tâche, la mer comme un labeur, qui retient la ville de sombrer. Nulle part ailleurs dans le monde on ne comprend mieux ce qu’est un port, nulle part ailleurs si ce n’est à Valparaiso. Scalpez la ville depuis une de ses collines, vous récolterez une pelisse d’édifices consulaires, d’immeubles florentins, de grands hangars qui semblent avoir autant roulé sur le sable que des coquillages, le cimetière, croix blanches et chapelles grises, des absents ensalés à jamais, des quais avec un jeu de grands containers attendant d’embarquer comme les cubes à jouer, prune, vert, rubis, tomate, d’un gamin oublieux, des tavernes à rayures et à pompons de moussaillons, des chemins pavés où l’on pisse à deux heures du matin et où l’on sanglote cent vingt minutes plus tard, quand le jour se lève et que l’alcoolémie disparaît comme un mirage du Sahara. Valparaiso est une ville de marins, avec cet infini suspense qui poinçonne chaque jour leur ticket d’embarquement, avec cette concentration bousculée des débarcadères, avec cette pauvreté pailletée d’embruns, cette misère espérante qui consulte comme un gousset la rose des vents. Le matin, à Valparaiso, les mouettes se cognent à un plafond violent, la ville est triste. C’est le départ, les marins quittent les quais, et toutes les façades, ces rivières de fenêtres et de tuiles, sont anxieuses, fixant l’océan avec la crainte prospective de devoir un jour porter le deuil.
Tout est concentré, silencieux, immobile, les églises néogothiques ont cette raideur angoissée des soirs de deuil. Dans les rues en pente qui semblent descendre en enfer, tous les enfants, jouant avec leurs billes et leur sérieuses schizophrénies de chasseurs de trésors, tous ont été transformés par une Circé abrutie de rhum en de grands chiens blonds, inquiets, jappant leur haine effarée, courant dans les sentes et les pentes, ne comprenant pas que derrière leur pelage vous ne reconnaissiez pas ce qu’ils sont vraiment : des fils et des frères de misère. Toute la ville est une femme suspendue, au souffle entravée par l’angoisse des naufrages. Nos hommes vont-ils donc revenir ? A quoi bon sourire au matin, ce prince d’Orient qui nous a trompés tant de fois ? Ainsi songe Valparaiso, qui ne voit rien venir. Puis, vers quatre heures, c’est une voile, puis deux, puis une flottille : les Argonautes rentrent à quai, tous sont sains et saufs, et les cales pleines comme des greniers de vendanges. Le jour revient. Le malheur sera pour une autre fois : on commence à décharger les filets qui s’ouvrent, les cargaisons du jour. Valparaiso devient un perroquet gai et pétaradant. C’est, dans cet emberlificotement de ruelles et de sentiers, de contrescarpes et de funiculaires, un grand soulagement. Les palais (murs de bois rouges, toits pentus, fenêtres pour duègnes sévères, pergolas de laque blanche, bégonias où savourer les repas du printemps et les communions aristocrates), les palais des armateurs revivent ; les cases, bleus de salopette, rouge Inca, des matelots, sourient aussi, et préparent des bières et des sardines, des fêtes et des repas virils. Valparaiso a retrouvé ses fils, le soleil rougeoie, les places s’éclairent, on contemple l’océan qu’on trouvait tout à l’heure si perfide, meurtrier derrière sa langueur monotone, et maintenant ridicule, lagunaire, genevois, et on décide de placer tout autour de ce gros animal un enclos de lumières, comme une guirlande qui dessine ses limites. La nuit tombe à Valparaiso, le port est heureux, du moins jusqu’à demain huit heures, les rues se gonflent comme des vallées à la fonte des neiges, les toits pointus se déguisent, il y a des grands bals et des comptoirs encombrés, voilà, c’est l’heure où Neruda devait, jadis, champagne, cointreau, orange, allons allons, soyons sérieux, vous proposer le premier verre d’une longue soirée.