Voici deux thèses comme paradoxes de départ. La première : dans le roman autobiographique, tout est vrai. La seconde : rien n’est vrai, car toute narration est d’emblée une fiction, un conte.
Elle le devient par le biais de l’indispensable stylisation et c’est en tant que telle, en tant que littérature qu’elle doit tenir sa place, qu’elle doit être vraie.
Elle doit être humainement crédible, me permettre de m’y voir et de m’y plonger, elle doit s’enfoncer dans ma mémoire.
Je déclare que mes écrits autobiographiques présentés devant la cour ont passé l’examen des juges, mieux, que les dépositions de mes proches et de mes amis encore en vie les ont corroborés. Parole d’honneur !
Quoi donc ? Vérification ? Tu peux toujours courir !
Tu ne prends pas en main un roman autobiographique pour y trouver la stricte vérité, mais pour autre chose, peut-être pour l’histoire, de même que ces messieurs non plus ne cherchaient pas l’amour pur dans les salons des lieux de rendez-vous privés de jadis, même s’ils y cherchaient visiblement quelque chose.
Nous ne disposons d’autre outil pour évaluer la vérité de l’autobiographie de l’écrivain que notre sensibilité de lecteur.
Un bon texte est vrai d’emblée. L’homme est derrière lui, il passe à travers et se tient devant nous.
Quelque monstre mensonger puisse être l’auteur d’un bon texte dans le civil, touché par le pouvoir de l’évocation, je tiens d’emblée ce qu’il dit pour vrai.
N’importe quel coquin peut me tromper. Mais s’il parvient, le gredin, je trinque avec lui.
La vérité de l’autobiographie peut être relativisée à l’infini. Car la vérité de ma vie, pour qu’il y en ait une, change sans cesse avec moi, et ce que j’ai écrit l’année dernière, même si je l’approuve, je l’écrirais différemment aujourd’hui.
Et d’ailleurs, quel serait l’objectif d’une telle vérification ?
J’ai été exclu de l’université en avril 1953¹ (après la mort de Staline, alors que les autorités compétentes auraient pu commencer à saisir que c’en était fini de la rigueur draconienne) parce que, selon le secrétaire du parti du bourg de mon enfance, mon commerçant de père avait eu un nombre d’employés supérieur à celui que j’avais indiqué dans l’autobiographie qui devait y être obligatoirement déposée ; de ce fait, à l’instar de mon père, j’étais moi-même un ennemi de la classe.
Le rite des arrestations politiques avait lui aussi pour événement principal l’autobiographie – de commande. Ils laissaient le temps qu’il fallait, afin qu’elle comporte autant de noms et de données que possible, ils confrontaient l’aveu à lui-même et à ceux des autres, ils mettaient à nu les contre-vérités, les contradictions, puis des scénaristes forgeaient de ce matériau un acte d’accusation.
Dans une dictature, toute donnée est utilisable contre quelqu’un et tout propos est une arme à double tranchant, pouvant être retourné contre celui qui l’a couché sur le papier.
Voilà donc que tu te démasques ! Ton compte est bon !
Mais si tout cela appartient au passé (il n’y appartiendra jamais complètement), pourquoi ne pas faire – en guise de comptes – des expériences mnémotechniques ?
L’autobiographie diffère de la fiction (valeur, faits), et nous y découvrons une vérité étrange, surprenante, une morne réalité qui s’avère passablement romanesque.
Oui, l’enfant qui est là est celui sur lequel j’écris, et sa tête dépasse de la mienne. Oui, le jeune homme qui est là est celui qui court le jupon et déambule de groupe en groupe pour reculer le moment où la journée prendra fin. Lorsqu’ils sont là, ils surgissent de quelque lieu de la mémoire, et le narrateur est ravi de la rencontre, à travers cette distance vacillante, il les considère comme des images, des métaphores.
Notre tête est un album d’images, on feuillette, on invite telle personne, telle autre vient d’elle-même. Une idée avait besoin d’elle pour être illustrée, ou une autre histoire l’a débusquée, car le contre, dont notre cerveau est l’atelier inconscient, s’organise comme de soi-même en guirlande d’images.
La narration est une fiction même si je ne change pas d’un iota la couleur des cheveux des personnages de ma mémoire, même si chaque mot y est vrai, même si rien n’y est inventé, même si ce fut justement là l’objet de l’expérience, savoir si l’exactitude biographique sert ou nuit à la narration en tant que création artistique.
Que l’auteur ait trouvé plaisir à l’exactitude suggestive de l’évocation est une circonstance accessoire.
Le critère du possible emploi littéraire de document n’est pas la réalité de son avènement, mais sa capacité à apparaître comme s’il était réellement advenu. Elle convie également l’imagination du lecteur à emprunter de nouvelles voies.
Pour m’exprimer plus frivolement : la vérité sert-elle l’écriture, comme le beau temps, une chambre familière ou quelque produit euphorisant ?
L’envie m’avait pris de fouiller dans ma mémoire – la sclérose va de toute façon son train – et j’avais envie aussi de raconter ce que j’y ai trouvé alors que les images du passé se mouvaient lentement en moi les unes autour des autres.
On pourrait aussi considérer la vérité comme une manière d’effet esthétique.
De nombreux proverbes assimilent le menteur à un chien boiteux, laissant entendre que si l’on peut cheminer un temps la voie du mensonge, celui-ci ne mène pas loin car, de par sa nature, il se  dévoile lui-même, son langage et son mode d’expression la trahissent.
Mon critique, compagnon de la corporation des contenus, pourrait me dire : tricheur, vous dites la vérité, vous employez un outil illégitime. Votre truc, c’est d’utiliser la mémoire soucieuse d’exactitude comme un sportif utilise les produits dopants.
Tel un écolier roublard, vous pompez dans votre biographie. Penaud, je reconnaîtrais mes torts, je promettrais de ne plus employer des produits prohibés, mais de me creuser la cervelle, d’inventer, si je le peux, m’inclinant devant ce règlement de service selon lequel notre profession est de dire des contes et non la vérité.

Vous dites vrai, cher collègue, dirais-je à mon critique et je lui rappellerais la blague du rabbin sommé par deux de ses élèves qui se disputent de les départager. Le premier élève exposa sa version des faits, le rabbin hocha la tête, marmonna entre ses dents, réfléchit, puis lui dit : tu as raison mon fils. Le deuxième élève présenta ses objections, sa vision des évènements. Le rabbin passa longuement ses doigts dans sa barbe, puis prononça sa sentence : toi aussi, tu as raison mon fils. Un troisième élève, le secrétaire du rabbin lui fit part de son étonnement : maître, vous avez donné raison à deux versions diamétralement opposées. Cette remarque plongea le rabbin dans une longue réflexion. Puis son visage s’éclaira : toi aussi, tu as raison, mon fils.
Quelque affirmation que je fasse à propos du passant sous ma fenêtre, cette réalité n’existe plus l’instant suivant, la femme ou l’homme s’éloignent déjà, ils appartiennent au passé, à la narration, dont il serait hasardeux de ressusciter le sujet original, d’autant plus que l’image que je ressuscite est une complexité simultanée puisque j’aperçois l’ensemble du personnage en une même seconde, et c’est seulement alors que j’en parle que je morcelle l’image en mots, en texte linéaire.
La décomposition, puis la reconstruction, la recomposition des éléments est par excellence arbitraire. Il n’y a pas de narration sans arbitraire, l’arbitraire créateur d’image est lui aussi un fait véridique.
Tout ce qui est sera dans un instant passé, dont on peut affirmer aussi bien ceci que cela.
Le lecteur qui entre dans le jeu ferait mieux d’accorder sa confiance à l’auteur, il peut croire dans la véracité de ses propos, car c’est là la passion secrète de l’auteur également, l’objet de ses tours de magie. Le souvenir exact peut-être approfondi, la vérité est intéressante, elle a un surplus de magie.
Il n’y a pas d’action précédent le texte ; le conte, c’est la pensée en action elle-même, la succession de ce qui vient à l’esprit de l’auteur et son choix de placer telle séquence ici ou là. Un mot en appelle un autre, les souvenirs s’agrippent indissociablement les uns aux autres, c’est ainsi que le livre devient la table des matières étirée dans le temps de notre vie.
M’asseyant à mon bureau, j’essaye de poursuivre ma conversation privée interrompue la veille, je prends mon stylo et je pressens les conditions humaines.
Une vue mesurée requiert de la distance, un regard introspectif, et l’encadrement de l’ensemble.
Je transforme le monde se refermant autour de moi en coffre de voyage.
L’objectif est de fuir ce présent dans lequel, moi, j’aimerais justement arriver.
Nombre de mes proches sont morts, ils sont partis et j’ai survécu, plus on est vieux, plus on porte le deuil calmement.
Nous nous rencontrerons peut-être quelque part, peut-être justement sur ces pages-ci.
L’auteur se referme sur lui-même pour pouvoir s’ouvrir, rien de plus facile et de plus difficile que de parler de soi, en matière de vin comme de paroles, il préfère les choses plus âpres.
Le matin, il plonge la main dans l’encore inconnu et, pour savoir, il lui faudrait regarder sa biographie d’outre-tombe, car l’homme ne peut se connaître lui-même et ne peut savoir comment a été perçue sa vie telle que perçue depuis la lumière de sa mort.
Je peux certes vouloir être comme ci ou comme ça mais, face à son destin, ma volonté ne fait pas le poids.
A moitié aveugle, je tâtonne vers la lumière, et ne saisis qu’après coup que ce tâtonnement est justement le but de mon voyage. L’écriture n’est pas mon but, mais tant que ma main peut tenir un stylo, je continuerai probablement à écrire.
Mes travaux gagne-pain m’ont aussi convenu en tant que points de vue.
Je suis l’éclaireur de mes lecteurs en des paysages crépusculaires, je m’écarte de l’agitation, mais j’éprouve le désir de m’y trouver à nouveau.
Souvent même me plaisent des choses qui, en réalité, ne me plaisent pas.
Quelle chance d’être né dans mon sujet d’avoir pu réfléchir au cadre de mes journées telle histoire dingue et fantastique !
Je ne suis pas surpris que l’animal carnassier veuille manger de la viande, que l’araignée veuille attraper une mouche et que l’homme, lui, veuille beaucoup de choses.
Peut-être est-ce un signe d’orgueil de voir dans notre vie un roman, mais peut-être est-ce seulement l’aptitude à la lecture.
La question se pose : est-ce moi qui ai conçu le projet de ma vie ou l’ai-je seulement lu, tel un plan déjà achevé ?
L’autobiographe divulgue beaucoup de choses sur lui-même, ses écrits ne sont pas un aveu de péché ni une déclaration de procès verbal. Ce qu’il écrit n’est utilisable contre personne, pas même contre lui.
Car je n’ai pas de pouvoir sur celui que j’ai été hier, ni sur celui que je serai demain, je me soustrais donc à l’autorité des autres, mais aussi à la mienne.
J’ai filé en douce, j’ai enfreint des interdits, j’ai jeté une phrase devant moi, j’ai rampé et nagé après elle.
La conscience court après l’image. La forme naît au cours de la rédaction qui ignore les scrupules, elle a sa propre idée, sa propre logique, sa propre discipline.
Le courant des mots brise des morceaux de rivage.
Cocher, fonce dans la nuit, dans l’inconnu ! Le cocher siffle une telle gorgée de son eau-de-vie miraculeuse qu’il ne craint pas de faire claquer son fouet dans le cou des chevaux.
Il y a une minute, nous ne savions encore rien de cet homme. Il naît par l’écriture.
Ma vie est ce dont je me souviens.
Cette heure est la mienne, cet après midi, cette lumière, ce quelque chose qui tournera au néant car il y aura autre chose à sa place et moi-même je ne m’en souviendrai plus.
Je ne suis peut-être qu’une coquille, la surface apparente de quelque chose, le visage de quelqu’un dont je ne sais pas grand-chose.
J’ai souvent ajourné des décisions, je me suis fait porter par des hasards, mais j’espère malgré tout que je pourrai voir un jour la structure autoguidée de ma vie.
Je crains qu’il n’y ait pas de tribunal devant lequel je pourrai faire défiler ma biographie en accéléré, qui me laisserait légalement rejoindre ce port de lumière, objet de tous le désirs et de toutes les religions.
Mais il se peut aussi que le tribunal ne me laisse aller nulle part, me disant seulement d’attendre et de regarder ce que j’ai fabriqué, peut-être même jusqu’à la fin des temps.
Je ne sais pas ce que je cherche, je ne cherche rien, j’ai cherché et j’ai trouvé.
Tous ceux qui entrent dans l’arène de nos aperceptions sont des personnages de roman potentiel.
Le livre s’écrit lui-même, l’auteur s’assoit, il prête attention, il attend, des propositions surgissent, la phrase patiemment attendue tient debout.
Des formes qui étaient à ma disposition j’ai construit un être temporel, moi-même, un survivant impénitent, qui porte généralement pour la fuite en avant et se tire ainsi du pétrin.
Je ne veux persuader personne de rien, je me plains parfois, je n’échangerai pas avec un autre.

J’ai estimé que les faits de ma propre biographie étaient des points d’observation appropriés ; appuyés sur eux, j’ai pu regarder le ciel étoilé et les autres gens.
Je suis un passant parmi d’autres. Un passant autobiographique. En quoi est-il différent des autres, et pourquoi fait-il cela ? Parce qu’il est tellement plein de lui-même ? Parce qu’il a choisi cette manière finaude pour se louer publiquement ? Parce qu’il a choisi cette forme esthétique de la principale branche commerciale de la société de marché qu’est la vente de soi ?
On peut se répandre en synonymes suspicieux et dépréciatifs : complaisance, infatuation, autisme, égotisme, étroitesse d’esprit, vacuité, voilà tout ce dont il est capable le pauvre : moi, moi, moi.
Quelle est l’antithèse de l’égoïsme le plus abject ? Quelque égoïsme collectif ? Ou peut-être l’intérêt et l’idéologie communs des passants autobiographes ?
Si nous approchons notre sujet avec plus d’empathie, nous pouvons mentionner cette faiblesse humaine commune à nous tous, notre tendance à nous considérer comme des créatures solitaires dans l’univers, ce que Kant transposa si joliment en langage philosophique par la notion de l’impératif catégorique, plaçant l’individu devant la tâche de ressentir que sa parole et ses actes devaient s’accomplir à la place de l’humanité entière, en son nom et avec son assentiment, idéal formulé à leur manière par les religions et les enseignements mystiques, était d’esprit familier à toute personne adolescente.
Entre les extrêmes de l’approbation absolue et la négation absolue, il se trouve des thèses plus réalistes et plus rationnelles permettant de considérer l’autobiographe comme profession et pratique sociale.
L’autobiographie est une recherche ; le terrain de recherche scientifique est donné : soit un homme, en chair et en os, avec tout ce qu’une personne peut savoir de soi-même, et sans oublier que nous sommes ce que nous ne sommes qu’avec l’ensemble de notre entourage continu.
Le mot signifie dont beaucoup de gens.
Au moment de sa conception, l’autobiographe reçut de ses parents et de Dieu sait qui encore sa mission de recherche, il doit porter son sujet jusqu’à la mort.
Tout homme valide est obligé de réfléchir un tant soit peu sur soi-même, mais tout le monde ne voit pas en soi-même une histoire racontable, et généralement, même ceux qui aiment à dire que leur vie est un roman ne prennent pas la plume.
S’ils le font tout de même, il se peut qu’ils offrent à la curiosité du monde une œuvre digne d’être lue.
Il est possible que, retirés de la scène active de la vie publique, des hommes intelligents, d’expérience, trouvent plaisir dans la rétrospective écrite.
Il y aura certainement beaucoup de vérités dans leurs écrits, et les historiens, après un examen critique, pourront sans doute considérer leurs mémoires comme des sources de valeur.
Tout cela est fort bien, mais ce qui nous intéresse, c’est l’autobiographie des écrivains, ceux qui recherchent dans ce qui s’est passé autre chose que les civils, ceux dont la manière d’écrire est un trait de caractère déterminant.
Il s’agit là d’un drôle de métier de recherche, dont le terrain d’investigation et la stratégie de comportement adoptée envers lui sont donnés depuis le départ, le sujet étant l’auteur lui-même. Celui dont le destin même est déterminé par sa décision de choisir l’écriture pour métier principal.
Comment l’auteur tente de rester en vie et comment il rend compte de sa vie, ces deux questions stratégiques sont étroitement liées.
Nous recevons à notre naissance un défi qui nous pousse non seulement à utiliser notre tête, mais aussi à tenter d’évoquer ce qui nous est arrivé. Cette contrainte d’évocation est un des cas d’espèce de la contrainte de l’écriture.
Poursuivant son parcours, le chercheur transmet des rapports, l’espion des lecteurs rend compte de ses expériences tirées de l’existence humaine.
La nécessité de la réflexion se présente dès l’âge scolaire, on connaît des autobiographes très précoces.
Le passant autobiographe s’efforce de sauver quelque chose des impressions de ses promenades, de ses journées passées en allées et venues, il tente de ne pas mourir tout à fait.
Peut-être ferait-il cela même s’il savait qu’il ne restera pas une ligne après lui, il écrirait pour un lui-même ultérieur, ou juste comme ça, pour que cela soit, pour que cela demeure un temps, tel un monogramme gravé dans un tronc d’arbre ou le mur de brique d’une prison.


1. György Konrád intègre en 1951 l’Institut Universitaire Russe. Il en est exclu en 1953, lorsque l’établissement prend le nom d’Institut Lénine,  tandis que le régime communiste durcit la censure, passant sous silence tout ce qui dévie de l’art de propagande.