Alexandra Profizi : Vous collaborez régulièrement ensemble, comme le prouve votre exposition commune. Cela a également été le cas sur La Danza de la realidad. Vous avez déclaré, lorsque vous avez reçu le Prix Saint Germain en janvier dernier, qu’il s’agissait d’un film familial. Qu’est-ce que cela vous apporte, de travailler en famille ?
Alejandro Jodorowsky : Plus jeune, j’étais très influencé par la culture asiatique. J’ai cherché ce que l’on appelait l’illumination. J’avais un maître zen etc. Et un jour, je me suis mis à penser que, puisqu’on cherchait l’illumination personnelle, on devrait chercher l’illumination de tous. Alors j’ai souhaité avoir une famille illuminée. En Inde, par exemple, les familles font le même métier. Un grand-père magicien, un père magicien, un fils magicien. Ca se transmet de génération en génération comme un secret de famille. Ici en Occident, c’est un grand-père avocat, un père avocat, un fils avocat. Dès que mes enfants sont nés, et même dans le ventre de leur mère, je les faisais jouer. Quand j’étais au Mexique, j’ai monté une pièce, comme une tribu : il y avait moi, mon fils, et ma femme enceinte de notre autre fils. Dans toute ma famille, ce sont des artistes. Je leur ai donné la liberté de faire ce qu’ils voulaient dans l’art.
Mon fils, quand il a eu treize ans, m’a dit qu’il ne voulait plus aller à l’école. Alors je lui ai dit : « n’y va pas ! ». Je l’ai mis dans une école de cirque et il était ravi. Adan, une fois, m’a demandé un piano à queue. Je n’étais pas trop riche, j’ai acheté en mensualités un grand piano à queue, qui m’a poursuivi des années ! Et maintenant, il est musicien et pour mon dernier film, il a fait des musiques merveilleuses. Pour moi, c’était comme les plantes : où il voulait grandir, j’arrosais pour qu’il grandisse dans la direction qu’il souhaitait !
Sur La Danza de la realidad, je ne pensais pas travailler avec Pascale. Je ne savais pas qu’elle aimait faire des costumes, je l’ai connue comme peintre. C’était un peintre qui utilisait beaucoup la couleur noire. Je n’avais pas idée qu’elle pouvait manipuler la couleur de cette façon. En faisant le film, je voulais qu’elle m’accompagne. D’habitude, c’est moi qui fais les costumes, là elle les faisait beaucoup mieux que moi. Alors je lui ai dit de les faire ! Après, lors de la postproduction, je lui ai demandé de m’accompagner, surveiller la couleur etc. Et c’était formidable. J’avais encore quelqu’un de ma famille ! Psychologiquement, c’est énorme. C’est un acte de thérapie qui équivaut à vingt années de psychanalyse. La psychanalyse guérit avec les mots. Tu es assis, ou couché, et tu parles. On ne va pas plus loin. Le psychanalyste n’est même pas capable de te prendre dans ses bras.
Là, je suis allé à 200 km de la capitale du Chili, dans mon petit village perdu, qui existe. J’ai parlé de mon enfance dans le lieu où j’avais vécu mon enfance. Tout était là, sauf le magasin de mon père qui avait brûlé. Je l’ai reconstruit à l’identique. C’est un acte très fort, psychologiquement, que de reconstruire quelque chose du passé et le faire exister à nouveau. Ensuite, mon père était joué par mon fils. Imagine-toi ! Lui, en train de jouer son grand-père, et être le père de son père. C’est aussi un choc psychologique très fort. J’ai reproduit des éléments de mon enfance qui étaient vrais. Ca change la vie d’une personne. C’est un immense acte de thérapie. Pour moi, il ne peut pas y avoir d’art qui ne guérit pas. Si l’art ne guérit pas, ça ne vaut pas la peine. Ca ne vaut pas la peine de parler de son nombril pendant 400 pages, à quoi ça sert, connaître la névrose de quelqu’un ? A quoi bon se nourrir de la névrose de quelqu’un ? Pour se guérir avec l’art, il faut faire un cinéma qui soit une forte expérience existentielle et psychologique. C’est ça que je fais. Je ne fais pas du cinéma pour amuser.
AP : Vous, Pascale Montandon, comment avez-vous ressenti l’expérience du tournage ?
Pascale Montandon-Jodorowsky : Je ne savais pas qu’on allait travailler ensemble, je savais juste qu’il fallait que je sois à ses côtés, parce que je savais que ça allait être plus qu’un film. Comme il l’a dit, c’était une aventure artistique et humaine, qui allait le bouleverser et bouleverser toute la famille. Le sachant, je voulais, et je devais, le vivre à ses côtés. Il a dit à l’équipe de tournage, avant de débuter : « Ceci n’est pas un film, c’est la guérison de mon âme. » C’est de ça dont il a été question. Ca n’était pas neutre qu’il revienne au cinéma après toutes ces années, avec ce film-là. Il était émotionnellement prêt à le faire. Entre temps, il y avait eu toutes ces recherches sur la psychomagie qui lui permettaient d’aborder cette thématique de manière artistique. C’est un film très courageux.
AJ : D’ailleurs, Pascale a été à l’hôpital deux ou trois fois. L’océan était empoisonné, une grande partie des habitants va avoir le cancer à cause de l’usine d’électricité. C’est un endroit au pied de la montagne où il n’a pas plu pendant trois siècles. Le climat est très dur, c’est un endroit fort.
PMJ : Comme on le voit dans le film, d’ailleurs. C’est un univers très rude, avec cette montagne comme un mur de sable, et une bande assez étroite entre la montagne et la mer très polluée, avec du sable noir. C’est un contexte très puissant. Mais ce qu’on vivait était très fort aussi. Un tournage l’est de toute façon. Ca a été très intense.
AJ : C’est une ville presque pourrie parce que rien n’a changé. Les maisons sont rongées. Il y a environ mille personnes. C’est un peuple fantasme.
PMJ : Oui, au sens propre et au sens figuré : Alejandro revenait sur les lieux de son enfance, il revivait ces choses. Il y a des choses qui paraissent tellement surréalistes qu’on pense qu’il les a inventées, mais il l’a vécue cette histoire du mutilé qui se frotte le dos contre le coin de la boutique. Ca a existé. Il voyait ces mutilés tous les jours. C’était un univers très exalté. C’était un choc psychologique pour lui, et pour tous les enfants, de le vivre et de le comprendre, en le jouant. Eux-mêmes ont compris beaucoup de choses. C’était bouleversant pour tout le monde, et pour moi y-compris. Ce qui a été très fort aussi, c’est qu’avant de quitter Tocopilla, tout ces gens du village qui avaient participé, le maire, les autorités etc., ont voulu faire une cérémonie d’adieu et, à l’occasion, rendre Alejandro l’enfant-illustre de la ville. Ce qui était très émouvant, c’est que ce village où il avait tant souffert, où il avait souffert de racisme, de maltraitance, d’incompréhension, où il venait pour cet acte de guérison artistique, tout d’un coup, le village entier réalisait aussi l’acte de guérison. Et ça c’était assez incroyable.
AJ : Tocopilla n’est même pas sur les cartes. Mais comme le film est un succès aux Etats-Unis, et un peu partout dans le monde, les gens connaissent Tocopilla maintenant ! Ce village oublié, quelle guérison ! Quand on est parti, il y a eu une grève, les gens ont protesté contre les conditions d’abandon dans lesquelles ils se trouvaient. Ils sont devenus conscients. Peut-être même que des fans iront sur place, j’ai fait cadeau de tout, les décors etc., j’ai tout laissé dans ma ville.
PMJ : C’était extrêmement fort et difficile. Mais si c’était à refaire, je le referai évidemment. Ca nous a rapproché, ça nous a uni.
AJ : Une anecdote pour finir : dans le film, mon grand chagrin est qu’on me coupe les cheveux alors que je suis enfant. Quand on est arrivé là-bas, le coiffeur était encore là ! Alors je suis allé le voir, je me disais que c’était impossible, j’ai plus de 80 ans ! Et en réalité, c’était son fils. Le fils du coiffeur était là. Alors j’ai filmé la scène où on me coupe les cheveux, dans le même fauteuil où l’on m’avait coupé les cheveux enfant ! Le dentiste également : quand j’étais petit, mon père avait voulu que l’on me soigne sans anesthésie, et tout était là chez le dentiste, tous les instruments. Lui était parti, mais tout était là. J’ai même volé quelques livres, en souvenir, qui étaient déjà là à l’époque. Je n’y croyais pas !
* Pascale Montandon-Jodorowsky a réalisé les costumes et les deux artistes ont créé ensemble l’affiche du film.