Parmi tous les évènements qui scandent le cours d’une vie, en un rythme métronomique et pétaradant, la Coupe du Monde est celui qui procure le plus de joie, comme un anniversaire pour l’enfant que nous étions redevenus, le temps d’un mois de juin, quatre ans plus tôt. Oui, le football c’est ce sport organisé par des vampires corrompus, assemblant des hordes de gens avinés, et qui ne fait pas grand chose pour le bien des favelas brésiliennes, et le moins que l’on puisse dire est que le football est l’enjeu d’un vaste combat philosophique, dans un pays, le nôtre, qui passe son temps à faire des théories sur tout. D’ailleurs, la semaine dernière, Le Monde consacrait pas moins d’une page centrale pour se demander si l’on avait le droit, étant de gauche, d’aimer le football, une contribution manifestement décisive pour l’édification d’un nouveau parti socialiste et qui va sans aucun doute calmer les ardeurs et les incompréhensions de l’électorat populaire, ravi d’apprendre que le football est « festif » et « collectif », et donc, en somme, même de loin, même en soulevant son petit doigt, « de gauche » – mais que ferions-nous donc de nos vies si Jean-Claude Michéa ne nous l’expliquait pas ?
De fait, la Coupe du Monde constitue très probablement ce que le grand anthropologue Marcel Mauss appelait « un fait social total », c’est-à-dire, la cristallisation dans un certain trait de culture de toutes nos lois de civilité, névroses collectives, empreintes de structures productives ou de hiérarchies sociales, de telle sorte que, comme certains archéologues arrivent à reconstituer à partir d’un os le dinosaure entier ou bien avec une canine momifiée dessinent le visage d’un pharaon, on pourrait avoir, dans trois mille ans, le tableau exact de notre société avec ce simple phénomène culturel. Comme le don chez Mauss, le football en général et la Coupe du Monde en particulier est le bout de la pelote de laine par lequel saisir notre monde globalisé. Tout cela pour dire que l’on peut absolument y voir ce que l’on veut, le règne de l’argent ou la beauté du sport. A titre personnel, j’ai toujours trouvé, dans cette chevaleresque confrontation de chaque nation contre l’autre, quelque chose d’éminemment positif, plein d’espoir. Que des gens de tous les pays, de toutes les religions, qui sont sensés ne jamais se comprendre, vivre claquemurés dans leurs cultures, ne pouvoir jamais se mettre d’accord, que tous ces gens arrivent à respecter les mêmes règles quatre-vingt-dix minutes durant et que la planète entière accepte ces institutions mondiales, vibre pour les mêmes hommes et parle le même langage, c’est quelque chose d’unique. L’ONU est probe et inefficace, la FIFA est plus corrompue qu’un conseil général de Haute-Corse, mais rassemble les hommes. La Coupe du Monde, c’est, comme disait l’autre, l’idée d’une passion universelle d’un point de vue cosmopolitique.
Oui, ce qui est beau dans le football, c’est son universalité. Vous pouvez être au fin fond d’une cité grouillante, perdu et effaré dans une ruelle caribéenne, mal à l’aise parmi les bidonvilles du golfe du Mékong, trouvez un ballon, dix inconnus, deux sacs poubelles pour faire les buts, et, tout à coup, vous parlez la même langue. La seule autre activité collective que tous les hommes font, en tous lieux, et selon les mêmes règles, c’est la guerre. La guerre et le football, notre humanité ne réussit à s’entendre, d’adversaires à adversaires, que pour ces deux choses-là. Et il y a, c’est vrai, quelque chose de la nuit noire de notre cœur qui ressurgit, quand vous êtes, haletant, comme un chien de meute, l’esprit troué par la tension, la chaleur des muscles, le souffle oppressé et fiévreux comme le sirocco, cherchant du regard vos seuls amis, votre capitaine ou votre avant-centre, exténués par l’épreuve, quand vous êtes les jambes rageuses, l’esprit révolté par la défaite ou bien apaisé, à présent que vous voilà rassemblé avec vos coéquipiers, comme des maîtres du monde au petit pied, savourant entre gentlemen hardis la victoire, entre refus du sentimentalisme et fraternité de grandes personnes. Vous êtes alors tout tendu dans la fierté collective, l’oubli de soi, la rage de vaincre, la haine de l’autre équipe, toutes passions discutables, mais innocentes car circonvenues entre deux coups de sifflet. Le football, c’est la modération de la guerre par d’autres moyens, et à tout prendre, je préfère cette pratique absurde, courir après une balle, ce consensus improbable entre six milliards d’inconnus pour connaître la règle du hors-jeu, cette marque de civilité, cette urbanité mise dans la construction d’une passion totalement artificielle, cette catharsis sublime, qui s’appelle football et se joue à onze contre onze. Les canons ou le ballon rond, la marque du progrès réside dans notre choix de créatures de sport et d’esprit.
Dans tout cela, la Coupe du Monde, qui — répétons-le — est peut-être le seul moment heureux de la vie collective d’une planète globalisée, d’une société cosmopolitique encore informe, la Coupe du Monde est un moment passionnant. Il n’est pas besoin d’échafauder de vastes analyses pour déterminer ce qui nous plaît dans le fait de renverser son verre, d’émotion, dans un petit café envahi par la foule au moment du coup de sifflet final. Suivre un match de football, c’est comme regarder un match de cape et d’épée — et même Sartre lisait les aventures de Pardaillan. Le jeu, la passion, les retournements de situation tout cela est extraordinaire. Vendredi soir, le match entre les Pays-Bas et l’Espagne a été, de ce point de vue, sublime : le Champion du Monde, leader de la décennie, au trône renversé…. le but, incroyable d’audace, façon otarie flamboyante, de Van Persie… l’égoïsme impitoyable de Robben… les Pays-Bas, éternels damnés, infligeant la vengeance du Comte de Monte Cristo en souvenir de 2010…On dit souvent que le football est romanesque, et, depuis les « poteaux carrés » de Saint-Etienne à l’incroyable finale Milan AC-Liverpool en Ligue des Champions de 2005, les exemples de situation tragiques, ébouriffantes, hors-du-commun ne manquent pas. Mais moi je dirais, et ai toujours pensé, l’inverse : un bon roman est comme un match de football. Qu’est-ce qu’une partie de foot ? Le spectacle surprenant d’un certain nombre de personnages agissant dans un espace normé en vue d’emporter la victoire et d’imposer le sens du récit. Qu’est-ce qu’un roman ? La même chose. Le pacte narratif, les règles de vraisemblance, tout cela impose un cadre, plus strict que l’arbitrage le plus intransigeant. Vos personnages, les gentils et les méchants, doivent se combattre dans un certain fair-play, et tout ce qu’un bon romancier peut espérer, c’est soulever la même émotion, chez le lecteur, que vingt-deux artistes du ballon rond peuvent le faire, un soir de grand match, entre remontée au score, geste somptueux, ou coup fatidique du destin, chez le spectateur halluciné. « Splendeurs et misères des courtisanes », par exemple, c’est un match de foot, Rubempré-Vautrin versus l’équipe Nucinguen-Corentin, un match de foot au retournement final digne de la légende de ce sport bouleversant .
Et puis, comment ne pas parler de l’équipe de France ? Suivre son équipe nationale est une joie sans pareille. On peut être fier d’être Français, avec recul, circonspection, examen mémoriel, mais on ne l’est jamais aussi pleinement que devant notre onze hexagonal. Nos Bleus actuels sont beaux à voir. Depuis quand, au juste, n’avait-on pas vibré ainsi ? La Coupe du Monde 2006, peut-être. La chevauchée fantastique de Ribéry, alors gamin parrainé par les vieux vainqueurs, contre l’Espagne, dans un bouleversant passage de témoin. Ce France-Brésil extraordinairement tendu, heurté, comme une bataille navale entre deux porte-avions, et Thierry Henry, impérial, qui surgit pour la délivrance. Et puis cette finale maudite, ce coup de boule de Zidane, ce suicide antique commenté par la voix chaude et rocailleuse de Thierry Gilardi, son « pas ça, pas toi, pas maintenant » qui portait la voix de tout un pays affligé et dont le sang se figeait, cette expulsion de la légende Zidane, qui restera comme « l’assassinat de Kennedy », un traumatisme sombre, un jour de cendre et de catafalque, pour le supporteur français contemporain. Nos Bleus, aujourd’hui, soulèvent les foules, et c’est un bonheur de voir les Français, dans les bars, dans la rue, chez eux, tout simplement heureux. On fait porter, à cette pauvre équipe de France, bien des poids. On voudrait qu’elle soit, sans cesse, un symbole, alors que ce ne sont que des gens de vingt ans, aux vies compliquées, qui voulaient devenir sportifs de haut-niveau, et pas ambassadeurs malgré-nous de notre nation. Ce ne sont pas des hommes politiques, pas des ministres plénipotentiaires. Ils savent jouer au foot, et tant pis pour le reste. Veut-on qu’ils deviennent tous des politiciens gourmands, qui s’achètent des postes avec des déjeuners et s’enferment dans leur cynisme, comme d’autres vieilles gloires ?
En attendant, admirons notre équipe de France. On ne sait pas jusqu’où ils iront, puisque le football est un espace non-assertotique, comme le disait Bourdieu de la sociologie : on ne peut y faire que des prédictions. Mais cette équipe a de l’allure, et procure de la joie. Il faut voir, l’enthousiasme brouillon et comique de Valbuena. L’excellence, un peu hautaine, mais brillante, de Pogba. L’efficacité de poisson froid que possède Benzema. La fadeur sympathique de Lloris. La classe souriante de Matuidi. Evra a maintenant un côté wisigoth sanguinaire, sulfureux qui ne lui va pas mal, et Griezmann est un chien fou vaillant, un paladin inlassable. Deschamps,lui, est un entraîneur, un vrai, un homme de bon sens, qui ne se prend pas pour ce qu’il n’est pas. On sent bien que discutant avec lui autour d’un barbecue, en buvant une bière, il ferait un sourire embarrassé si vous parliez politique, et préférerait s’éclipser, en prétextant devoir s’occuper des grillades. Nous voilà bien loin des fantoches ou des philosophes du banc de touche que nous connaissions depuis longtemps. Avec lui, ils iront loin, ou pas, c’est la glorieuse incertitude du sport.
Disons-le : beaucoup de choses dans le football, sont détestables. Mais beaucoup sont admirables : cette façon, lors de la Coupe du Monde, dont les supporteurs de clubs antagonistes, dans le championnat national, se retrouvent, pactisent et louent les joueurs qu’ils détestent le reste de l’année, tel Marseillais n’ayant plus d’yeux que pour un grand joueur du PSG ; les discussions de foot, absurdement sérieuses, et qui renversent les hiérarchies sociales, chacun ne valant plus que par sa culture footballistique et sa perspicacité prédictive ; les remémorations des coupes du monde passées, qui constituent un patrimoine universel et inépuisable pour animer une conversation. Foot business ? C’est vrai. Mais il y a deux mille ans, on vendait, enchaînait et fouettait les sportifs du cirque maxime. Le football moderne est à l’image de notre époque : complexe, sophistiqué, cosmopolite, violent et passionnant. Pourquoi ne pas l’aimer ?