Depuis l’annexion de la Crimée et la guerre en forme de guérilla contre l’Ukraine, la comparaison entre Poutine et Staline est régulièrement convoquée : même combinaison de brutalité et de ruse, même foi dans la force brute — quand il ordonna en 1952 à la RDA une politique d’armement massif, rompant avec sa tactique « pacifiste » antérieure, Staline rassura ainsi les dirigeants communistes Est-allemands : « les Occidentaux vous reconnaîtront et vous aimeront car tout le monde aime la force ». A l’intérieur, l’autoritarisme néo-tsariste du président Poutine, le culte du chef, les phénomènes de cour (voir la récente pétition des artistes russes en soutien à Poutine) rappellent aussi le règne de Staline, qui fait on le sait l’objet d’une réhabilitation frénétique, sans précédent même sous Brejnev. Y compris l’idéologie rouge-brune de « l’URSS 2.0 » n’est pas sans rappeler la transformation impériale et chauvine de l’idéologie soviétique après la guerre, avec la lutte impitoyable contre le « nationalisme » dans toutes les républiques, l’antisémitisme d’État, l’abandon de tout espoir socialiste, consolé par la puissance militaire. Aujourd’hui comme hier, la rhétorique antifasciste fait bon ménage avec l’accentuation des traits fascistes du régime.
La situation actuelle est bien sûr différente : la Russie n’est plus une puissance victorieuse mais un pays affaibli économiquement et démographiquement, qui a du mal à tenir son empire dans le Caucase et en Asie Centrale, qui n’a pas d’alliés et, surtout, elle se heurte en Ukraine à une véritable révolution démocratique. Quelles que soient les faiblesses militaires et politiques de l’Ukraine, Maïdan est un caillou dans la chaussure dont Poutine ne pourra pas se débarrasser.
Les continuités historiques ne sont pas que de simples ressemblances ou de vieilles habitudes. Elles aident à comprendre le présent. La politique allemande de l’URSS après 1945 suggère deux leçons. La première c’est l’instabilité permanente des moyens de la politique étrangère soviétique puis russe, en dépit de la constance de ses fins : agrandir l’empire. Elle oscille toujours entre contrôle et influence, conquête brutale et hégémonie habile. De 1945 à 1952, l’URSS a hésité entre une politique « pacifiste » de neutralisation de l’Allemagne, qui aurait étendu sa zone d’influence jusqu’à la frontière française, et la politique de division de l’Allemagne et d’affrontement ouvert avec l’Ouest qui a finalement prévalu par la volonté de Staline. Il a ainsi gagné une Démocratie populaire de plus, mais ruiné définitivement son ambition d’hégémonie européenne. Cet épisode est intéressant à plusieurs titres. D’abord, il est la scène primitive des illusions pro-russes en Occident. La propagande a en effet maquillé ce revirement en responsabilité du revanchisme allemand, soutenu par les Alliés occidentaux, qui auraient trahi et humilié l’URSS, saboté les perspectives de la paix sur le continent et verrouillé la division de l’Europe, par leur seule faute. Cela ne vous rappelle rien ? Mais c’est surtout un précédent pour comprendre la stratégie de Poutine en Ukraine, impitoyable et hésitante à la fois : veut-il seulement punir l’Ukraine et contrôler l’accès à la Mer noire, ou démembrer et détruire ce pays en tant que nation souveraine et démocratique ? Ironie de l’histoire, le fédéralisme et la décentralisation sont aujourd’hui le prétexte du démantèlement de l’Ukraine, alors qu’hier, l’URSS a transformé l’Allemagne orientale en satellite soviétique en supprimant les Länder et en imposant la centralisation administrative.
Que la Russie soit capable d’agir contre ses propres intérêts n’est en soi ni une bonne ni une mauvaise nouvelle. Mais cette imprévisibilité, qui déstabilise aujourd’hui le gouvernement ukrainien et ses alliés occidentaux, devrait aussi être une ressource à exploiter, une chance de reprendre la main. Les démocraties ont cru depuis 1991 que la Fédération de Russie était au fond un « État occidental défectueux » (le mot est d’Anne Applebaum), en train de rejoindre le concert européen, prêt à jouer le même jeu que les démocraties dans la mondialisation. Si rude que soit ce jeu entre puissances régionales en concurrence, on se comprend et on finit par des compromis. On pouvait le penser après la chute et l’éclatement de l’URSS, mais ce pronostic était une erreur. Après 15 ans de règne de Vladimir Poutine, il est clair que la Russie n’a pas suivi ce chemin, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. En réalité, comme dans les années cinquante, l’irrationalité du pouvoir autocratique prévaut sur la logique « normale » des intérêts politiques. Il est très probable que l’imprévisibilité russe est aussi, comme naguère, le résultat de tiraillements entre des clans, des alternatives qui ne peuvent pas s’exprimer ouvertement, mais qui existent. Poutine a forcément son Beria (le second de Staline, qui défendait en sous-main l’émancipation des nationalités contre la politique impériale de son chef). L’empire soviétique a survécu plus de quarante ans par la force des armes à la ruine de son programme, symbolisée par la mort du vieux dictateur en 1953. L’Eurasie elle n’est qu’un rêve sans véritable consistance. L’URSS 2.0 c’est l’URSS light, sans alliés, sans partis frères sinon les extrêmes droites européennes, de Jobbik au FN, une alliance inquiétante mais sans rapport avec le poids électoral et le rayonnement des partis communistes français et italien et des mouvements tiers-mondistes.
La deuxième leçon qu’on peut tirer de la politique soviétique de l’après guerre, c’est le rôle crucial des liens entre l’Allemagne et la Russie. Depuis le Traité de Rapallo en 1922 jusqu’à aujourd’hui, en passant bien sûr par la grande alliance entre Hitler et Staline de 1939-1941, la coopération entre l’Allemagne et la Russie soviétique est une constante funeste de l’histoire du continent, tissée par des liens économiques et militaires et, aujourd’hui, par la dépendance énergétique et le volume des échanges. L’Allemagne comprendra-t-elle que l’intervention russe en Ukraine menace aujourd’hui tout le système européen ? Le ministre Wolfgang Schaüble l’a bien compris et l’a dit, mais tous les dirigeants allemands ne sont pas convaincus et beaucoup d’intérêts poussent vers l’esprit de Rapallo. L’Europe a beaucoup plus à y perdre que des marchés.
Philippe de LARA est maître de conférences en science politique à l’Université Panthéon Assas.