Le metteur en scène bosniaque Dino Mustafic a soutenu, le 10 février, dans le quotidien Oslobodjenje de Sarajevo la révolte populaire qui agite la Bosnie-Herzégovine. Une tribune que La Règle du jeu reproduit ici en français.

À l’origine de la révolte sociale qui a éclaté au début du mois de février dans les villes de Bosnie-Herzégovine, il y a la colère. Sur les façades du siège du gouvernement du canton de Sarajevo ou de celui du canton de Tuzla, les manifestants ont écrit : « Celui qui sème la faim, récolte la colère » et « Mort au nationalisme » !

Vingt ans après les Accords de Dayton[1], travailleurs et étudiants, retraités et lycéens, des citoyens de toutes les générations et de toutes les ethnies, qui aspirent à la justice sociale, à un avenir meilleur et au droit au travail se sont unis pour réclamer la démission des pouvoirs en place. C’est la révolte des laissés pour compte, des affamés contre l’injustice. Les citoyens en ont assez de la corruption et des partis politiques qui, au nom de leur peuple, ont ravagé ce pays, le plongeant dans la pauvreté et le désespoir.

Il s’agit d’une réaction spontanée des citoyens contre le modèle ethno-politique hérité des Accords de Dayton, un modèle qui a permis aux ploutocrates de chacun des « peuples constitutifs » de la Bosnie-Herzégovine de s’enrichir, de vivre dans le luxe et la facilité, preuve de l’arrogance et de la cupidité des élites corrompues. Je ne suis donc pas surpris que, dans un mouvement de panique et de peur, les dirigeants des partis au pouvoir se soient empressés de criminaliser les manifestants en les qualifiant de « vandales » et d’ « hooligans », sans même s’interroger sur les raisons et des causes de tant de colère. Tous, nous ont livré leur petit couplet convenu sur « le bien fondé de la révolte » pour aussitôt mettre l’accent sur les dommages causés par les incendies et les destructions de bâtiments publics, sans même parler des causes, sans reconnaître non plus la responsabilité des partis politiques ou même leur responsabilité personnelle, aucun d’entre eux n’étant disposé à l’assumer puisque tous la partagent. Qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, tous les dirigeants politiques touchent des salaires et des indemnités élevés, honteusement supérieurs aux salaires moyens dans le monde réel.

Bien évidemment, nul ne doit encourager la violence et il est triste de voir que les jeunes ne croient plus en leur État ni ne respectent les symboles du pays dans lequel ils vivent. Cependant des générations en colère sont nées et ont grandi dans la défiance envers les politiques qui nous plongent  dans l’impasse de la dette et dans le chômage, nous privent de tout espoir et ne font que croître le nombre de personnes condamnées à la mort sociale, à une vie sans avenir et donc privée de toute signification.

La classe politique prétend que ces émeutes ont été orchestrées, qu’elles sont le fruit d’un complot, qu’elles ne doivent pas « déborder » ou être « importées » d’une entité à l’autre. Les dirigeants politiques attribuent à cette révolte une dimension ethnique. Ils parlent d’un « printemps bosniaque » et appellent « leur communauté » à se tenir à l’écart, à faire preuve de sagesse et de retenue. Ils misent une fois de plus sur la politique de la peur et des divisions ethniques pour préserver le pouvoir quelques décennies de plus. En choeur, des intellectuels aux ordres et toutes sortes d’éditorialistes politiques leur apportent leur soutien en nous abreuvant de balivernes sur la fatalité et l’apathie, l’impossibilité de changer les choses, histoire de nous convaincre que faire de la politique est futile. Leurs interventions publiques sont destinées à officialiser l’immuabilité du modèle actuel. Avec une gauche compromise et une droite nationaliste, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour agir. L’ensemble de la classe politique se sert du mensonge : les uns pour se maintenir au pouvoir, les autres pour prendre le pouvoir. Le drame est qu’ils nous ont dégouté de la politique.

La révolte est d’abord dirigée contre les responsables politiques et contre une politique qui doit changer. Tout doit être changé : du système des valeurs jusqu’à l’organisation territoriale du pays. L’État doit devenir fonctionnel, assurer l’égalité des chances à chacun de ses citoyens et promouvoir les compétences plutôt que la servitude. Pour que ce revirement se produise, il faut que toutes les forces intellectuelles et progressistes se regroupent et, par la voix de la raison, mettent en place une politique responsable dont la mission sera de résoudre la crise sociale et de créer les conditions d’un développement économique et social. Il est indispensable de remettre au cœur de la politique l’intérêt général et les valeurs universelles indispensables pour que nous puissions vivre librement et de manière responsable. Les manifestants ont présenté aux pouvoirs leurs revendications. Ils sont la preuve éclatante que l’heure est venue pour une nouvelle Bosnie-Herzégovine.


[1] Les Accords de Dayton sont les accords de paix négociés dans la ville américaine de Dayton (Ohio) en novembre 1995 et signés à Paris le 14 décembre 1995. Ils ont mis fin à trois ans et demi de guerre en Bosnie-Herzégovine et partagé l’Etat bosnien en deux entités, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (qui rassemble la majorité des Croates et des Bosniaques – les Slaves islamisés à l’époque ottomane) et la République serbe (regroupant la majorité des populations serbes). Ces Accords de paix ont, dans le même temps, doté le pays d’une Constitution qui limite les prérogatives du pouvoir central pour les transférer au niveau des entités, elles-mêmes divisées en cantons, chaque canton étant doté d’un gouvernement propre. Du fait de cet échafaudage complexe livré clé en main par la communauté internationale, la Bosnie-Herzégovine compte au total cent cinquante cinq ministres. Le modèle légué par les Accords de Dayton a, par ailleurs, contribué à entériner les résultats de la purification ethnique. Autrefois mélangés sur l’ensemble du territoire, les trois peuples constitutifs de la Bosnie-Herzégovine sont aujourd’hui regroupés chacun sur une partie du territoire avec seulement quelques grandes villes où persiste une certaine mixité ethnique (Sarajevo, la capitale notamment).

Traduit par Florence Hartmann

Un commentaire

  1. Merci à Dino Mustafic et à Florence pour cet article qui parle d’une réalité que nous connaissons bien.
    Cette révolte est indispensable, même si elle est douloureuse. Trop de souffrances, de frustrations, de silence se sont accumulés pendant les années de guerre et les presque 20 ans qui ont suivi. Il fallait que ça sorte au grand jour, et la violence des premiers jours est le résultat de toutes ces années de silence et de déceptions.
    Par quel bout prendre les choses ??? Les discussions en plenum sont précieuses, enfin le peuple montre qu’il veut communiquer sans distinction d’appartenance, c’est un grand pas. L’état politique et administratif du pays paraît dans l’incapacité de se réformer. D’autres leaders peuvent-ils se lever dans ce mouvement ? Des solidarités avec d’autres mouvements démocratiques peuvent-elles naître ?
    Nous suivrons de prêt ce mouvement et sommes de tout coeur avec le peuple bosnien.