Quand l’histoire commence-t-elle ?
Avec les « objets sauvages » océaniens collectionnés par Eluard ?
Avec le métronome exposé chez Julien Lévy, en 1932, à New York, et auquel Man Ray agrafa l’oeil de Lee Miller ?
Avec les premiers assemblages de Dali ?
Dada qui, avant Dali, entendit capter la poésie venue, non des mots, mais des rebuts du monde ?
Morand ? Oui, Morand dont la Clarisse, dans « Clarisse ou l’amitié », collectionne clous et boutons de porte qui lui rappellent « les peintures idiotes » d’« Une saison en enfer » ?
Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, dans le livre qu’ils intitulent « Sur l’objet surréaliste » (Les Presses du réel), se gardent de trancher.
Mais, de ce nouveau régime de l’objet qui naît dans les vingt années qui sont celles des balbutiements puis du triomphe de la révolution surréaliste, ils tirent un certain nombre de conclusions : déroutantes, décisives, et qu’il importe de méditer en ces temps où c’est la marchandise qui tient la corde – et la contre-révolution qui va avec.
L’objet est utile, dit par exemple la pensée marchandisée.
Il a une valeur d’usage dans laquelle s’épuise, et sa vocation, et son essence. Eh bien non, rétorquent les inventeurs de la table-paravent ou du porte-plume longue-vue. Il y a des objets qui ne servent à rien. Ou, s’ils servent, c’est à un usage obscur, non assigné ni verbalisé. Ce sont des objets détournés.
Ce sont des objets fous ou des objets fantômes. Ce sont des objets paradoxaux au fond desquels gît un précieux noyau, non de nuit, mais d’irrationalité qu’il appartient au poète de retrouver et de laisser surgir.
L’objet est rare, dit le même entendement courant.
L’homme est divers, ondoyant, foisonnant. L’homme varie à l’infini ses moules et ses modèles. Alors que l’objet, lui, serait plat, ennuyeux, sans grâce : il y aurait, en ce monde, moins d’objets que de sujets – moins de singularités dans l’univers monotone des premiers que dans celui, tellement plus riche, des seconds. Eh bien rien n’est moins sûr, insistent les concepteurs de l’« escalier de l’amour » ou du « veston aphrodisiaque ».
Et peut-être y a-t-il plus de liberté, donc plus de multiplicité, dans un paysage d’objets où l’on peut signer des boules de neige des noms de Nadja, Picasso, Arp ou Tanguy que dans le répertoire raisonné des signataires eux-mêmes – peut-être les hommes ont-ils plus d’imagination dans la production de leurs objets que Dieu dans la création et la distribution de leurs visages. Autre vertige.
L’objet c’est de l’espace, pense encore la pensée qui ne pense pas. C’est un étant dont la propriété est d’avoir un site et de s’y réduire. Pas du tout, renchérissent encore les découvreurs de ce continent noir qu’est le continent des objets sauvages. Car, au principe du « Spectre du gardénia » de Marcel Jean, par exemple, il y a une idée, une rêverie et, à partir de là, un geste. Or, du rêve au geste, puis du geste à l’objet, il y a moins déplacement dans l’espace que long et difficile voyage dans la durée.
Ce pourquoi, de ces objets énigmatiques et instables, des automates de De Chirico ou du biscuit en forme d’étoile pieusement conservé par Raymond Roussel, il est juste de dire qu’ils sont affaire de temps autant que d’étendue, qu’ils sont tissés dans l’étoffe dont on fait les événements plus que dans celle dont se trament un intervalle ou une distance. Lumière des étoiles vives.
La vie d’un côté (propre aux sujets) ? La mort de l’autre ou, en tout cas, le silence (propre aux objets) ? Justement non. Car tant de vies muettes, où il ne se passe rien. Et tant d’objets qui, parce qu’ils sont le fruit, le dénouement, d’un authentique et puissant désir portent en eux la vibration, le frémissement, la palpitation, de ce désir originaire.
Non pas, bien sûr, que les objets « parlent ». Rien à voir avec le poncif romantique sur les « objets inanimés qui auraient donc une âme ». Mais qu’ils aient à faire avec le masque et le mouvement, la ruse et le lapsus, qu’ils soient de bons émetteurs de signes, qu’ils fassent l’amour comme chez Crevel ou qu’ils soient chargés de sacré comme les haches de pierre noire précolombiennes qui fascinèrent André Breton, bref qu’il y ait, non seulement une physique, mais une psychologie des objets, voilà, selon ce livre, une autre découverte du surréalisme.
Qu’est-ce qu’une chose, interroge enfin la philosophie traditionnelle ? Et les objets sont-ils, comme les choses, « pauvres en monde » ? Bien sûr que non, répondent d’une seule voix Tzara, Bellmer, Kurt Seligmann et, après eux, ici, Guigon et Sebbag ! Ils mettent l’esprit en mouvement. Ils l’envoûtent. Ils ont une présence et une aura qui n’appartiennent pas, d’habitude, aux choses.
C’est un autre continent, vraiment un autre, où sont « relevés » des partages que l’on croyait constitutifs de notre monde (matière et mémoire ; nature et langage…) – et « fracturés » des blocs de sens que l’on pensait, à l’inverse, infracassables (un objet n’est pas un corps – ou alors la relique d’un corps démembré).
De ce livre passionnant, indispensable contrepoint aux deux expositions, sur le même thème, du Centre Pompidou et du musée des Beaux-Arts de Lyon, on sort avec la certitude réaffirmée que la révolution surréaliste était une révolution dans les esprits autant que dans les arts : oui, bien sûr, l’art moderne ; oui, bien sûr, le coup d’envoi d’un des plus grands chambardements esthétiques de tous les temps ; mais aussi cette redéfinition des repères, cette désorientation des imaginaires et des regards, ce renversement métaphysique qui, comme on disait jadis, changent l’homme en ce qu’il a de plus profond.