Parlons du Beau, de la Ville et de ses commanditaires, soit le Prince au sens de Machiavel.
Nous ne savons plus bâtir de nos jours des villes belles qui s’apparieraient, au plan esthétique, architectural, urbanistique, à ces villes tout aussi modernes en leur temps que furent la Florence des Médicis, la Rome de Jules II et de ses successeurs. Sans parler de ces villes de pouvoir parfaitement nouvelles que furent, créées ex nihilo, Versailles, Saint Petersburg ou encore Washington. De même que restent sans équivalent contemporain Venise, les villes hanséatiques, le Saint-Malo des corsaires gentilshommes. Pas davantage, la villagisation récente des lotissements « rurbains» n’a généré un seul émule de ces milliers de villages d’autrefois, au charme, à la civilité, à l’humanité, au « génie » admirables, tout aussi parfaits dans leur authenticité savante que les grands modèles régaliens qui les surplombaient.
Le Prince a pu se montrer barbare, irrespectueux de ses prédécesseurs, détruire ses temples et ses palais, leur substituer pierre à pierre les siens, Napoléon III et Haussmann mettre à bas le Paris médiéval, Staline, Mussolini inventer la ville totalitaire, sans parler du brutalisme automobile d’un Pompidou ou des Princes rouges actuels rasant le vieux Pékin, reste que, de Persépolis de Darius 1er, de l’Athènes de Périclès à l’espace public pensé par la Troisième République, la volonté politique a présidé à l’urbanisme et à l’ordonnancement esthétique des cités, petites et grandes, et que ce fut heureux.
Cités en majesté ou foyers urbains jusqu’aux plus modestes, leur charme, leur beauté sont le fruit de leur unité architecturale. Tout y était d’un même style, égal, partagé, décliné du plus majestueux au plus humble. Tout, monuments, bâti, maisons, se répond, se ressemble, s’assemble.
Cette unité, cette harmonie organique sont le fruit d’un pouvoir temporel qui en a décidé ainsi. A toujours présidé une volonté d’en haut. Qu’elle fut la volonté d’un seul, du monarque, d’un puissant, maître des lieux, du pouvoir religieux ou militaire (les villes à la Vauban), ou qu’elle fut une volonté collective, conseil de ville, sénat, podestat, guilde des marchands, assemblées des notables, assemblée de village, tout est venu d’en haut, d’un homme ou d’un organe collectif, exprimant une vision unique. Et cela a produit ces villes d’art et d’histoire qui, plus que jamais, nous consolent des déboires d’un modernisme urbain, sauf exception, sans âme ni états d’âme.
Mais si le pouvoir régentait jadis l’ordonnancement de la Cité jusqu’en ses déclinaisons les plus simples, cette culture de la Cité belle, du beau collectif venait, non moins, d’en bas. Par-delà les règles imposées, un sens partagé du beau irriguait les populations dans leur ensemble, une sensibilité collective guidait la main des bâtisseurs du rang. Et l’habitat populaire n’aura pas été moins créateur de formes belles et générateur d’harmonie pour son environnement que les constructeurs des palais. De haut en bas, la civilisation urbaine n’était pas un vain mot.
Est-il besoin de dire que la déculturation organisée des classes populaires depuis un siècle, la fin des campagnes avec l’exode rural, non moins que la démission des pouvoirs politiques en matière urbanistique transmuée en un modernisme ravageur, ont laissé libre cours à la désurbanisation, à la banlieusisation anarchique, au bétonnisme immobilier tant public que privé, à l’habitat de masse déshumanisant comme au mitage des paysages par la maison individuelle. Nous aurons eu, en lieu et place de vraies villes, belles et bonnes à vivre, les barres à répétition, les lotissements périphériques et autres chalandonnettes, Palavas les Flots, certaines « villes nouvelles », le pavillon anonyme au milieu de nulle part.
Quels remèdes opposer à ces maux toujours agissants ? (On annonce 300.000 logements annuels, sans que le mot ville ait été une seule fois prononcé).
Deux axes. Là encore par en haut, au niveau du pouvoir politique, et, tout autant, à la base, par l’éducation au beau, à l’école et ailleurs.
Le Beau, oui, est l’affaire de l’Etat, est une affaire d’Etat. Ce fut, Ô combien, l’affaire des princes et des rois, en matière de palais et de monuments, et, tout autant, de villes. Ce doit être, bien plus que ce ne l’est si petitement aujourd’hui, l’affaire de la République. Un Ministère de l’Intelligence et de la Beauté s’impose, qui aurait barre sur les ministères de la culture, de la ville, de l’aménagement du territoire, de l’équipement et de l’éducation nationale.
Qui décidera, en matière d’urbanisme, d’architecture, de design, de mobilier urbain et autre, de matériel d’équipement, d’objets à usage collectif et public, etc., de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas ? En l’espèce, je le sais d’expérience pour avoir été aux côtés d’un Président bâtisseur, passionné de culture, et qui, avis pris, tranchait en dernière instance sur les grands projets, Louvre et autres, mieux vaut un arbitraire affiché — et aux fins d’éclairer le Prince, les gens de culture et de goût ne manquent pas — que des commissions toujours plus ou moins « soviétiques » qui accouchent, au terme de batailles feutrées, d’un morne compromis.
L’Etat commanditaire du Beau ; un art d’Etat ; un Beau d’Etat, dira-t-on ? Réponse : entre autres initiatives du même genre à l’époque, l’Etat organisa, dans un temps qui n’est pas si ancien, un concours national pour le mobilier public. Il s’agissait de lampes, de bureaux, de chaises et du reste… Les candidats associaient un designer et un industriel. Les résultats furent heureux. (Ils sont, par la suite, demeurés sans lendemain.)
Une révolution esthétique doit advenir. Chez les urbanistes, les architectes, les ingénieurs des travaux publics et du bâtiment, chez les designers. Qu’avant toute chose, ils connaissent l’histoire de leur art, de leur discipline, sa mémoire, ses grandes heures, ses héros, ses lois intemporelles. Et que les décideurs politiques et les édiles, tout au long de l’échelle des pouvoirs aient cette même obsession des Princes bâtisseurs-urbanistes de jadis de faire du beau, qui surent si souvent s’entourer à cette fin des meilleurs esprits, architectes et artistes du temps.
Sic transit gloria mundi. Conscients que leur empire sur les hommes finirait avec eux, qu’ils resteraient dans la mémoire humaine au regard du temps long de l’Histoire par l’inscription de leur règne dans les villes dont ils auraient été les grands ordonnateurs, les Princes urbanistes qu’auront été Darius 1er (Persépolis), Philippe de Macédoine (Péla), César, Auguste, Trajan (la Rome antique), Justinien (Byzance) Charles V (Paris), les Este (Ferrare), François 1er (Le Havre), Marie de Médicis (Paris), Richelieu (Richelieu…), le pape Urbain VIII (Rome au XVIIème siècle), Louis XIV (Versailles), Pierre le Grand (Saint Petersburg), et, à l’époque des Lumières, le marquis de Pombal (Lisbonne), Auguste III de Saxe (Dresde, la Florence du Nord), Charles III d’Espagne, roi des Deux Sicile (Naples, Caserte) et les ducs de Savoie (reconstruction de Turin), entendirent que le Beau et les Arts, ces bras civilisateur du pouvoir d’Etat, s’inscrivent dans la Cité des hommes. Places, rues, perspectives, monuments, bâtiments, institutions, habitations, tout était pensé, voulu.
Fasse que, non plus triomphalement et l’idée d’égalité chevillée au coeur, mais avec non moins l’obsession du beau, le Prince républicain, pour les 300.000 nouveaux logements prévus par an, pense Ville. Et que, pensant Ville, il songe enfin, lui aussi à son tour, à la Ville belle.
Mais plus encore que le fait du Prince, le Beau est un droit citoyen. Il y faudrait, pour que l’embellissement de la Cité ne reste pas une affaire élitiste ou d’Etat, une gigantesque politique d’éducation au Beau à l’Ecole, dès l’enfance. Est-il besoin de dire que c’est, plus que jamais, un quasi-désert ? L’école devrait être un lieu d’art et de culture, un lieu de résistance future contre l’avachissement, l’abrutissement et le viol des cerveaux par les medias commerciaux, ces enlaidisseurs de profession, et tout un pan de l’internet où s’ébroue la pire sous-culture. La résistance à l’enlaidissement du monde commence là.
Je crois au Ministère du Beau. C’est, pour l’heure, un acte de foi…
Sur ce sujet :
Dimanche 12 janvier à 11h, La Règle du jeu vous invite à un séminaire sur le thème :
Halte à la « ville hostile » !
Avec :
Jacques Bérès, humanitaire
Merril Sinéus, architecte
Yoann Sportouch, urbaniste
Sébastien Thiéry, politologue
Une séance animée par Alexis Lacroix