Juliette Cramer aime le temps. Le voir passer, le savourer, le perdre et s’en réjouir : « Si j’avais naguère perdu ma vie à la gagner, c’est aujourd’hui l’inverse ». Gagner sa vie à perdre son temps… Juliette a choisi de vivre dans les musées. Elle a eu une autre vie, que l’on devine agitée, sociale et snobinarde, et à présent elle est gardienne (de musée). Assise dans une salle du Petit Palais dans la première partie du roman, elle fait face aux Courbet. Elle pense, lit, écrit. A le temps de peaufiner sa phrase. Elle joue aux échecs, aussi, avec un de ses collègues. Perdre son temps, pousser du bois. Jouer au tennis avec sa partenaire Janis, dont elle ne sait rien. Jouer à s’aimer, avec Arthur ; vivre un amour sensuel et rester indépendante. Et lire, lire. Lire ce que les peintres ont écrit, ce que l’on a écrit sur eux. Écrire dans des cahiers. Perdre son temps, quoi. Juliette est ensuite employée au musée d’Orsay, et les perspectives changent. Le Petit Palais était un endroit préservé, calme, peu fréquenté. Orsay, c’est la foire.
Un tel résumé – le portrait d’une femme libre – ne dit rien du roman de Cécile Guilbert. Il en effleure la trame, mais comme dans tout bon livre, la trame n’est que l’écume. En 2000, lorsque paraît ce premier roman, Cécile Guilbert est essayiste. Elle a déjà publié Pour Guy Debord et Saint-Simon ou l’encre de la subversion. Avec Le Musée national, le passage au roman prend des airs de trompe-l’œil. Évolution sociologique d’un personnage ? Réalisme ? Ancrage dans une époque contemporaine ? Introspection ? Rebondissements et péripéties ? Oui, non, pas vraiment. Le Paris dans lequel évolue le personnage de Juliette Cramer est bien circonscrit : le Luxembourg, le Marais, le Sentier, le Panthéon, les musées. L’époque est datée, on y fait référence aux derniers feux des années 90. Mais ce Paris-là, s’il n’est pas réinventé topologiquement, est le décor d’une uchronie : un attentat a réduit « en bois d’allumettes » les appartements privés du maire ; d’ « excellents pères et bons époux, employés modèles, souvent cadres en informatiques » se mettent à tirer périodiquement dans la foule, le samedi, sur les boulevards ; on a instauré la gratuité de l’entrée dans les musées pour pallier le recul de la civilisation. Les personnages qui entourent Juliette, sa sœur Sophie, par exemple, apparaissent en contre-point criant. Sophie travaille à l’Agence (de com’, sans doute) et incarne à elle seule tout le snobisme et le vernis d’une intelligentsia terrifiante. Ses jugements creux – vides ? – et ses emballements pour tout ce qui concerne l’art immédiatement contemporain sont à pleurer. Sophie est la caricature poussée à l’extrême du monde que sa sœur Juliette a fui. Une conversation de fille à fille, dans une parfumerie, à comparer les vertus de différentes crèmes antirides, fait chavirer un temps le texte vers la satire facile.
En fait, ce roman n’en est pas un. Sous un habillage narratif à peu près conventionnel se cachent de vraies et belles recherches sur le pourquoi de la peinture, sur sa nécessité et sa vérité première. Les passages sur la matière, le tournis de la brosse et la magie du glacis, sont formidables. La description du tableau de Courbet Le Sommeil et sa mise en parallèle avec Les Demoiselles du bord de Seine du même Courbet sont éclairantes. Ce sont des pages écrites avec sensibilité et investigation. Le style est là, celui de la romancière, mais l’analyse va au-delà du roman. De la même manière, les passages cités des lettres de Beaumarchais à Madame de Godeville, ou ce chapitre extraordinaire (pages 178 – 182) où l’on passe de la peau d’orange à l’écriture célinienne, du motif du Peintre et son modèle à l’étymologie du mot « enthousiasme », en bifurquant par Molière, pour retomber sur ses pieds avec Mme de Sévigné à qui l’on doit « le premier emploi du mot rigodon » marquent du sceau de l’évidence que Cécile Guilbert ne musarde dans le roman que pour affirmer que la forme romanesque ne l’intéresse pas vraiment.
Juliette Cramer rêve. D’écriture. Au Petit Palais, sur sa chaise de gardienne, elle revient sans cesse sur sa « phrase ». C’est sans doute ce à quoi le lecteur est confronté, dans Le Musée national : la phrase. Parfois trop « écrite », maniérée. Parfois cédant à la facilité de l’homophonie pour dénoncer la frivolité (« Être une belle femme n’aurait rien à voir avec le cosmos étique de la cométique ») pour, plus loin, dans un sursaut, se regarder écrire comme Céline et en rire (« Mais voilà que sans y penser j’écris presque comme Céline… avec pics d’exclamation et les fameux trois points… »). La troisième partie du roman – qui ne compte que quatre pages et demie – nous annonce la métamorphose de Juliette : elle sera écrivain. Mais pas forcément romancière… l’écriture peut prendre d’autres voies.
Cette Juliette Cramer, au fond, n’est pas attachante. Elle est la narratrice, à la première personne impliquée, d’un monde qu’elle dénigre systématiquement. Son amant Arthur et son collègue indien avec qui elle joue aux échecs sont les seuls, où presque, à sortir indemnes d’un jeu de massacre caustique où périssent à peu près tous les autres personnages. On lit le roman avec plaisir, mais ce n’est pas le roman lui-même que l’on retient. La dernière page tournée, on repense aux enchaînements, aux glissements, aux correspondances mises à nu : comment Aragon dans son Courbet, cite Baudelaire ; à quel point Carpeaux, Watteau et Rodin peuvent être étudiés en parallèle ; pourquoi Cézanne, Matisse, Picasso et Nietzsche sont allés peindre ou écrire sous le ciel le plus bleu qui soit.
Bleu et orange… couleurs complémentaires. Huit ans après Le Musée national, Cécile Guilbert publie – et met en page, scénarise et scénographie – un essai sur Andy Warhol intitulé Warhol spirit (Grasset, 2008, prix Médicis essai). En vingt chapitres, une ouverture et un épilogue, elle écrit sans doute, là, un roman véritable. Un roman sous forme d’essai – alors que Le Musée national a des allures d’essai sous sa couverture blanche –, un roman graphiquement éclaté, en couleurs (orange, blanc, gris et noir), dramatiquement conduit. Le roman de Warhol.