Six mois depuis mai, depuis la fin du travail de post-production, mixage avec Vincent, étalonnage avec Elie et Lionel. Avant l’angoisse à l’approche de la sortie, le 13 novembre, il y a eu l’intranquillité. Non pas l’insatisfaction. Nous sommes, collectivement et individuellement, heureux du résultat : producteurs, coproducteurs, comédiens, techniciens. Nous nous réjouissons les uns et les autres d’avoir choisi de retourner certaines scènes de lecture, en octobre 2012, pour les transformer en scènes de jeu et donner à l’ensemble la cohérence d’un film de fiction.
Toute une équipe qui se retrouve trois mois plus tard pour terminer son ouvrage avec un même enthousiasme et une même ferveur. Le temps s’est mis de notre côté puisque chacun a pu se libérer pour deux jours et deux nuits. Le ciel aussi : le lundi 22, c’est un air et une lumière de printemps pour un épisode du film censé se dérouler au début de l’été 2011. Reconstitution de ligue dissoute, retrouvailles fraternelles, atmosphère chaleureuse et besogneuse. La matière est là, entièrement là, pour compléter le montage, donner toute leur épaisseur aux personnages et raconter l’entièreté de l’histoire.
Mais une fois le travail sur l’image et le son abouti chez Philippe Akoka et Alain Peyrollaz nos amis de Film Factory et Good Lap, je vis jusqu’en novembre dans une frustration dont je ne parviens pas à cerner les contours, à percer le mystère. En réalité, je ressens qu’il manque quelque chose à Doutes pour atteindre une forme de complétude. Comme les enfants, que j’appelle les « pas finis ».
Intranquillité, donc, qui va commencer à se dissiper lors de la première projection organisée par La Règle du Jeu, le 14 octobre 2013, à la Pagode, dont les 200 places sont fort heureusement occupées. Présentation rapide du film sur jambes branlantes après quelques mots d’Alexis Lacroix. Puis je reste dans la salle, installée en son barycentre, pour l’entendre respirer, éventuellement soupirer, rire, ronfler, et pourquoi pas ricaner. Je reconnais quelques amis sur deux ou trois rangées de fauteuils, pas mal de journalistes politiques, un conseiller du Président de la République, de jeunes députés socialistes (oui, oui, jeunes pour la France : ils ont plus de quarante ans et moins de cinquante), des écrivains, un politologue. La séance passe à la vitesse de la lumière. Je vois de la concentration (elle est évidemment requise par la densité du texte, les évocations de l’actualité politique des dernières années), et je me réjouis qu’on s’esclaffe là-même où je l’avais voulu.
Je savais déjà en écrivant le scénario que le projet susciterait des réactions viscérales à la mesure de la radicalité de son propos et de sa forme (notamment cette interrogation sur le désenchantement à gauche, le langage omniprésent, le choix d’une caméra proche des visages, des regards). Adhésion ou rejet absolu. Il y a bien entendu un biais lorsque la salle est invitée, lorsqu’elle est parisienne comme ici, que certains peuvent se projeter dans les archétypes de mes personnages germanopratins, ou ne pas vouloir s’y reconnaître. Pascal Arnold, l’homme au chapeau noir qu’il ne porte d’ailleurs plus, le coproducteur du film, s’est posté incognito à la sortie. Il a vu une jeune femme surgir et sans ambages lui déclarer : « Oh la la, trop de mots, tellement de mots. Qu’est-ce que je vais en faire, de tous ces mots ? Il faut que j’aille marcher, maintenant, tout de suite. ». Il a vu quelques spectateurs déconcertés, qui avaient trop fortement ressenti cette impression d’enfermement que le film voulait donner. Il a vu ceux aussi qui étaient sous le coup de la détonation de l’avant-dernière séquence de Doutes. Le plus souvent, il a vu de l’émotion. Applaudissements nourris, selon Pascal et tous les habitués de l’exercice. Politesse ? Peut-être.
Les trois quarts des spectateurs (et en effet nous évaluons à 70 % le taux de satisfaction, comme on dit aujourd’hui), les trois quarts, donc, restent dans le hall du cinéma après la projection. Ils posent des questions, partagent leurs sensations, se souviennent de leurs propres réflexions et interrogations lors d’épisodes de cette histoire récente, dissèquent les personnages, veulent savoir comment l’envie de s’attaquer à ce sujet est née, s’émerveillent du jeu de Suliane et de Lara et découvrent la présence minérale de Benjamin. Politesse ? Peut-être.
Il y a là un homme de 11 ans. J’ai 11 ans, moi aussi. Pour des raisons qui ne sont pas les mêmes que les siennes, et pas si éloignées en même temps. Et puis j’avais 11 ans quand j’ai appris son nom : c’était en 81. Serjemoati, comme Karlémami dans Les Mots de Sartre. Cette identité convoque tout un cortège d’images, Panthéon, rose au bout d’une longue tige dans une main de Président nouvellement élu, Jean Jaurès, Jean Moulin, Victor Schœlcher, Mitterrand qui disparaît un peu trop longtemps de l’image (il s’est perdu dans le dédale du monument), Hymne à la joie, marée humaine dans la rue Soufflot… Serge Moati, pour moi, c’est l’autre homme du 21 mai. Il y avait l’acteur d’un côté, le réalisateur, de l’autre. Et ce sont tout autant le lyrisme de la séquence que la signification de ce moment tant attendu par les miens, et moi à leur suite, qui enjoignent la petite fille de s’enfermer chez sa grand-mère dans une pièce exiguë et mal ajustée à la grandeur de l’événement, pour se promettre ce jour-là un destin politique dont, très rationnelle dans son ridicule solitaire et grandiloquent, elle a conscience que la première marche devra être Sciences Po.
Serge Moati est passé du Panthéon à la Pagode, en enjambant une trentaine d’années de désillusions pour moi. Il est là, ce 14 octobre, et il m’ouvre ses bras. Sa façon de me serrer contre lui, je la vis comme une consolation. Et lui qui aurait pu tout détester de ce film, n’y voir que renoncement, remise en cause de sa propre histoire, il me dit comment il est touché (il écrira plus tard frappé au cœur), passionné par l’entrelacs de l’histoire politique et de l’histoire intime, amusé aussi par la mise en scène tantôt ironique tantôt empathique de mes personnages de ce petit monde parisien. Politesse ? Peut-être.
Et pourtant, il existe une chose dont j’ai du mal à douter : la sincérité d’un homme de onze ans. Des yeux d’enfant qui, derrière les cercles de leurs lunettes, parlent davantage encore que ses mains et ses bras toujours en mouvement.