A cette tribune, certains ont déjà abondamment évoqué le rôle essentiel des écrivains et des intellectuels dans la dénonciation du racisme à répétition dont notre chère Christiane Taubira a eu à souffrir. Mais je voudrais aborder devant vous un aspect moins sympathique, moins glorieux de cette mobilisation : l’attitude pour le moins discrète, effacée, de la gauche officielle, du moins jusque la publication de l’ignominieuse couverture de Minute.
Je suis très heureux que Jack Lang soit présent ce soir parmi nous, parce que je suis convaincu qu’il y a vingt ans encore, la gauche officielle ne serait pas restée à ce point absente, muette, et je pèse mes mots. Parlons un instant de ce qui s’est passé autour de Christiane Taubira avant le scandale Minute : le silence étouffant des principaux responsables politiques de la gauche officielle. Des intellectuels se sont exprimés ; des écrivains ont publié des textes ; des journalistes ont multiplié articles et enquêtes. Souvenons-nous, par exemple, de la une de Libération. Mais à gauche ? Tous ceux en faveur de qui la quasi totalité de cette salle a voté il y a quelques mois encore ? Le silence, je répète. Un silence insupportable. Et quand on se permettait d’interroger les principaux responsables de la gauche officielle, de leur demander pourquoi ils « s’écrasaient » à ce point, leur réponse était proprement insupportable : « Surtout, en dire le moins possible, surtout en faire le moins possible, pas de scandale, surtout pas »…
J’ai entendu des ministres, des « camarades » qui siègent au conseil aux côtés de Christiane Taubira, tenir cette explication invraisemblable, et je les cite : « Interdire la parole, serait-elle abjecte, ce serait une preuve supplémentaire que l’on ne peut rien dire dans ce pays. Et ne pouvoir rien dire, ça donne des voix supplémentaires au Front National ».
Ce ne sont pas des responsables, des militants ou des électeurs de droite « dure » qui me tenaient ce genre de propos ; ce ne sont pas des crypto racistes ou des crypto lepénistes. Rien à voir non plus avec ceux qui avaient approuvé l’ignoble discours de Grenoble, celui de Nicolas Sarkozy à l’été 2010. Non, ces ignominies – car c’est bien de cela dont il s’agit – étaient proférées par des responsables influents de la gauche officielle. Voilà une preuve supplémentaire, mais nous le savions déjà, qu’ils ont perdu, depuis longtemps, le combat culturel et idéologique contre le camp d’en face.
J’ai souvent parlé et écrit à propos de ce que Marianne a appelé le « politiquement correct ». Or, le politiquement correct s’est inversé. Dire aujourd’hui que les propos tenus contre Christiane Taubira sont abjects, c’est quasiment du politiquement … incorrect. Le politiquement correct, désormais, relayé en boucle par de nombreux journalistes et essayistes influents, tambouriné par des journaux paraît-il en vogue et à la hausse, c’est de déminer les ordures déversées sur la ministre de la Justice. Ecoutez, partout, tout le temps, sans arrêt : « Tous ces propos, c’est une blague, certes de mauvais goût, mais une blague, et ce n’est pas grave qu’on puisse dire des blagues, ce qui est grave c’est d’en faire toute une affaire, c’est d’en faire tout un scandale ». La politique de la blague. L’idéologie de la petite blague. Et la défaite immense de la gauche et des humanistes.