On voudrait croire que l’accord américano-russe de samedi, sur la Syrie, constitue bien l’« avancée » dont on se gargarise presque partout.

Et l’on prie pour que la fermeté de la France – mais elle est bien la seule ! – finisse une nouvelle fois par payer et par entraîner la communauté internationale.

Mais, pour l’instant, quel bilan !

Je ne parle pas de la lettre même de l’accord dont les experts ont aussitôt noté qu’il était : 1. inapplicable (comment, dans un pays en guerre, rassembler, puis détruire, 1 000 tonnes d’armes chimiques dispersées sur tout le territoire ?) ; 2. incontrôlable (il y faudrait, selon les estimations les plus raisonnables, vingt fois plus d’inspecteurs que n’en ont mobilisé, l’été dernier, les Nations unies et qui sont restés, pour l’essentiel, enfermés dans leurs hôtels ou baladés par le régime) ; 3. infinançable (les Etats-Unis ont investi entre 8 et 10 milliards de dollars pour détruire leurs propres armes chimiques et, vingt ans après, y sont encore !) ; 4. soumis à un calendrier (« mi-2014 ») qui, outre qu’il ne veut techniquement rien dire, sonne comme une mauvaise farce dans un pays où l’on tue, depuis deux ans et demi, à l’arme conventionnelle, des centaines de civils par jour ; 5. l’équivalent d’un tour de passe-passe dont le principal effet sera, en se défaussant sur les inspecteurs, d’externaliser, pour ainsi dire, la tragédie et de retourner, en parfaite bonne conscience, dormir du sommeil de l’Injuste (on songe, la mort en plus, à ces entrepreneurs voyous qui, à l’aube de la crise financière des années 2000, isolaient leurs actifs toxiques dans des filiales fantômes où on ne les voyait plus mais d’où ils continuaient d’émettre leurs radiations malignes)…

Mais je parle, en revanche, de Bachar el-Assad qui passe, comme par enchantement, du statut de criminel de guerre et contre l’humanité (dixit Ban Ki-moon) à celui d’interlocuteur incontournable, voire convenable et dont on ne tardera pas, j’en prends le pari, à saluer l’esprit de coopération et de responsabilité.

Je parle de Poutine qui accomplit le tour de force, en faisant oublier, au passage, ses propres crimes en Géorgie, en Tchétchénie, en Russie, de poser au faiseur de paix avec le même aplomb que, l’été dernier, et les étés précédents, à l’athlète superman terrassant les baleines, les tigres ou les méga-brochets.

Je parle de cette Amérique hésitante, timorée, qu’on a vue, dans l’incroyable séquence où entrèrent en contradiction le sage et fort discours de John Kerry et celui, étrangement indécis, de Barack Obama, tenir successivement et presque simultanément toutes les postures géopolitiques disponibles – je parle de cette Amérique s’affaiblissant à plaisir et que le même Poutine, avec son ahurissante leçon de morale démocratique publiée dans les colonnes du New York Times, s’est payé le luxe de venir humilier à domicile.

Je parle de la Corée du Nord ou de l’Iran, où l’on aura de bonnes raisons de penser, désormais, que la parole de l’Occident, ses mises en garde, les promesses faites à ses alliés, ne valent rien : ce sera faux ? imprudent ? et les mêmes qui auront délivré à Assad son permis de tuer finiront par se fâcher quand on en sera aux ayatollahs franchissant le seuil du nucléaire ? peut-être ; mais le seul fait que l’on puisse le penser, le fait que tel islamiste fanatique, ou tel dictateur fou, croie pouvoir jouir, dorénavant, d’une impunité modèle Damas constitue, dans les relations internationales, une source de malentendu, donc d’instabilité, sans commune mesure avec ce qu’eût été le coup de semonce militaire programmé, puis abandonné, par le Pentagone et la France.

Et puis je pense enfin, en Syrie même, aux civils que les bombardements n’ont encore ni tués ni fait fuir et qui se trouvent plus que jamais pris dans l’étau : l’armée gouvernementale, d’un côté, appuyée par ses conseillers russes, ses supplétifs du Hezbollah et ses Gardiens de la révolution venus de Téhéran – et les groupes djihadistes qui, de l’autre, tireront inévitablement argument de cette démission de l’Occident et se présenteront, plus que jamais, avec toutes les conséquences que l’on devine, comme le seul bouclier pour un peuple poussé à bout.

Il y a, dans le lâche soulagement ressenti presque partout à l’idée de voir, quelles qu’en soient, donc, les conséquences, « s’éloigner la perspective des frappes », une tonalité qui ne peut que rappeler de détestables souvenirs.

L’Histoire ayant plus d’imagination que les hommes, supposons un Assad qui, enivré par cet incroyable sursis, commette un nouveau « massacre de trop » ; ou le compteur tragique franchissant un nouveau record (150 000 morts ? 200 000 ?) paraissant insupportable, tout à coup, à cette opinion publique qui décide désormais de la paix et de la guerre ; ou des inspections prenant un tour dramatique dont on n’ose formuler le scénario mais qui obligerait, cette fois, à une riposte et à des frappes ; alors, on se rappellera, toutes proportions gardées, le mot célèbre et funeste : « nous avons, pour éviter les frappes, pris le parti du déshonneur ; nous aurons eu, en fin de compte, et le déshonneur, et les frappes »

2 Commentaires

  1. Et pourtant, le Conseil de sécurité l’a finalement accepté et l’auteur, comme d’habitude d’ailleurs, a tort! Et pour ceux qui lisent l’anglais, je les invite à lire cet excellent article Lire sur realpolitik.tv l’excellent article de l’Independent http://www.independent.co.uk/voices/comment/gas-missiles-were-not-sold-to-syria-8831792.html
    Donc Assad n’y est pour rien et c’est une éclatante victoire de Poutine… Quel débandade pour le camp de la guerre et de la mort et de ses grands gourous dont BHL, Fabius (il était un brin coincé au CS, vous ne trouvez pas?), Obama, Hollande et les cheikh « très démocratiques » des royaumes moyenâgeux saoudien et qatarien.

  2. Je ne dirai pas que l’accord américano-russe fut une victoire pour Vladimir Poutine. Ça m’écorcherait la bouche. Assad est désormais un Nasrallah au cube. La défaite du monde libre face à son abomination a quelque chose de la seconde guerre du Liban. Imprudemment, Israël avait vendu la peau du Hezbollah avant de l’avoir tué. La déculottée de Téhéran passa aux yeux du monde pour une victoire sur le principe de dissolution. Nul n’a dissous Assad. Mais c’est maintenant à un terroriste, et même à un hyperterroriste patenté que nous avons affaire. Reviendra-t-il à la table des négociations selon la logique amnésiante de nos bandes médiatiques tel un renouveau-né? Il ne tient qu’à nous que cela se réalise. Il me tient donc à cœur que nous rendions cette ignominie à jamais impossible et que la mise à genoux de Poutine — je lui donne consistance et l’utilise comme un verrou sur le vagissement de ses idiots utiles — soit la première d’une longue série de hauts faits en trompe-l’œil où l’Ouest remonté à bloc va l’amener à croire que la responsabilité de protéger prend tout son sens en lui tout comme l’idée de désarmer celui qu’il nomme son «obligé», lequel, jusqu’à présent, il armait jusqu’aux dents. Cela m’enragerait que la gestion du conflit syrien ait pu réjouir qui que ce soit dans les hautes sphères. Car le masque de Bachar est bel et bien tombé. Le monde sait à présent ce dont il est capable. Il n’y aura plus bientôt que ceux en qui remueront les mêmes crimes pour faire de lui leur roi. La prochaine étape comprendra donc le classement de la République arabe syrienne dans la liste onusienne, ou ueusienne pour commencer, des États hyperterroristes. Et ainsi, le Béchir de Damas pourra couler des jours heureux au pays en purée qu’il se verra administrer sous perfusion sur son lit de déjà-mort. Satisfaisant? Pas vraiment, non. Mais il y a tant de choses qui ne satisfont pas aux exigences du plus petit des miens. Que l’arbre Ben Laden ait caché une si cauchemardesque forêt, par exemple… Que Robert Hébras ait à ressentir l’odeur dégueulasse d’un retournement de culpabilisation digne de la séance de torture judiciaire de Raymond Aubrac menée de main de «maître» par l’avocat de Klaus Barbie. Hollande n’y est pour rien; il sait où nous en sommes. C’est donc à nous de lui tendre le bâton pour nous faire battre. L’homme que nous sommes va devoir cesser de régresser à l’infini. Apprendre à faire la différence entre l’innocence et la circonstance. Des centaines de milliers de jeunes sont passés dans le hachoir conscientiel de la LVF ou autres Hitlerjungend. Sous influence, ils ont commis l’irréparable. Leurs crimes ont certes pour responsables, entre autres, les Socrate qui les ont accouchés, mais malgré moi, je ne peux m’empêcher de penser que pour une part non négligeable, les mains qui les ont perpétrés y sont un peu pour quelque chose. Le libre arbitre n’est suspendu que chez les êtres atteints de troubles psychiatriques, je laisse la suite à Timsit, je n’ai pas ses avocats… À l’heure où je vous parle tout seul, on attend de Robert Hébras qu’il se défende du monstrueux désir qu’il aurait éprouvé à culpabiliser les SS alsaciens ayant participé à la mise en scène démoniaque de laquelle il a miraculeusement réchappé. Je vois déjà la régression continuer. Je vois Serge Klarsfeld condamné à verser un euro symbolique aux héritiers d’Alois Brunner, l’obligé d’Assad père, à moins que ce ne fut l’inverse, dont il n’avait jamais tenu compte du jeune âge au moment des crimes inexpiables qu’il ne renonçait pas, le méchant homme? à lui faire expier. Ici comme ailleurs, il n’est question que de cela : l’effacement de la ligne qui délimite le contour du mal. Mes chers Adolesciens. Les dix-huit ans d’hier n’ont rien de commun avec ceux d’aujourd’hui. Les incorporés de force furent bien incorporés de force, mais si j’accepte de m’attarder un instant sur ce à quoi ils furent forcés, faire subir à leurs compatriotes un supplice absolu, un cauchemar si impossible à représenter que Robert Enrico ne put qu’en esquisser la douleur sous un symbole qui, de par sa nature de suggestion, demeurerait impossible à se sortir de tête, je dois bien convenir que, en préambule à une politique de réconciliation internationale, les incorporés de force n’ont pas été des criminels de force. Ils ont toujours eu la liberté que leur offrait leur uniforme de décider qu’en lieu et place du neuvième cercle de Dante, le maquis serait un moindre mal pour leur pauvre carcasse. Se retrouver face au peloton d’exécution après qu’on aura déserté le STO à mains nues entre deux rampes de gardes, je peux imaginer qu’on y réfléchisse à deux fois. Risquer une balle pour avoir tenté d’empêcher l’arme au point qu’on inflige à plusieurs centaines de femmes et d’enfants le sort d’Ilan Halimi, ça se citerait en exemple, et le contraire en contre-exemple. L’ADEIF (Association des évadés et incorporés de force) est là et elle prouve que les propos de monsieur Hébras sont vrais. Il suffit de connaître un peu l’Histoire de l’Alsace pour savoir que parmi ces jeunes, incorporés à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, il y eut des évadés. «La France de demain dépendra de la manière dont elle aura jugé Papon», m’entends-je encore m’inquiéter de mon sort. Le monde de demain dépendra de la manière dont il aura jugé Assad. Souhaitez-vous qu’on en reste là?