A vingt-quatre ans d’intervalle, deux paquebots se sont croisés. Du «Chrobry», battant pavillon polonais, le 21 août 1939, c’était un Gombrowicz juvénile et allégé, en état d’apesanteur, qui débarquait en Argentine, terre de l’immaturité. Le 8 avril 1963, à bord du «Federico Costa», douloureusement arraché aux parties d’échec, aux beautés adolescentes, aux coteries de café, à 59 ans, invité par la fondation Ford à Berlin, Witold Gombrowicz fait le chemin inverse. Il cingle vers l’Europe retrouvée. Quelle déception! «L’Europe, au lieu de m’éblouir par sa nouveauté après des années de pampa, des années passées loin d’elle, s’écroule en un tas de lieux communs déjà usés.» A Paris, on l’idolâtre, il grimace. A Berlin, on l’accueille, il calcule. Ce n’était pas que simple ingratitude. Scorpion qui se pique lui-même, Gombrowicz est entièrement tendu vers la Pologne, s’efforçant en pensée de franchir le mur, conscient que là, il trouverait son passé. «Aller, ne pas aller en Pologne? Cette question m’avait hanté dès le bateau.»
Un évènement extérieur interrompt le tête-à-tête fasciné entre Gombrowicz et la Pologne au regard de méduse, entre l’homme vieillissant et cet autre lui-même, au «visage de 10, de 16, de 20 ans». Barbara Witek-Swinarska, une apprentie-journaliste qu’il avait rencontrée parmi ses amis berlinois, fait paraître à Cracovie le 22 septembre 1963 un entretien falsifié «A propos des distances ou une conversation avec le maître» («Zycie Literakie»), où elle accuse Gombrowizc d’égotisme, de mégalomanie, d’antipatriotisme, et le compare à Malaparte. «Il devait parler ainsi en 1939» lâche-t-elle, fielleuse. Comme une houle, de part et d’autre du mur, devant un Gombrowicz ébahi, blessé, silencieux, s’échangent les diffamations et les réponses faites par la Pologne émigrée à la Pologne de Gomulka. Toute cette campagne de presse, qui dure plus de quatre mois, le dépossède de son sens tactique, le pousse dans l’absurde d’un exil absolu. Voici comment Constantin Jelenski, dans la revue de l’émigration polonaise, «Kultura», résumait ironiquement la calomnie :
«L’acceptation par Gombrowicz d’une bourse d’un an de la fondation Ford, c’est trahir la Pologne, brader la frontière de l’Oder-Neisse, devenir le laquais des Allemands! Des nazis!»
L’entretien accordé à Tadeusz Nowakowsi – que nous présentons ici – avec ses provocations, ses phrases tirées au cordeau, son humanisme orgueilleux, est une pièce déplacée sur l’échiquier de la polémique. Il doit se comprendre comme tel. Il doit aussi se lire comme le refus de toutes les réductions, les «maudits rapetissements», comme l’eût dit Gombrowicz. C’est en cela qu’il est révélateur. Derrière le désir de compromettre politiquement l’hôte de Berlin s’avance, à peine masquée, la menace d’une définition nationaliste. «Il est possible de tout supporter sauf de voir un écrivain polonais se libérer de sa polonité à Berlin-Ouest» lit-on dans la presse du moment, qui le rapproche d’Aleksander Wat (1900-1967), marxiste repentant qui poussa l’expiation jusqu’au suicide. Gombrowicz refuse la politique. Celle-ci se venge en le sommant d’annoncer la couleur.
Qui est-il, où est-il, Gombrowicz? Un polonais occidental? Un émigré? Un apatride? La réponse claironne cet orgueil de l’homme universel : «Je voulais être moi-même, pas un artiste, ni une idée, ni mes propres œuvres – rien que moi – au-dessus de l’art, de l’œuvre, du style, de l’idée.» Berlin pour Gombrowicz, c’est le premier échec, ou du moins la fissure, de l’ambition universaliste. Le voici, malgré ses efforts, englué dans la Pologne. S’il refuse, s’il double le mur réel d’un mur mental, alors, comme cette nuit où il regarda par la fenêtre d’Hohenzollerndamm avec ses jumelles, le brouillard l’encercle. Les silhouettes qu’il distingue viennent de l’horreur. Chaque bourgeois abrite en creux un assassin hitlérien. Lui-même, pour détruire les certitudes, se métamorphose. «Moi, polonais, j’ai été forcé de me muer en Hitler.» Survient donc la solitude.
Poignante, atroce, réconfortante pourtant, moins amère que l’irréalité de Berlin. Perdu dans la «cité-île, cité-chimère», et «complètement abandonné de tous, des Polonais, des Argentins, des Berlinois» selon son amie Ingeborg Bachmann, caméléon sans identité, génie de la variation à jamais incapable de se rassembler, Witold Gombrowicz fait l’équilibriste au-dessus des gouffres. «Pourquoi donc n’avais-je pas compris que pour moi l’Europe, ce ne pouvait être que la mort ?»
Manuel Carcassonne
Tadeusz Nowakowski : Oscar Wilde a dit qu’il n’y avait pas de questions indiscrètes, qu’il y avait seulement parfois des réponses indiscrètes. Voici ce que je voulais vous demander : le bruit court que vous êtes un écrivain de type égotiste, que vous vous préoccupez beaucoup de votre propre personne, etc. Ma question ne vous paraîtra peut-être pas très courtoise et elle est un peu simpliste, mais comment réagissez-vous à ce genre de critiques, qu’on vous adresse souvent, surtout dans l’émigration ?
Witold Gombrowicz : Oui, ceux qui disent que je m’occupe de moi-même ont certainement raison. Mais ils ont tort, à mon sens, d’affirmer que c’est mal, car l’Eglise catholique elle-même recommande à l’homme de s’occuper de lui. C’est-à-dire du salut de son âme. Je ne vois donc pas pourquoi ce serait un crime que d’avoir poussé la chose, comme je l’ai fait, jusqu’à un certain extrême. D’abord, je l’ai fait tout à fait sciemment, pour m’opposer justement aux tendances collectivistes actuelles qui soumettent l’individu à la masse et s’efforcent de nier sa valeur et son importance, et puis je crois par ailleurs que toute attitude en matière artistique n’a de sens que si elle est poussée à l’extrême, jusqu’à ses conséquences extrêmes. Je suis donc un égotiste cohérent. Pendant de longues années, j’ai été un écrivain non reconnu, négligé, ce qui n’était certes pas agréable. C’est pourquoi il est venu un moment où je me suis décidé à répondre à ces messieurs les critiques d’une façon très rude, et j’ai répondu à la négligence par la négligence, à l’impertinence par l’impertinence, aux injures par les injures. Je pense que c’était là une politique logique – ce n’est pas moi qui avais commencé – et il s’avère aujourd’hui que j’ai eu raison puisque ma littérature a acquis un certain prestige dans le monde, ce qui prouve que ceux qui me négligeaient se trompaient. Il ne faut voir dans tout cela aucun rancune, je pratique seulement une politique littéraire tout à fait froide, consciente et conséquente. Dans le milieu polonais, il m’était radicalement impossible d’en avoir une autre car je n’ai jamais réussi à dialoguer de façon normale et convenable avec ces messieurs.
T.N. : Puis-je vous interrompre ? Dans ces polémiques, ces «gombrowiques», si l’on peut les appeler ainsi, ressurgit assez fréquemment le problème de votre attitude envers le patriotisme polonais. Vous savez qu’aujourd’hui plus que jamais, sur les bords de la Vistule, certains ont mis votre nom sur la liste de ces étrangers polonais qui essaient de sauter par-dessus leur ombre, qui ont entrepris d’être des cosmo-Polonais, ou en tout cas des non-Polonais. Que pourriez-vous nous dire à ce sujet – si vous avez envie d’en parler, bien entendu ?
W.G. : Jamais je ne me suis demandé, ne fût-ce que cinq minutes, si je suis polonais ou si je ne suis pas polonais, si je suis un écrivain polonais ou si je ne suis pas un écrivain polonais. Quand je dois écrire quelque chose, j’essaie de le faire de la manière la plus intelligente et la meilleure possible. Mais lorsque j’écris, je n’ai pas à me demander si je suis polonais ou si je suis chinois. Je suis un homme et je dois faire mon travail le mieux possible. Je pense que ceux qui s’efforcent d’être trop polonais se pervertissent justement. Car si un homme est polonais, sa polonité s’exprime d’elle-même lorsqu’il est librement polonais et non pas s’il s’impose cette polonité par le raisonnement.
T.N. : Et le problème de la langue polonaise, quel rôle joue-t-il dans la transmission de votre message ?
W.G. : Je dois écrire en polonais car c’est ma langue et je la maîtrise. Mais je pourrais bien sûr écrire dans une autre langue si je la maîtrisais comme je maîtrise le polonais. Je suis un écrivain polonais parce que je dois m’exprimer en polonais.
T.N. : Ne croyez-vous pas que le fait que vous ayez grandi sur ce terreau culturel polonais – que vous l’admettiez ou non – détermine tout de même aussi votre attitude envers la vie et le monde ?…
W.G. : C’est très possible, et de nombreux critiques ont même affirmé que j’étais un écrivain éminemment polonais, polonais à cent pour cent, par le ton, l’attitude, la culture, mais ce sont là des choses qui ne dépendent pas de moi ; ce sont des choses qui doivent s’imposer d’elles-mêmes, je ne les y aiderai pas et je ne me contraindrai pas non plus. Que voulez-vous, quand j’écris, je ne suis ni polonais, ni chinois, je suis Gombrowicz.
T.N. : Oui. Un de vos héros dit : Je ne suis pas fou au point de croire quelque chose ou ne pas le croire – c’est Gonzales, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez ? Mais puisque nous parlons des affaires polonaises, vous êtes sans doute d’une façon ou d’une autre captivé, sinon par l’œuvre de certains écrivains, du moins par certains phénomènes ou par l’absence de ces phénomènes. Comment ressentez-vous et comment appréhendez-vous le problème de la culture polonaise aujourd’hui ?
W.G. : Pour moi, la culture polonaise est aujourd’hui complètement pervertie parce qu’elle n’est pas en relation directe avec le monde. La culture polonaise aujourd’hui est quelque chose d’hermétique, elle se nourrit de valeurs internes qui sont fausses, artificielles, sans recoupement avec la réalité universelle. Pour moi, une culture sérieuse, c’est une culture qui vous met en relation directe avec le monde entier, c’est-à-dire qu’elle doit être universelle. Je pense que la culture polonaise n’est pas universelle et je dois dire qu’à moi personnellement, la littérature polonaise m’a très peu apporté parce que la littérature polonaise ne s’est jamais vraiment souciée de l’individu. Elle a toujours été une littérature à caractère pédagogique, qui voulait subordonner l’individu à la nation, ou bien à une raison supérieure, ou au catholicisme, ou à autre chose encore. Mais elle ne s’est jamais vraiment préoccupée de l’individu. C’est pourquoi la littérature française ou la philosophie allemande, par exemple, sont pour moi infiniment plus importantes que ce que peut produire la littérature polonaise, surtout contemporaine.
T.N. : Le fait, pour un homme de lettres écrivant en polonais, de séjourner hors des frontières actuelles de l’Etat polonais ne l’autorise pas encore, en principe, à être qualifié d’écrivain émigré. Ce n’est pas ici le lieu, ni le moment, pour entamer une discussion de fond sur le thème : Qu’est-ce qu’une littérature émigrée ? Mais je voulais seulement vous demander si cela vous convient, comment vous vous sentez dans ce rôle. Vous considérez-vous comme un écrivain émigré ou pas ?
W.G. : Je n’en ai aucune idée et je ne comprends pas très bien tous ces qualificatifs. Quand j’écris, je ne suis ni chinois ni polonais, je ne suis pas un écrivain émigre ou non-émigré, je suis tout simplement Gombrowicz, qui s’exprime comme il peut, voyez-vous ? Je n’ai donc aucun souci de cet ordre, je ne me pose absolument pas ce genre de question.
T.N. : Mais le fait que vous vous exprimiez sur des problèmes de votre existence, sur des problèmes humains, qui concernent l’humanité entière, en habitant non pas Varsovie mais Buenos Aires ou Paris, influe d’une façon ou d’une autre sur vos déclarations ou votre manifeste artistique.
W.G. : Que l’écrivain habite Ciechocinek, New York ou Londres, il faut bien qu’il habite quelque part, n’est-ce pas ? Et peu importe où il vit, l’essentiel c’est ce qu’il écrit. Et ce qu’il écrit est important si cela possède justement un caractère universel et non pas neutre. Ainsi donc tous ces problèmes n’existent pas pour moi, je ne sais pas du tout si je suis un écrivain émigré ou non-émigré, polonais ou non-polonais, ces choses-là me sont complètement indifférentes quand je suis en train d’écrire.
T.N. : Bien. En somme, ma tentative très maladroite pour transformer Witold Gombrowicz en quelqu’un d’autre, en un non-Gombrowicz, a échoué. Je vous souhaite donc de continuer à être Witold Gombrowicz.
W.G. : Dieu vous le rende…