On ne peut que se réjouir de la chute de Morsi. Mais pas nécessairement du vrai-faux coup d’État militaire qui a abouti au retour au pouvoir d’une armée qui l’avait accaparé pendant quelques 60 ans. On aurait préféré un scénario idéal : les manifestations monstres – les plus importantes sans doute qu’ait connues l’Égypte – et les pétitions – 22 millions de signataires obtenus par le mouvement Tamarrod – réclamant le départ du président élu en juin 2012 sous la bannière des Frères musulmans auraient abouti à sa démission ; de nouvelles élections auraient été annoncées dans la foulée ; l’opposition démocrate anti-islamiste, cette fois unie autour du seul candidat crédible, Mohamed el-Baradei – prix Nobel de la paix et figure internationalement connue – l’aurait emporté ; le pays retrouvait la confiance des investisseurs et des touristes, son économie redémarrait ; la démocratie régnait et tout aurait été beaucoup mieux dans un monde un peu meilleur.
Mais voilà, l’Histoire avance rarement comme on le souhaiterait, et les révolutions encore moins. Le fantastique soulèvement contre la dictature de Moubarak avait déçu les démocrates en débouchant, lors des premières élections démocratiques en Égypte, à la victoire de ce personnage falot et obscurantiste qu’est Mohamed Morsi. Résultat finalement pas très surprenant : il incarnait la confrérie des Frères musulmans dont le prestige reposait sur leurs années d’opposition constante malgré une répression féroce, sur leurs puissants réseaux fournissant de l’aide sociale et, enfin, sur le sentiment religieux traditionaliste de l’Égypte des campagnes et des faubourgs pauvres.
Mais le programme des Frères reposant avant tout sur l’idée que «l’islam est la solution», il ne pouvait guère permettre de répondre aux attentes économiques et sociales de la population. La corruption restait endémique, la bureaucratie d’État toute puissante, le tourisme chutait de plus en plus… En outre, leur tentative de mainmise sur tous les rouages de l’appareil d’État a suscité l’hostilité de secteurs de plus en plus vastes de la société. Comme en témoigne, par exemple, le scandale provoqué par la nomination comme gouverneur de Louxor de l’un des ex-chefs de Gamaa Al-Islamya, mouvement ultra-fondamentaliste responsable d’une tuerie de touristes en 1997 justement à… Louxor.
En un an d’exercice du pouvoir les Frères musulmans ont ainsi réussi à se mettre à dos la jeunesse urbanisée, les classes moyennes et une bonne partie de leur électorat populaire. A ce bloc se sont joints les partisans de l’ère Moubarak. Quant à l’armée, dont Morsi avait réussi à éliminer les anciens chefs, elle voyait d’un très mauvais œil une situation qui ne cessait de se détériorer. Ossature de la société égyptienne, elle possède des intérêts économiques gigantesques dans tous les secteurs d’activité, y compris dans le tourisme. Morsi s’était bien gardé d’y toucher, mais l’incompétence patente de son gouvernement devenait une menace pour les affaires des militaires. Ils ont senti que la surdité de Morsi face à une vague de contestation sans précédent menaçait de plonger le pays dans le chaos. Les patrons de l’armée, sous la direction du général Abdel Fattah al-Sissi, un homme formé aux États-Unis, ont donc décidé de déposer Morsi et d’arrêter plusieurs centaines des cadres de la confrérie, dont ses grands chefs.
La méthode donne un mauvais exemple. Le Printemps arabe, toujours vivace comme le prouve la révolution dans la révolution déclenchée par des millions et des millions d’Égyptiens, a un impérieux besoin de démocratie. Il faut donc espérer que les militaires tiendront leur promesse d’organiser très rapidement des élections et rentreront ensuite dans leurs casernes pour de bon. Ils se sont, une fois de plus, débarrassés de leur ennemi de toujours que sont les Frères musulmans. Ils l’ont fait cette fois plutôt en douceur – pour le moment du moins, malgré les premiers affrontements, ce vendredi 5 juillet, qui ont causé plusieurs morts chez les pro-Morsi. Mais ils n’auraient jamais pu faire tomber le président si la très grande majorité des Égyptiens ne s’était dressée contre lui. Il est peu probable que ces millions de gens qui se sont ainsi mobilisés laissent l’armée détourner l’avancée de leur révolution au profit d’un retour à l’ordre militaire autoritaire et corrompu du régime Moubarak. Les Frères musulmans viennent de perdre une bataille essentielle. Il est d’ailleurs frappant de constater la relativement faible mobilisation dans leur camp, tout juste quelques dizaines de milliers de personnes. Les démocrates n’ont pas gagné la guerre pour autant. Les scènes de liesse réunissant manifestants anti-Morsi et militaires (et policiers) risquent de bien vite cesser si le général Sissi privilégie les intérêts de sa caste au détriment du retour à la démocratie, sans lequel le géant égyptien continuera à s’enfoncer dans la crise. Son armée reçoit plus d’un milliard de dollars par an des États-Unis. Obama dispose ainsi d’un précieux moyen de pression pour rappeler à l’appareil militaire égyptien qu’il doit passer le relais aux civils dans les plus brefs délais. L’Occident a des responsabilités face au Printemps arabe. Il ne les a guère exercées aux côtés de la révolution syrienne. Il doit au moins les assumer en Égypte.