Troisième jour de l’accrochage des “Aventures de la vérité”, la grande exposition d’été de la Fondation Maeght (commissariat : Bernard-Henri Lévy) :
L’étonnante histoire de « Alkahest », tableau d’Anselm Kiefer, spécialement conçu pour cette exposition.
C’est une montagne magmatique refroidie, morte et encroutée, striée de ravines blanchâtres mais encore menaçante qui s’élève hors de la caisse qui, quelques minutes auparavant, la retenait encore prisonnière. Elle s’appelle Alkahest. Elle a été créée par l’artiste allemand Anselm Kiefer, spécialement pour ces Aventures de la vérité à la Fondation Maeght. Elle ne fait que trois mètres quatre vingt de large sur un mètre quatre-vingt dix de haut. Kiefer s’est retenu. Il fallait, en effet, que l’œuvre rentre dans les salles. D’après ses propres critères, il a fait petit. Elle n’en occupe pas moins un mur entier de la salle Chagall. Et elle n’en a pas moins, cette montagne primitive, ce corps originel, une force incroyable. La puissance que l’artiste insuffle à ses œuvres habituellement par le biais de formats monumentaux (il aime notamment travailler ses immenses sculptures au bulldozer) se retrouve ici concentrée dans cette forme craquelée et dure, dont on pourrait, pendant des heures, contempler les innombrables pliures, les crevasses, les recoins cachés et autres merveilles géologiques crées par la brosse et le pinceau.
La photographie le rend mal, mais, plus qu’une peinture, c’est une élévation en relief que Kiefer a enfanté : de gros empâtements surgissent et s’émancipent verticalement de la surface de la toile sur plusieurs centimètres, des gouttes de peintures pétrifiées à peine sorties du tube semblent, par endroits, en suspension. Cet effet saisissant, qui nous fait entrer dans l’œuvre et pousse le spectateur à multiplier les adjectifs pour la décrire (mystérieuse, éructante, magmatique, inébranlable, terrible, tordue, menaçante, écrasante, morte, torturée, fragmentée…) est obtenue selon une technique bien particulière, propre à Kiefer, qui lui permet de fixer, en la réfrigérant, la matière encore fraîche : c’est un processus qui provoque un vieillissement accéléré de la matière, en tout juste quelques jours ; une réaction chimique, alchimique même, qui permet de donner à cette œuvre de 2013 un aspect antédiluvien.
On taira la recette de fabrication du maître. On révèlera simplement qu’il y a, sur cette toile, outre de la peinture à l’huile, de l’acrylique, de la gomme, de la laque, du charbon, du sel et même du métal. La peinture vivante s’est donc brusquement figée ; c’est un monstre fossilisé, une empreinte de montagne sortie de la nuit des temps, comme par magie, comme par alchimie. On revient à ce mot. Alkahest c’est d’ailleurs le nom d’une substance alchimique mythique, citée pour la première fois par le célèbre médecin de la Renaissance Paracelse. Elle ramènerait n’importe quel corps à sa forme première et réduirait toute chose solide à une sorte de liquide indistinct. Alkahest c’est la substance régressive, le dissolvant universel. Rien ne lui résiste, l’or compris. On revient aux origines du monde, au magma primitif. Fantasme des hommes de tout temps.
Avec ce Kiefer, nous sommes dans un registre classiquement germanique, contes et légendes, expression décuplée et libérée.
C’est d’ailleurs, si l’on veut trouver un référent philosophique à cette œuvre, un autre Allemand exalté qui a théorisé la mouvance à laquelle on peut la rattacher : Friedrich Nietzsche, bien entendu.
Nietzsche le révolté, qui va contre la philosophie occidentale et sa prétention à tout englober. Nietzsche qui remet en cause la morale et la vérité telles qu’elles ont été conçues depuis la Grèce antique et va «par delà le bien et le mal».
Mais Nietzsche n’a pas écrit un mot sur la peinture. Son affaire, c’est la musique. Cependant, ce qu’il dit de la musique vaut pour l’art en général. La musique comme la peinture, comme la sculpture ou le dessin, n’ont rien à voir avec la vérité. Elles ne disent pas moins bien ou mieux que la philosophie l’Être ou l’essence des choses. Elles sont au-delà. La philosophie s’incline face à l’art, seul capable d’exprimer ce que Nietzsche appelle le Tragique. L’art explore une facette de notre expérience qui se dit en d’autres termes que la raison et son exigence d’exactitude.
C’est ce qui se passe ici : Kiefer n’est pas dans l’expression avec son tableau, il est au-delà, il est dans l’expressionnisme. Il grossit, il force le trait et nous donne à voir autre chose. Quoi ? Une certaine violence sans doute, de la rage, de la brutalité, peut-être est-ce un autoportrait de cet artiste tourmenté, ou peut-être pas : cela n’a pas tant d’importance car face à cette œuvre, comme face à toute production artistique, quelque chose se passe. Une manière non pas détournée mais plus forte de s’exprimer.
C’est, en tout cas, le triomphe de la matière, que même l’Alkahest n’a pas réussi à réduire et c’est, surtout, le triomphe de la peinture sur les philosophes, les philalètes de tout ordre.
Mais sortons du magma de la pensée pour revenir à l’accrochage du tableau. L’œuvre n’est pas encore complète. Un objet doit être fixé au devant de la toile : une balance en fer, celle des alchimistes, la balance des éléments, qui contiendra ici du sel et du souffre. Un assistant dépêché exprès d’Allemagne par le maître Kiefer supervise les opérations d’installation. Il place délicatement les fils et les morceaux de métal à quelques centimètres de la peinture. Le moment clé, l’acmé, survient quand il saisit un petit paquet de sel table (ramené d’outre-Rhin) qu’il verse délicatement, comme dans un sablier, sur l’un des plateaux de la balance. Très sérieux, il confie au personnel du musée deux ou trois autres paquets du même sel, «pour le remplacer au cas où les visiteurs voudraient goûter». Un tableau qu’on peut goûter ! Quel philosophe eût pensé à cela ?