Journal de l’accrochage de la grande exposition estivale 2013 de La Fondation Maeght.
« Les aventures de la vérité », dont le commissaire n’est autre que Bernard-Henri Lévy, aura lieu du 29 juin au 11 novembre.
A partir d’aujourd’hui et jusqu’à son vernissage, La Règle du jeu publie quotidiennement une image et un texte qui rendent compte de l’orchestration de plus d’une centaine d’œuvres anciennes et contemporaines, issues de collections publiques et privées, françaises et internationales.

 

Dans la salle Braque, le commissaire d’exposition supervise l’accrochage de Mélibée, un tableau peint en 1931 par Francis Picabia, qui va prendre place sur la cimaise du mur renommé «mur n°13» sur le plan d’accrochage conçu pour l’occasion. A ses côtés, un dessin vénitien du XVIIIe siècle et le Saint Luc peignant la Vierge de Pierre Mignard, une huile sur toile de la fin du XVIIe siècle, mais aussi une nature morte au voile d’Otto Dix, qui arrivera à la Fondation Maeght dans les prochains jours. Tout est encore calme dans les grands espaces blancs conçus par l’architecte catalan Josep Lluís Sert il y a cinquante ans. Aucun visiteur n’est autorisé à entrer, la lumière a été réduite au maximum et la salle Braque, au début du parcours, est éloignée de l’endroit où les caisses contenant les précieuses œuvres arrivent par dizaines tous les jours, sous la garde d’une équipe regroupant une petite foule de métiers : convoyeurs, restaurateurs, transporteurs, régisseurs…

Une fois accrochée, la placide nymphe Mélibée posera son regard imperturbable sur une quinzaine de tableaux, anciens comme modernes, mettant en scène pour la plupart un personnage : Sainte Véronique, cette jeune femme qui, sur le chemin du Calvaire, prise de pitié face au supplice du Christ portant sa croix, défit le voile recouvrant ses cheveux pour l’offrir au Messie exténué. Celui-ci, plaquant le tissu contre son visage maculé de sueur, y imprima miraculeusement sa figure. Ce qui n’était qu’un simple voile devint dès lors d’une des reliques les plus sacrées de la Chrétienté, la Sainte Face.

Des Véronique et des Saintes Faces, dans cette salle, il y en aura des signées Simon Vouet, Gérard Garouste, Antoni Tapiès ou encore Pierre Bonnard, avec son Nu sombre. Mais, pour l’instant, les deux œuvres qui accompagnent Mélibée et attendent elles aussi de prendre place sur le mur n°13 pendant quatre mois représentent une toute autre scène : l’apôtre Saint Luc peignant la Vierge. Sur la gauche du Picabia, au milieu du mur, un dessin sur ce thème d’un artiste vénitien du XVIIIe siècle, dont le nom s’est perdu avec le temps et qui revoit ici la lumière du jour pour la première fois, tiré des réserves du musée Fabre de Montpellier où il était remisé. Alliant le lavis, la plume, l’encre noire et le crayon noir, c’est un dessin trop achevé pour n’être que l’étude préparatoire d’un tableau, et d’une main trop sûre et maîtresse de son art pour n’être que l’oeuvre d’un simple assistant. On sait simplement qu’il fut réalisé à Venise, quelque part entre 1700 et 1800, comme l’indique les nuées d’angelots et les nuages aux courbes encore rococo qui rappellent l’art des Tiepolo. Le Mignard, sera accroché à gauche, près d’une Sainte Face de l’école de Murillo. Ce tableau, venu du musée de Troyes, est la dernière œuvre de l’artiste, peint à la veille de sa mort, alors qu’il était âgé de plus de quatre-vingts ans. Il constitue son testament artistique.

Enfin, sur la droite du mur, le Picabia, qui fera face à la Véronique de Gérard Garouste.

Mélibée, personnage de la mythologie grecque peu connu et peu représenté par les peintres, n’aurait rien d’une Véronique si ce n’était ce voile qui maintient ses cheveux et ce petit personnage au premier plan, près de sa grande main, vêtu d’un simple pagne – un Christ moderne.

Trois tableaux, les premiers des cent soixante qui composeront, à partir du 29 juin, une histoire vivante des relations entre peinture et philosophie.

Mais quel rapport entre ces deux épisodes pseudo bibliques, Véronique et la Sainte Face et Saint Luc peignant la Vierge, et surtout quel lien avec la philosophie ? Eh bien, ces deux histoires, l’une comme l’autre, sont des «inventions» – des coups d’Etat dit Bernard-Henri Lévy – des peintres eux-mêmes pour faire taire leurs censeurs, ces pères de l’Eglise de l’Antiquité tardive qui, à la suite de Platon, condamnaient le recours à l’image. La religion, comme la philosophie, est à ses débuts, profondément iconoclaste. Platon et les premiers pères de l’Eglise voient les œuvres peintes comme des vecteurs de fausseté, comme un redoublement inutile et dangereux du monde réel. On adore une image au lieu d’adorer l’original. Mais, à la fin, ce sont bien les peintres qui vont gagner et se défaire du diktat des penseurs et des théologiens : oui une image peut mettre en présence de Dieu, oui un tableau peut avoir la même force que le texte et oui l’on peut prier devant une Véronique peinte à l’huile comme si l’on était devant le personnage en chair et en os. On va alors, vers le IVe siècle de notre ère, corriger, comme si de rien n’était, l’histoire sainte : nulle part Véronique n’apparaît dans le Nouveau Testament. C’est un personnage apocryphe, créé dans le seul but de donner à la peinture ses lettres de noblesse. La Sainte Face ce n’est autre que le tableau vrai, puisque il n’est pas peint, puisque c’est l’impression du visage du Christ. De même Saint Luc était officiellement le saint patron des médecins. Qu’importe, il sera aussi celui des peintres et pour ce, toujours au Ve siècle, une autre histoire apparaît, devient officielle et se greffe à sa biographie : un jour, dit-on, Luc le médecin prit un pinceau et se mit à peindre la mère du Christ. Et le tour est joué. La peinture n’est plus frappée d’anathème. Première victoire des peintres.

Dernière précision : s’il n’est pas rare aujourd’hui de voir des œuvres modernes et anciennes se côtoyer sur les cimaises des musées et plus particulièrement à l’occasion d’expositions temporaires, c’est, à la Fondation Maeght, une première : ce lieu, d’après les mots mêmes de son fondateur, le grand galeriste Aimé Maeght, devait être voué à la création de son temps. Avec cette exposition, les œuvres d’aujourd’hui, dont celles réalisées pour l’occasion par Anselm Kiefer ou Pierre et Gilles, prendront place entre une Cène de Philippe de Champaigne et un portrait de gentilhomme du Tintoret.