Samedi avait lieu le repas de gala d’un des films présentés en compétition.
Il régnait ce soir-là, sur la terrasse de l’Hôtel Marriott de Cannes, un doux sentiment de fin du monde. Nous étions peu de temps avant la cérémonie de clôture, et tous les mondains de la croisette constataient avec un certain vertige l’imminence prochaine de leur anéantissement médiatique, promis qu’ils étaient à être rapidement engloutis dans le grand manège de l’information, effacés par Roland-Garros, la météo du mois de juin, le chassé-croisé des vacances, les fraudes, lors du baccalauréat ; ce miracle annuel de la coïncidence pour une fois parfaite de leur vanité sociale et de la focale médiatique allait inévitablement s’estomper ; c’était une tragédie indicible, c’était un drame mélancolique, et c’était un bon prétexte pour reprendre une dernière fois du champagne.
Taciturne, Guillaume Durand picorait des sushis comme Carthage célébrait Hamilcar.
Le Festival de Cannes touchait à sa fin.
Autant dire que l’heure était au bilan.
C’est à cette soirée que je pense, donc, en faisant à présent mon modeste palmarès de cette semaine cannoise. Tout comme l’on constate avec un émerveillement incrédule, lors de la messe de minuit du 25 décembre, que, non, Noël n’est pas qu’une fête commerciale consistant à ouvrir des cadeaux, eh bien de la même manière, il arrive, que, pénétrant par hasard dans une salle de cinéma en cherchant les toilettes du Palais, on constate qu’en effet, cette incroyable légende se confirme : Cannes serait bel et bien un festival de cinéma, et pas uniquement cette foire internationale du champagne en smoking. La vie ne manque pas de rebondissements.
Alors : que retenir de cette session 2013 ?
Pour commencer, une palme d’or largement méritée. « La Vie d’Adèle » est un très beau film : cette histoire d’amour entre deux jeunes femmes est inoubliable. Ce qui m’a frappé, chez Kechiche, c’est cette faculté à filmer la vie comme elle est vraiment : les lycéens, par exemple, parlent comme des vrais lycéens (ce qui, au cinéma, n’arrive jamais). Il y a une scène de drague, au début du film, où on a l’impression que le réalisateur s’est contenté de poser sa caméra sur le siège passager d’un bus de province, arrachant à ces deux adolescents leur maladresse, leur timidité, leur vocabulaire rigolard et gêné. Chez Kechiche, la vie ressemble à la vie de tous les jours : on dîne de pâtes, on regarde France 3, les filles adolescentes ont des joues rondes et des sourires embarrassés. Ce goût immodéré du vernaculaire pourrait être démagogique, ou un peu ras-de-plafond, mais Kechiche le transcende par une direction d’acteurs simplement géniale, un cadre immense, et (puisque le film est l’adaptation d’une bande dessinée) une sorte de ligne claire, un style net et chatoyant fait de couleurs profondes. Quant au sujet, il est juste de dire que l’on ne verra plus jamais de la même façon une fille qui préfère les filles : Kechiche réussit à donner à cet amour-là une part d’universel, de tragique, qui nous le rend familier. Cela vaut bien mieux qu’un discours de Christiane Taubira, question égalité des sexualités. Mais, si j’avais été Steven Spielberg, je n’aurais pas poussé jusqu’à lui donner la palme : question choc esthétique, qualité de mise en scène, trouvailles de cinéma, on trouve mieux que Kechiche. Par exemple, au moment où Adèle tombe amoureuse de Léa, qui a les cheveux bleus, eh bien absolument tout, autour d’elle, devient bleu, depuis les bancs publics jusqu’aux lumières des bars. Franchement, sans être Truffaut, on peut imaginer plus malin, pour suggérer en images l’effroyable monomanie de l’amour (et au final, la vie chez Kechiche ressemble quand même beaucoup à l’esthétique d’un catalogue Ikéa). Il serait cependant mesquin de chercher à l’infini les défauts de ce film humain, généreux, emporté, aventureux, à l’assurance fraternelle : sa Palme est méritée.
Pour tout dire, néanmoins, je trouve « La Grande Belleza » de Paolo Sorrentino légèrement plus ennuyeux, et un peu plus beau. C’était mon favori, et il n’a rien eu du tout. « La Grande Belleza » raconte l’histoire de ce dandy littéraire et mondain, cet amoureux désabusé, écrivain nostalgique, qui traverse les nuits de Rome en pensant à sa jeunesse perdue, dans un style flamboyant et splendide. C’est (pour user de ces analogies absurdes qui font tout le sel des critiques cinéma) un peu comme si Tarantino filmait une journée dans la vie de Philippe Sollers. Certains plans sont inoubliables, les dialogues sont d’une intelligence rare, et l’acteur principal, Toni Servillo est véritablement un géant.
Au moins, le jury aurait-il pu donner le Grand Prix à Sorrentino, et s’abstenir ainsi de récompenser les frères Cohen pour « Inside Llewyn Days ». S’attachant aux péripéties façon « Viens chez moi, j’habite chez une copine » d’un chanteur de folk des années 1960 inconnu et toujours en galère, ce film est grisâtre, mesquin, et assez inintéressant. On rit peu, et il n’y a plus cette profondeur, soit dans la cruauté, soit dans la mélancolie, qui faisait le charme des Cohen. Michel Foucault avait demandé un jour que les livres, pendant un an, paraissent sous couverture blanche, sans le nom de leurs auteurs : si on avait dupliqué l’expérience pour les films, celui-ci, détaché du prestige de ses créateurs, serait passé inaperçu.
Pour le prix d’interprétation masculine, il eut fallu récompenser Toni Servillo, donc, ou mieux, Michael Douglas, pour son extraordinaire composition dans « Liberace ». Dans ce film, Soderbergh, qui, décidément, est un virtuose du scénario et du montage, raconte avec une rare efficacité la relation amoureuse entre Liberace, un pianiste en costume à paillettes (à l’époque la plus grande vedette de la télévision américaine) et un jeune giton, joué par un Matt Damon lui aussi épatant. Au final, « Liberace » est une pastille divertissante, émouvante mais assez oubliable ; néanmoins, ne serait-ce que pour voir Michael Douglas, ancien interprète du monstrueux Gordon Gekko, devenir une bouleversante star gay, à la fois tyrannique et fragile, ne serait-ce que pour contempler ce cancéreux miraculé jouer un sidéen honteux et désespéré, cela vaut bien la peine d’acheter un ticket de cinéma, (ou de télécharger gratuitement « Liberace » entre deux intervalles de création-disparition de la loi Hadopi).
Pour le prix d’interprétation féminine, je récompenserais volontiers Adèle Exarchopoulos, interprète du film éponyme. Je ne peux pas vous expliquer à quel point cette fille joue bien : elle est une ado à la fois naturelle et compliquée, gourmande et empotée, délicieuse et sauvage. C’est notre meilleure amie, notre grande sœur : on est, avec elle, dans une familiarité et une fascination indescriptibles. Léa Seydoux, sa partenaire de la « Vie d’Adèle » est également impressionnante, mais avec un jeu plus dur, dominateur. J’en profite pour dire que les scènes de sexe du film sont, il est vrai, extraordinairement osées. Mais Kechiche a une distance, une empathie pour ses personnages qui lui évite deux pièges certains : la crudité ou l’érotisation. Là, on assiste simplement à des scènes d’amour comme prolongement des liens du coeur, entre deux personnages vraiment attachants. J’en profite aussi pour dire qu’en cela, François Ozon, qui, dans « Jeune et Jolie », met également en scène le sexe chez les adolescents, est, à l’inverse de Kechiche, totalement pervers, malsain, racoleur. Ozon montre avec un voyeurisme sadique sa magnifique actrice, Marina Vacth, et on est soudain très mal à l’aise. En une phrase : une scène d’amour, vue par Kechiche ou par Ozon, c’est le même écart qu’entre la caresse chez Lévinas et la pin-up de Play-Boy. Du reste, avec ce film où tout sonne faux, François Ozon confirme son côté faiseur antipathique, gros malin doué, en s’embourbant dans cette histoire sordide. Son impunité critique me laisse songeur. On dit que Kechiche est un tyran avec ses acteurs, mais à l’écran, c’est Ozon, le bourreau des jeunesses innocentes.
Pour ce qui est de la mise en scène, j’aurais récompensé James Gray, et son « Immigrant », très injustement oublié. J’adore ce film, où l’image sépia, l’ambiance New-York des années 1920, la dureté des visages, tout est sublime, de bout en bout. C’est beau comme du Zola, avec cette histoire de ce triangle amoureux déchiré par un meurtre, l’intrigue tissant ensemble des destins de seconds couteaux de la scène sociale, entre ambition, foi et rédemption, le personnage de cette prostituée polonaise fascinant les bas-fonds et les cœurs d’hommes brutaux et désespérés. Marion Cotillard, par ailleurs assez moyenne dans le catastrophique « Blood Ties » de Guillaume Canet (cette œuvre, un remake plan pour plan du film français « Les Liens du Sang », en répétant si fidèlement un prédécesseur lui-même bourré de clichés, réussit l’exploit de filmer du déjà-vu au carré) est vraiment formidable, mais encore un ton au-dessous de Joaquin Phoenix, toujours génial, mais ici spectaculaire de virilité blessée et d’amour effrayant. Ses coups de mâchoire le rapprochent à chaque seconde de Marlon Brando.
Enfin, question scénario, « Le Passé », de l’iranien Asghar Farhadi me semblait être un bon candidat : nulle part ailleurs qu’ici n’ont été mieux mises en scènes, écrites, regardées, les histoires familiales, ces liens dont on doit se défaire, ces pardons à donner, ces silences lourds de reproches. Ahmad (joué par un Ali Mosaffa encore meilleur que la pourtant récompensée Bérénice Béjo), arrivé d’Iran, doit démêler une crise familiale basée sur le suicide, mystérieux, d’une femme encombrante, et de ce mélange d’enquête et de psychanalyse sauvage, d’interrogatoires sentimentaux et d’aveux criminels, est particulièrement émouvant.
Le prix de la fausse révélation cinéma va à Guillaume Gallienne, dont le film « Les Enfants et Guillaume, à table », assez drôle quoique pas toujours très fin, n’est qu’un enregistrement, vaguement mis en scène, de sa pièce du même nom ; le prix de la plus grande déception à « Only God Forgives » de Nicols Winding Refn, film joliment éclairé mais à l’intrigue grotesque.
Pour terminer, je dois décerner le prix du plus mauvais film de la quinzaine à Claire Denis et ses « Salauds » (en compétition pour « Un certain regard »). Bon. Afin de ne pas être démesurément méchant, je me contenterai de raconter l’histoire, et vous vous ferez votre avis. Allons-y : un homme, entrepreneur de la chaussure ruiné, doit mettre en liquidation son usine, et se suicide (attention : drame social). La ruine a été causée par un sinistre homme d’affaires, Edouard Laporte, et aussitôt, Marco, le beau-frère du disparu, joué par Vincent Lindon, décide de se venger. Il va séduire Raphaëlle (Chiara Mastroianni), la femme de Laporte, une bourgeoise désœuvrée, qui occupe ses journées dans un 300 mètres carrés, emmenant de temps en temps son fils à l’Ecole Active Bilingue (car les riches s’ennuient et vivent entre eux). Mais Marco découvre que la fille du mort, sa nièce, se prostitue (attention : drame social, bis). Pire, parmi ses clients, figurent, mais oui mais oui, le méchant patron, Laporte (car les riches, cupides, sont un peu pervers sur les bords). Et le méchant Laporte pousse même le vice jusqu’à battre sa femme, et vouloir enlever leur enfant. Heureusement, Marco, lui-même père divorcé s’entendant mal avec ses filles (drame social : ter), va s’interposer, pour tenter, faisons d’une pierre deux coups, de sauver Raphaëlle et moraliser le capitalisme financier. Y arrivera-t-il ? Suspense. Ce film est produit par Vincent Maraval, l’homme de la fameuse tribune du « Monde » : « Les acteurs français sont trop payés ». Je ne sais pas si le cinéma français va mal à cause de comédiens trop onéreux, mais à mon avis, le fait d’avoir des producteurs incompétents n’arrange pas les choses.
J’ai toujours détesté les festivals et les festivaliers ; Cannes réussit néanmoins l’exploit de distiller quelques instants de grâce qui, au final, rendent heureux d’y avoir été. Disons que l’année 2013, en cela, ne fut pas une mauvaise année.