Dans un texte très célèbre, Pascal distingue deux sortes de grandeurs, celles qui nous poussent à admirer ceux qui les possèdent: les grandeurs naturelles, attachées à la valeur véritable d’esprit ou de corps, et les grandeurs d’établissement, c’est-à-dire celles que l’on attribue, dans un sentiment de respect ou de hiérarchie, aux puissants de toutes sortes, et qui n’est que l’effet du monde social. Cette typologie ne recoupe pas la séparation entre le mérite et l’héritage, mais s’attache plus proprement à savoir ce qui fait qu’on est en droit d’admirer et rendre hommage à un homme : son titre ou bien ses qualités personnelles. Pourquoi et comment doit-on admirer un ministre ou un artiste, combien l’un et combien l’autre, bref comment distinguer ce qui relève des conventions sociales ou du bel instinct d’hommage? Tel cet homme naufragé qui, par miracle, échoue sur une île, dont par un curieux hasard, il devient le roi, (ses habitants attendant précisément, en effet, un envoyé du ciel pour le couronner et lui de son côté ne levant pas le quiproquo), Pascal enseigne que nous devons bel et bien, devant les autres, faire semblant de croire que notre titre social est justifié, mais ne pas oublier, en secret, qu’il n’est que le fruit de conventions dont nous ne sommes pour rien. Il en va de même pour tous nos semblables, et c’est à ce prix que marche le monde ; cependant nous devons aussi, et surtout, dans l’intimité de notre âme, ne juger la valeur des hommes que sur les grandeurs naturelles : la beauté de cœur, la ténacité du courage, le génie des talents.
Le Festival de Cannes est comme l’exemple absolu de la confusion des deux grandeurs, chaque roitelet de croisette se prévalant de ses titres avec une morgue dédaigneuse pour qui n’est pas du bon côté du verre de champagne. Le Festival de Cannes est, je dirais bien quatre-vingt dix-neuf pour cent du temps, le royaume des grandeurs d’établissement se pensant des grandeurs naturelles. Heureusement, le un pour cent restant, bien mince, a été rempli avec une force prodigieuse, dimanche dernier, par la célébration au Palais des Festivals d’un certain Claude Lanzmann, venu dévoiler son nouveau film, «Le Dernier des Injustes».
Lors du tournage de «Shoah», Claude Lanzmann rencontra Benjamin Murmelstein, président pendant la guerre du conseil juif de Theresienstadt, une ville de Tchécoslovaquie, et qui, à ce titre, organisait le nettoyage des rues ou la vaccination des malades sous l’étroit chaperonnage des nazis, au premier rang desquels Eichmann, vieille connaissance de Murmelstein, par ailleurs brillant universitaire et rabbin. Lanzmann possédait donc depuis longtemps les rushs de ce long entretien, et l’œuvre qu’il nous lègue est une mise en écrin de la parole de cet homme, Murmelstein, figure tragique qui porte la forme entière de l’humaine condition.
Car, comment juger cet homme? Est-ce un collabo? C’est l’avis, immédiatement après la guerre, de gens aussi censément intelligents que Hannah Arendt ou Gershom Scholem. C’est, dans les premières minutes du film, l’avis presque obligé du spectateur sur cet homme roublard et d’une grande agilité d’esprit, qui paraît presque trop malin pour être honnête. Après tout, ne sont-ce pas les mantras du pétainisme que Murmelstein livre consciencieusement ? Jugez donc : «La situation était terrible», «il fallait bien que quelqu’un organise tout cela», «vous ne vous rendez pas compte», «si nous n’avions pas été là, les choses auraient été pires». Ressurgit là une odieuse mélodie pétainiste, celle que Paxton appelait «la thèse du bouclier» à l’abri duquel, protégés mais ingrats, les Français auraient passé sans trop de dommages les sombres années de l’occupation nazie. N’en doutons pas : un historien condamnerait, sans scrupules, Murmelstein à l’infamie, sur la liste de proscription réservée à la poignée de traitres égarés.
Seulement voilà : Lanzmann n’est pas historien, et il n’est pas Robert Paxton ; il est philosophe, et il est phénoménologue ; il est un cinéaste qui pense, et qui dialectise.
Le caractère absolument colossal du film vient précisément de cette caméra-stylo-à-concepts. Pour Lanzmann, les problèmes ne se posent pas en des termes historiques ou sociaux, le degré de contrainte nazie, Stalingrad et Barbarossa, les intérêts des notables et la duperie des collabos, les stratégies de survie et la réalité de la guerre. Tout cela compte, bien sûr. Mais pas tant que cela. Au fil des entretiens, à mesure que progresse le récit qu’enroule et déroule Lanzmann, le spectateur sent parfaitement qu’il est en face d’un problème bien plus essentiel, profond, irrémédiable. «Le Dernier des Injustes» n’est pas un film d’histoire sur la «collaboration». Il est un essai philosophique sur cette situation si particulière de Murmelstein face à Eichmann, sur ce duel de deux consciences, le chef sadique et corrompu fomentant l’entreprise folle consistant à transformer Theresienstadt en un «ghetto-modèle» pour faire reluire l’humanité et les mérites du Reich aux yeux du monde, et face à lui, l’érudit pragmatique, le juif parmi les juifs, dos-au-mur, encore debout quand ses frères sont fauchés par la mort, mais la corde presque au cou, le pied sur la marche de l’échafaud, le revolver sur la tempe, et c’est à peine une image. Le premier est un Néron absurde de cataclysme, le second un otage lucide et contraint, dans cette Rome en flammes. Eichmann veut avoir son «ghetto», une ville juive propre et impeccable, à moitié par stratégie de propagande vers les Juifs et vers l’humanité toute entière, à moitié par expédient grotesque, comme un refoulement tortueux et nécessaire de la solution finale dans le cerveau monstrueux mais lâche des nazis. Murmelstein veut sauver tout le monde, et d’abord lui-même. Il faut faire tenir le peuple de Theresienstadt en loques, et faire avancer ce bateau qui se brise sans relâche. Il faut donc, comme le dit sublimement Murmelstein, faire ainsi que Shéhérazade face au sultan sanguinaire lors des Mille et une nuits: raconter l’histoire qu’il veut entendre, pour ne pas mourir. Si l’histoire à fin différée est celle de cette cité, théâtre grisâtre parsemé de cadavres, se transformant en phalanstère de l’abondance, eh bien il faut la raconter quand même. Et puisque les nazis veulent mettre l’œil du monde sur Theresienstadt, il faut convertir une lubie en assurance-vie : si nous devenons en effet un ghetto-modèle, le symbole d’une liquidation sera si embarrassant que jamais plus ils n’oseront nous faire disparaître. C’est un pari bien fou, mais comment en faire un autre?
«Le Dernier des Injustes» n’est pas le simple récit de ce duel profond, épuisant, effroyable, entre le bourreau et sa demi-victime, au sens où ce ne serait qu’un épisode, intéressant, de la Shoah. Non, car Lanzmann lui donne un sens plus ample, moral, fondamental, universel, qui renvoie à une phénoménologie de la servitude contrainte, de la coopération non-collaborative. Il confère à son film l’ampleur d’une interrogation philosophique, une dissertation en images sur ce que Murmelstein appelle lui-même «le pouvoir dans le non-pouvoir» : comment peut-on être libre, donc responsable, à l’instant où nos flancs sont léchés par les flammes des brasiers? Cela veut dire quoi, ne pas être un lâche, quand on tient dans ses mains le destin d’une communauté écrabouillée par les foudres de la guerre exterminatrice? La différence entre Pétain et le héros de Lanzmann, elle tient, précisément, dans cette éthique de responsabilité, où, un pied dans la tombe, l’on tente, par un degré minimal de dialogue, de préserver les quelques bouffées d’air pur qu’il reste avant la catastrophe, d’en éloigner même le terme. Dire de cela que c’est de la «collaboration», c’est un sophisme monstrueux, qui confondrait sous un même vocable le lâche et l’acculé, l’hypocrite et le désespéré, l’hypocondriaque et le condamné. Un grand sociologue anglais a parlé un jour de «regard oblique», pour appeler la réaction contrainte de ces dominés qui ne se révoltent pas faute de moyens, mais combinent à leurs profits les instruments de la sujétion symbolique ; la servitude oblique : on pourrait ainsi dénommer cette sorte nouvelle de servitude-un-pistolet-sur-la-tempe, catégorie fondamentale de l’être magnifiquement mise à jour par Lanzmann avec l’exhumation depuis les limbes de Benjamin Murmelstein. Au fil de transactions hypocrites et de duperies symétriques, des calculs impérieux et de la tyrannie amortie, des coups de billard à trois bandes et des indulgences négociées, une fois achevé le duel-à-mort de deux consciences-au-bord-de-la-mort, dans cet état d’aliénation et de labeur intermédié, où la possession sur les autres hommes se fait d’une «manière-médiatisée» via un «objet-chosiste» tenu en laisse, dans ce monde où la barbarie se régule par l’intermédiaire d’une conscience asservie, déchirée et inquiète pour laquelle «tout-ce-qui-est-fixe-et-stable» a été dissous, ce duel entre Eichmann et Murmelstein devient une extraordinaire dialectique de la Maîtrise sadique et de la Servitude oblique, une phénoménologie de la liberté et du travail, ce travail désespéré, compromettant et magnifique, celui accompli par des esclaves maudits, qui «forment-et-éduquent» la réalité de leurs bourreaux nazis, pour sauver femmes et enfants des flammes de l’enfer. C’est bel et bien un chant du cygne, mais, comme nous le savons, les plus désespérés sont les chants les plus beaux.
Le portrait de Murmelstein, est à ce titre, prodigieux. Cet homme de la servitude oblique vous hantera à jamais. Il n’élude rien, ne se glorifie pas, n’a pas de fausse-modestie. Rieur, brillant, érudit, son ironie est sarcastique. Il devance toutes les questions, a de la lucidité et de la dérision sur lui-même à un degré qui laisse songeur. Il s’avoue sévère et détesté à l’époque. Avec son physique un peu batracien, il confère une dignité et une hauteur de vue qui donne à contempler toute la nuit de l’homme. Par sa complexité psychologique, cet homme qui confesse son goût du pouvoir et son envie de sauver avant tout sa peau, ce personnage tortueux et admirable prend, grâce à ce film, l’épaisseur et l’éternité des grands personnages de romans : le Murmelstein de Lanzmann devient un type romanesque, comme le Achab de Melville, ou le Uriah Heep de Dickens.
Au final, ce qui rend cette interrogation philosophique solaire, c’est Claude Lanzmann lui-même. On sent bien, et l’on comprend cela avec encore moins de peine, que Lanzmann, résistant sous Pétain, s’il n’est pas non plus certain, au début du film, de trouver Murmelstein estimable, ne le condamne pourtant pas d’emblée, car, comme chacun, il se demande ce qu’être juif sous le joug d’Eichmann peut conduire à faire. Jusqu’où moi-même, aurais-je été ? Après des dizaines d’heures de questions de procureur entrecoupées de bouffées de cigarettes et de rires gouailleurs, Lanzmann a sa réponse : Murmelstein, incarnation par excellence du tragique, victime d’une fatalité plus grande que soi-même, est bien mon semblable, mon frère. Lanzmann prend alors le gros et vieil homme, seul, maudit par tous, abandonné à la calomnie et au mépris, il le prend par les épaules en riant, sous le soleil de Rome, le soleil est plein et les cœurs plus doux. Ils s’en vont, parmi les ruines antiques et les pins alanguis, dans la fraîcheur de cette humanité désormais indubitable, énorme. Ce sont deux amis.
Il faudrait tant dire de ce «Dernier des Injustes», où Lanzmann, comme dans «Shoah», imprime à votre mémoire, par une magie du verbe, l’élocution dramatique de scènes simplement évoquées, de sa belle voix de patriarche. Lanzmann lit, suggère, et aussitôt se lèvent les absents de toute image, victimes ou bourreaux. La scène, en particulier, de l’exécution sous un préau, est aussi inoubliable que celle du coiffeur, dans «Shoah». Sans minauder, Lanzmann se montre octogénaire. Il fait taire les goguenards, en montrant des images d’époque, remettant tout son travail en jeu, preuve qu’il n’est pas un faiseur, l’inventeur-répétitif du «film-d’histoire-sans-archives». Il prend les proportions de l’immortalité certaine. Pour citer un poète que, je crois, Claude Lanzmann chérit particulièrement, il «entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; / Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens/ Mais dans l’œil du vieil homme on voit de la lumière». C’est cette lumière-là, éternelle jeunesse et empathie de l’intelligence qui traverse tout le film.
Vraiment, le Festival de Cannes s’arrête quelquefois, trop rarement, dans sa folie, sa vanité, son mauvais goût.
C’était bien le cas dimanche soir, au cours d’une projection où la République avait dépêché sa Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, et sa première dame, Valérie Trierweiler. Quelques heures plus tard, au cours d’un dîner aussi mémorable qu’arrosé, l’équipe du film, ces ouvriers patients de la phénoménologie en images de Lanzmann, sous l’œil amusé de leur amphitryon et celui, impassible, de la compagne présidentielle, tapaient dans leurs mains et s’envoyaient des miettes de pain à la figure, exorcisant ainsi ces années de travail solennelles et énormes. Il n’y avait plus là aucune grandeur d’établissement. Mais sachons, en secret et même à voix haute, admirer ces grands naturels comme il se doit.