«Oui, bon, Rossi, ah c’est vous, entrez, oui, asseyez-vous, prenez une chaise, non pas celle-là, vous voyez bien qu’il y a une photocopieuse dessus, mon petit, vous êtes distrait.»
C’ était l’autre jour : j’étais convoqué dans le bureau de la Rédaction-en-Chef de notre revue, ce petit bureau olympien, enfumé de cigares et de café, d’où, à travers des fenêtres de verre, le Grand Manitou contemplait depuis son fauteuil le ballet mystérieux, industriel et frénétique des centaines des reporters de La Règle du Jeu, ces pantomimes en bras de chemises, voyageant de leurs bureaux jusqu’aux scènes de crimes, de leurs machine à écrire au Commissariat Central, des conversations de rubricards désœuvrés aux confidences des indics des quartiers nord, la foule bourdonnante des chefs de service venant à intervalles réguliers aiguillonner l’éditorialiste en retard, tous attendant la limite ultime du bouclage matinal comme une terrible fin des temps, je veux cette chronique dans dix minutes, rajoutez-moi une page, vaste apocalypse d’encre, de fureur et de caractères d’imprimerie .
— Rossi, alors, comment allez-vous, vous êtes toujours au service politique, c’est ça ? me dit le Grand Manitou en consultant, pour le savoir, l’organigramme de La Règle du Jeu, modeste morceau de papier aussitôt recouvert par une dépêche Reuters, puis le message manuscrit d’un industriel influent, puis encore un dossier de photos sordides d’une starlette dénudée, puis enfin la main tremblante du dessinateur maison pour une proposition de couverture : «Non non non, en plus gros, les titres, oui, non, mettez-moi la caboche du maire en plus petit, oui, voilà, et le meurtre de Boston en police 30, et reformulez-moi ça, c’est affreux, le pékin moyen ne comprendra rien, bref et émouvant, il faut toujours faire bref et émouvant».
Le Grand Manitou se recula dans son fauteuil, alluma un de ses cigares, s’excusa cinq minutes, passa la tête dans le bureau de sa secrétaire pour savoir si l’on avait enfin ce foutu article sur la grève des dockers, appela le service «vie quotidienne» de La Règle du Jeu en pensant tomber sur le service des sports, changea la une («On va mettre le base-ball, en une, qu’en dîtes-vous Rossi, hein ?»), rappela le procureur, se versa un verre de whisky, s’engonça dans une quinte de toux, demanda à sa secrétaire le numéro du chef de la police, redemanda un verre, se rassit, oublia tout-à-fait ma présence, commença à lire le Herald Tribune en grommelant des insultes, s’amusa avec une balle de base-ball, et me cria soudain : «et alors, Goldsmith, cet article sur les dockers, bon dieu ?», puis, s’apercevant que je n’étais pas Goldsmith, ni même spécialiste des dockers, me demanda «mais qu’est-ce que vous faîtes ici alors ?».
Une fois le quiproquo levé, notre conversation reprit.
— Bon, Rossi, vous avancez, là, sur l’assassin de Hampton Court ?
— Oui, Monsieur le Directeur.
— Très bon article, d’ailleurs. «Le Tueur aux Ciseaux d’Argent». C’est bien. C’est très bien. Faîtes plus court, la prochaine fois. Vous êtes toujours trop long. Bref et émouvant. C’est comme ça, chez nous.
— Oui.
— Bon Rossi. Voyez-vous, (il fit le tour de son bureau, vers la fenêtre, d’où l’on voyait l’étendue songeuse des gratte-ciels), j’ai décidé de vous faire bouger un peu. Oui, ne me regardez pas comme ça, mon service «reportage de guerre» est décimé, je n’ai plus personne pour couvrir le Mali. La guerre au Mali, vous êtes au courant ? Bon, ben voilà, vous partez pour Tombouctou demain matin. La guerre au Mali. Beau sujet, pas vrai ? La Règle du Jeu se doit d’y être. Comment ? Oui, c’est brutal, mais que voulez-vous, ainsi va la vie de journaliste. A la grande époque, dans le temps, quand j’ai commencé (il se servit un verre), on partait sur le front tous les matins, Rossi. Tous les matins. Cuba… l’Argentine… le Japon. Vous êtes jeune, mon petit. Un reporter n’a pas d’attaches. Pas de famille. C’est un aventurier ! Bon (il me tapa violemment sur l’épaule). Faîtes-moi un beau papier. Qu’on sente le souffle des canons ! Qu’on sente les sables de l’Afrique ! Faîtes moi un Casablanca ! Bon. Prenez une valise simple, et quelques médicaments de base. De la quinine. Bon. Pour vos frais, indemnité journalière au tarif conventionnel. Pas d’extras, soyons sérieux.
J’en étais là, abasourdi et, pour tout dire, terrifié, quand la porte s’ouvrit.
— Ah ! Fergusson, c’est vous ! Alors, cette affaire de corruption au syndicat des camionneurs, on en est où ? (puis, redécouvrant soudain de ma présence). Fergusson, vous connaissez Rossi ? Oui, non ? Bon bref, Rossi va au Mali.
Fergusson, le mythique enquêteur de La Règle du Jeu, celui du bureau n°13, juste à côté du Grand Manitou, Fergusson, l’homme des écoutes du Palais de Justice, la légende Fergusson, Fergusson, la classe incarnée en un escogriffe au nœud papillon invariable, s’assombrit.
— Enfin Jack, lâcha-t-il sur un ton sarcastique, je croyais que c’était Humphrey, au Mali ?
— Humphrey ?
Le Grand Manitou s’était donc encore emmêlé, dans cette armée de gratte-papiers, de pisse-copies et de saute-ruisseaux qu’il embauchait continuellement, pondez-moi quinze lignes sur cet accident de train, comment vous vous appelez ?, Polonais hein ?, faîtes bref et émouvant, c’est la seule règle, alimentant ainsi, distraitement, sa première phalange du cinquième pouvoir, ces jeunes moines soldats dont il oubliait peu à peu l’ existence minutieuse et fébrile, leur résurrection occasionnelle lui procurant toujours une sorte de surprise désagréable, qu’il digérait en grommelant et en avalant un bout de son cigare.
— Ah oui, c’est Humphrey, au Mali. (il me jeta un regard de dégoût). Bon, qu’est-ce qu’on va faire de vous Rossi ? Hein ? J’ai déjà donné votre affaire à Russo. Voyons voir (il farfouilla sur son bureau). Les Soviétiques ? Non. Le Tanganyka ? Déjà pris. La foire agricole de Chicago ? Aucun intérêt. L’adultère de Mrs Kerry ? Pas pour vous. (Il débusqua un vieux chiffon jauni sous sa tasse de café) Ah ! J’ai ce qu’il vous faut. (Son regard s’assombrit). Ce n’est pas glorieux, mon petit, mais enfin…
J’attendais l’affectation avec des sueurs dans le cou.
— Rossi, dit-il théâtralement en faisant grincer le cuir de son fauteuil, mon petit, vous allez à Cannes. Le Festival de Cannes. Sujet médiocre. Séjour épouvantable. Climat affreux. Reportage éprouvant. Environnement hostile. Mais enfin, (il me tapa de nouveau sur l’épaule), les plus grands ont commencé ainsi, ha ha ! Beau bizutage, pas vrai, Fergusson ? Vous partez demain matin, mon petit. Révisez vos vaccins. Prenez au moins trois jeux de chemises complets. Et une arme, on ne sait jamais. Cannes, répéta-t-il, sa bouche mimant une sorte de mépris amusé. Bon. Essayez d’en tirer quelque chose, conclut-il, avec suspicion. Et revenez vivant.
— Mais enfin, protestai-je, comme un cri du cœur, je n’y connais rien, au cinéma !
— Alors c’est parfait, Rossi. C’était mon seul doute, mais si vous n’y connaissez rien, c’est encore mieux. Du cinéma ! A Cannes !
Et le Grand Manitou se lança dans un de ces éclats de rires qui avait fait, avec la démission du Secrétaire d’Etat après l’affaire des missiles de Tampa, toute sa réputation.
Et alors, tandis que dans mon âme les plus mélancoliques violons s’accordaient en une complainte monotone, le Grand Manitou avait de nouveau totalement perdu de vue mon existence, et repartait à présent vers le bouclage imminent, cette interview de l’entraîneur des Monkeys de Chicago qu’on avait égarée , quelque part, au deuxième étage, un communiqué de presse venu du Sénateur, la porte qui claquait, Fergusson et ses frais pour le séjour au long cours à Porto-Rico, son propre mal de dents, la révolution dans ce pays d’Asie australe, les factures de plomberie et le cambriolage de Payer Street, un message de sa femme et les chiffres de vente du supplément loisirs, et je songeai, avec angoisse, que j’étais devenu en un seul instant envoyé spécial dans cette périlleuse contrée d’art, de prétention et de champagne, cette croisette de carton-pâte et ce bunker des génies, cette comédie étourdissante alliant le sublime au stupide, les plus belles créations aux plus insupportables créatures : le Festival de Cannes.
Quelle plume!! Que c’est drôle et tellement bien imagé, je croyais tourner les pages d’une B.D!! Bravo!
C’est vrai que le Festival de Cannes est une vraie Jungle!!!
Et je n’imaginais pas la Regle Du Jeu comme un milieu si particulier… Mais plutôt comme la plus germanopratine des revues!