De crise en crise, le paysage politique français change. Certaines évolutions découlent presque automatiquement de la situation économique. Elles traduisent le même mouvement que dans le reste de l’Europe : droitisation de l’électorat ; regain du vieux fond nationaliste et xénophobe ; traduction sur l’échiquier politique de l’inquiétude générale, de l’insécurité soigneusement entretenue, et de la crainte du déclassement dans la petite bourgeoisie. L’effondrement des régimes communistes a libéré partout les passions anciennes refoulées, le culte de la terre, le binaire « nous contre eux », les attachements religieux.
Mais le contexte français donne à ces phénomènes une tonalité propre. Celle-ci reflète la remise en cause plus ou moins insidieuse ou bruyante du pacte social et politique qui avait prévalu au lendemain de la Libération. Une partie des classes dirigeantes et des possédants avait alors consenti au compromis progressiste symbolisé par le Programme du Conseil National de la Résistance. L’aura du général De Gaulle, son verbe et son récit épiques rachetaient deux siècles de réaction féroce. La droite embrassait la République. Du coup, le vieux fond dont Vichy avait été l’expression était renvoyé aux oubliettes. Catholiques, militaires, notables, cadres divers, trouvaient à se refaire une vertu. On pouvait oublier la haine contre la République, le refus de la souveraineté populaire, la prétention de l’Eglise à gérer les cœurs et les corps, les mœurs et l’éducation. La séparation de l’Eglise et de l’Etat devait être enfin entérinée, ainsi que l’Ecole laïque et obligatoire.
Une puissante famille d’opinion, qui avait occupé le haut du pavé et mené la vie dure à la démocrassouille, se trouvait du même coup marginalisée. Exit Maurras. Bonjour, la démocratie chrétienne ! La voie: par La condamnation de l’Action française par le Vatican avait frayé la voie. L’encyclique De Rerum novarum, fixant la doctrine sociale de l’Eglise, rompait avec les nostalgies légitimistes et le mépris aristocratique pour les temps modernes.
C’est tout cela qui vole en éclat sous nos yeux.
Un vaste secteur catholique perd ses complexes et retrouve la parole. Ces prélats sont « sans tabou », comme les y invite la nouvelle doxa libérale. La défense de l’enseignement confessionnel avait été jadis l’occasion d’une puissante manifestation de son influence. Le mariage gay est le nouveau prétexte d’une aspiration du clergé à retrouver son influence sur la vie privée du bon peuple.
Que ce milieu soit attaché à ses traditions, fort bien. Que son essence soit patriarcale et autoritaire, c’est son droit. Ce qui est en cause, c’est sa volonté d’imposer que la loi commune soit déterminée sur la base de ses valeurs propres. Que le mariage religieux reste réservé à un homme et une femme ayant ensemble un projet d’enfant ne pose aucun problème. Ce qui commence à irriter grandement, c’est la volonté d’imposer ce modèle au mariage civil, et donc à la communauté nationale entière. Car c’est remettre en cause la distinction chèrement acquise de l’espace public et de l’espace privé, de la sphère des croyances et du domaine commun.
Ce qui est aussi préoccupant est que ce retour du refoulé réactionnaire catholique soit l’un des axes sur lesquels une certaine droite fonde la recomposition du champ idéologique. Des dirigeants de rencontre, souvent avocats d’affaire aussi adroits que sans scrupules, surfent allégrement sur cette vague, comme ils flattent les thèmes de la dite droite nationale, c’est à dire extrême, disqualifiée pendant le demi-siècle qui vient de finir. L’antisémitisme ancien a cédé la place à l’islamophobie et à la lutte anti-immigrée, mais le projet est bien d’effacer la ligne rouge établie à la Libération, entre la droite patriotique et celle de la collaboration.
L’Eglise de France est au cœur de cette recomposition. Ceux qui en son sein avaient béni les drapeaux de la Milice ont disparu de la scène ou se sont réfugiés dans les franges traditionnalistes. Mais le gros du clergé, qui avait apprécié le Maréchal (on était en ces temps volontiers « maréchaliste », ce qui n’était pas l’équivalent de « pétainiste » et encore moins de « collabo »), qui avait préféré Franco et le concordat mussolinien à la populace rouge et noire, retrouve les accents du temps passé.
L’air du temps favorise l’opération. Les égéries du mouvement, Christine Boutin et Frigide Barjot, servent pour l’instant de cache… nez à cette nouvelle offensive de la calotte. On se demande jusqu’où les apprentis sorciers de la politique pousseront les feux, réveillant des bûchers que l’on croyait éteints, nous qui savons qu’il n’y a rien à attendre de ce recours au Nom de Dieu, sinon le retour de son passé funeste.