Le préalable théologique, pour saisir la logique du renoncement à la chair qui fera débat dans le christianisme primitif (du Ier au Ve siècles), est la résurrection du corps du Christ. Cette dernière constitue la nouveauté absolue qui fonde une manière, radicalement neuve, de penser et de vivre le corps agité par le sexuel. Cette résurrection indique la fin des temps présents. Dans son Épître aux Romains, Paul le dit explicitement : « Par le baptême, en sa mort, nous avons donc été ensevelis avec lui, afin que, comme Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous menions aussi une vie nouvelle. »

En sortant du tombeau, Jésus avait fait voler en éclats le monde présent, le hic et nunc de l’histoire. « Ensuite viendra la fin, quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité, toute puissance. Car il faut qu’il règne, jusqu’à ce qu’il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort, car il a tout mis sous ses pieds », dit Paul dans la Première Épître aux Corinthiens (15, 24-27). Choisir le renoncement à la chair, supprimer la vie sexuelle concrète, c’est tenter désormais pour le chrétien de prendre part à cette victoire du Christ sur la mort – c’est en ti­rer des conséquences. « […] ressuscité des morts, Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire. Car en mourant, c’est au péché qu’il est mort une fois pour toutes ; vivant, c’est pour Dieu qu’il vit. De même vous aussi : considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu […] » De même qu’en ressuscitant, le Christ démontre sa victoire sur l’inexorable du réel de la mort, de même en refusant la sexualité, le corps peut être arraché du monde animal. Le corps du péché est le corps mortel – voilà une première conséquence. Le corps spirituel est le corps ressuscité au nom de la Résurrection du Christ. Par le baptême, le chrétien est uni au corps du Christ et donc à sa future Résurrection.

Une seconde conséquence s’en déduit – extrême celle-là. La continence absolue et définitive entraîne – c’est une évidence – le re­fus du mariage et de la génération. À ce titre, c’est toute l’organisation sociale qui se trouverait démantibulée : le vieux monde s’écroulerait. Le « raz de marée du Messie » comme disent les Actes de Thomas trouverait à s’accomplir. Certes il s’agit de positions extrêmes – Clément d’Alexandrie, par exemple, aurait eu du mal à les faire siennes – mais elles indiquent, néanmoins, une direction dans ce qui est train de se réaliser. La résur­rection ne peut que signer l’avènement d’un autre monde. Le renoncement sexuel en est l’une de ses conséquences les plus fortes, les plus radicales, les plus porteuses d’avenir.

Insistons : le Christ était revenu du monde des morts et avait re­gagné – c’est l’Ascension – les cieux de son Père. C’est à ce titre que la présence inéluc­table de la mort se desserre et que les lois du « normal » sont suspendues. Le mépris de la mort et l’abstention sexuelle dont parlait Galien ne sont pas séparables : ce sont les deux faces d’une seule et même pièce. Ce nouage se trouve bien entendu chez Paul qui, dans son Épître aux Romains, insistait, non sans angoisse, sur cette présence de Dieu dans son corps – présence à laquelle le corps, lui-même, pouvait s’opposer. Le corps mortel peut écraser l’âme : « Nous savons certes, que la loi est spirituelle ; mais moi, je suis charnel, vendu comme esclave au péché. Effectivement, je ne comprends rien à ce que je fais ; ce que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais […] » Les tentations du corps, sexuelles en premier lieu, sont autant de modalités d’impuissance voire de rébellion contre Dieu. « Car je sais qu’en moi – je veux dire dans ma chair – le bien n’habite pas : vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir, puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais […] je perçois dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon intelli­gence ; elle fait de moi le prisonnier de la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? » Voilà ce à quoi la résurrection du Christ donne une réponse : tout à la fois elle assure la délivrance de ce corps de mort et elle inaugure une délivrance possible de cette « autre loi ». Pour Paul, en effet, le Christ allait revenir : chacun pourrait participer à la gloire de son corps ressuscité. Écoutons la voix de Paul toujours dans son Épître aux Romains : « Vous de même, mes frères, vous avez été mis à mort à l’égard de la loi, par le corps du Christ, pour appartenir à un autre, le Ressuscité d’entre les morts afin que nous portions des fruits pour Dieu. En effet, quand nous étions dans la chair, les passions pécheresses se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort. Mais maintenant, morts à ce qui nous tenait captifs, nous avons été affranchis de la loi, de sorte que nous servons sous le régime nouveau de l’Esprit et non plus sous le régime périmé de la lettre. »

Ces remarques de Paul, au début du Ier siècle, sont au fondement de ce qui s’é­labora ensuite, même si Paul n’a pas l’intransigeance de ses suiveurs quant aux usages de la vie sexuelle concrète.

Refuser la rencontre sexuelle devient une porte ouverte sur l’éternité : « Le mariage passe et tombe en grand mépris, Jésus seul demeure », comme disent les Actes de Thomas. Par exemple, les Encra­tites avaient forgé un mot précis : l’enkrateia, c’est-à-dire ce brusque re­fus du mariage grâce auquel pourrait être énoncé un non à la terrible nécessité de la tombe. Telle est la radicalité de cette tendance extrémiste : la sexualité n’avait pas à être limitée, ordonnée, normée, surveillée. Elle devait être repoussée, réduite à son absence. Voilà jusqu’où pouvaient porter la mort du Christ, sa résurrection et son as­cension aux cieux. La voie était ouverte à la théologie du « corps pur » et à l’œuvre d’un Clément d’Alexandrie et évidemment à celle du grand Origène.