Sous contrainte. J’ai toujours aimé travailler sous contrainte. Je me sens poussée dans mes derniers retranchements, obligée à créer, à inventer des formes nouvelles. Aussitôt l’idée du film élaborée, les premiers acteurs rencontrés, je savais que nous ne disposerions que de très peu de temps pour le tournage. 10, 15 jours tout au plus. Le scénario se décompose en 24 scènes et dès le départ, donc, je devine qu’elles ne pourront pas toutes être jouées.
Un principe me saute alors aux yeux pour tenir les délais. Filmer des lectures commentées pour certains passages du script. Mettre les quatre acteurs autour d’une table et leur donner l’opportunité de discuter leurs personnages, leurs suggestions d’interprétation et leur perception des moments historiques récents évoqués dans chacun des tableaux. Plans quasi-fixes, liberté presque totale, économie de temps et, d’apprentissage de dialogues pour des artistes légitimes à ressentir un vertige face aux pavés de textes que je leur ai soumis.
Je repense à Looking for Richard. Je revois distinctement cette alternance ensorcelante : d’une part, les répétitions où les comédiens confrontent leurs points de vue sur l’œuvre shakespearienne en présence de leur metteur en scène, Al Pacino, et de sa caméra maïeutique ; d’autre part les extraits de la pièce tels que ces échanges les ont façonnés, en situation et en costumes.
Mais Richard III fait partie de l’imaginaire collectif. Si la composition du film de Pacino ne restitue pas l’intégralité du texte, elle n’en permet pas moins de suivre le processus de création de l’œuvre, chacun ayant présentes à l’esprit les grandes inflexions du drame.
Doutes reprend certes une chronologie politique récente, inscrite dans une mémoire commune. Mais les personnages, leurs ressorts intimes, leurs relations se découvrent au fur et à mesure des scènes. Pour le spectateur, cela au moins ne sera pas écrit d’avance.
Et même si Pascal Arnold, dès notre première rencontre, semble convaincu par cette grammaire que je lui propose, je conserve toujours un fond de scepticisme : l’enchaînement des passages joués et des passages commentés permettra-t-il de suivre le fil de l’histoire ? Quand le film sera monté, toutes les incidentes, tous les flash back sur la vie publique entre 2006 et 2012 et son appréhension par Benjamin, Christophe, Lara et Suliane, toutes les digressions sur l’interprétation de leurs personnages, ne viendront-ils pas brouiller l’aventure partagée par leurs personnages et assourdir son intensité ? Dans le balancement, je crains que l’on se perde, tout bonnement.
Dans la foulée de notre première scène marathonienne, le plan de travail, le fameux plan de travail, a directement enchaîné un tunnel de lectures. La 2, la 6, la 12… Le cinéma, ce sont aussi des chiffres. Beaucoup de chiffres. Ceux de la production, ceux des horaires, ceux des séquences…
Nous commençons donc les répétitions filmées avec l’immédiate suite du dîner des quatre protagonistes tourné la veille. Le repas est censé se dérouler le soir de la demi-finale de la Coupe du Monde de Football, le 9 juillet 2006. J’installe Lara, Suliane, Benjamin et Christophe autour d’une longue table, à laquelle je suis moi-même assise pour aborder en lecture discutée la deuxième scène qui, après une brève ellipse, permet de retrouver les personnages avertis du résultat du match et dressant un parallèle entre les péripéties de la rencontre sportive, l’attitude de l’équipe de France et le contexte politique, plus particulièrement à gauche.
Surprise. Feux d’artifice. Je me demandais si les uns et les autres allaient accepter de se dévoiler, de parler devant la caméra en leur propre nom. Je savais que l’exercice ne pouvait fonctionner sans cette forme d’abandon, de confiance aussi. Et j’assiste, stupéfaite, à un échange d’une absolue liberté. Politique et foot comme les ferments de complicités amusées. Chacun se livre en toute transparence, se remémore la période, revient sur ses sensations. Entre Christophe et Benjamin, se met en place un commerce bilatéral d’informations et naît une fraternité qui lie deux hypermnésiques et deux passionnés. Petites histoires et grandes histoires, coulisses de matchs et coulisses de la gauche. Suliane et Lara ne sont pas en reste. Leurs souvenirs, leurs impressions, les cheminements de leur pensée en 2006, tout est intact et tout se revit sur cet étrange plateau de cinéma. La période prend un nouveau relief sous ces différents éclairages. La troisième prise, celle qui est filée, sans aucun commentaire, est parfaite. Nouvelle profondeur de champ, proximités qui se profilent, jubilation même. Les lectures nous emmènent vers de nouvelles rives, celles de l’amitié.
Une gêne, néanmoins. Je suis parfois présente en amorce des plans. Nécessité pour l’image et la compréhension du film. La table des lectures est celle de l’appartement de Chris et Judith. Si l’on veut d’emblée saisir le passage de la scène jouée à la scène lue, il faut introduire un élément de rupture, et cet élément, c’est moi. Ma voix seule ne suffirait pas. Mais pour l’heure, je savoure le plaisir de ces instants, leur richesse, leur improbable légèreté, en rêvant secrètement que les techniques numériques puissent m’effacer le moment venu, comme on effaçait une personnalité déchue ou un intrus sur les clichés de l’ère stalinienne. Fantasme de réalisateur qui veut bien admettre ses premiers accès totalitaires.