J’ai eu la chance d’habiter dans le New York du début des années 50. Mes parents m’avaient fait loger chez des amis à eux, pour que j’apprenne l’anglais en même temps que le métier familial, pelletier. Cela m’a permis de connaître les jazz clubs de l’époque, même si je n’avais que 17 ans. Au Birdland, on m’avait d’abord refusé l’entrée : puisqu’ils servaient de l’alcool, il fallait, en principe, être plus âgé. Mais j’ai promis au patron de l’époque, Oscar Goodstein, de ne pas poser de problèmes et de ne boire que du Coca ; alors il m’a laissé entrer.

Ma passion pour le jazz avait commencé à Paris : j’allais souvent dans la cave du Tabou et au Club Saint-Germain – la rue des Lombards n’existait pas encore. À New York, j’étais comblé : c’était the right place, at the right moment. J’ai pu observer la révolution du jazz des années 50, et connaître des lieux et des concerts mythiques, parfois même non-programmés.

J’en ai profité autant que je le pouvais : j’ai demandé, et obtenu, la permission de faire des photos au Birdland et dans d’autres boîtes de jazz. Jusque-là, je prenais surtout des photos de mes amis ; parfois de mes voyages, puisque mon père m’envoyait me former de par le monde (Alaska, URSS…).

Je n’avais pas vraiment de concurrence. Quelques photographes de salle existaient, mais ils ont rapidement compris que je ne cherchais pas à les remplacer. J’ai même suppléé à titre honorifique le photographe du Birdland, lorsqu’il ne pouvait venir.

Charles Delaunay et Thelonious Monk, coulisses de la salle Pleyel, 1954
Charles Delaunay et Thelonious Monk, coulisses de la salle Pleyel, 1954

Mon bonheur a aussi été de connaître Charles Delaunay, petit-fils de Robert Delaunay et directeur de la revue Jazz Hot, aujourd’hui la plus ancienne revue française de Jazz en activité, qui publiait notamment Maurice Henry – que j’ai eu l’opportunité d’exposer par la suite – et Boris Vian.

Je lui ai proposé mes photos, et il est allé jusqu’à m’accorder une colonne dans sa revue : Les nouvelles d’Amérique, où j’énumérais et illustrais l’actualité du jazz new-yorkais. Je n’étais pas rémunéré : je n’en avais pas réellement besoin, et je trouvais honteux de demander à être payé pour quelque chose qui me faisait autant plaisir.

Ces articles m’ont permis de faire sortir de l’ombre quelques musiciens : j’ai écrit le premier papier en France sur Charles Mingus, et ai été un des premiers – sinon le premier – à parler de Gigi Gryce, George Wallington et Charlie Smith.
Certains de mes papiers ont été co-signés par un certain Jacques Henry, qui n’était autre que Ny Renaud qui souhaitait rester anonyme – je pense que, cinquante ans après, on peut le dire.

Intrigués par l’intérêt que je leur portais, certains jazzmen m’ont demandé de les faire engager pour des concerts à Paris. Mes photographies ont pu servir à ces artistes de tremplin pour la France.

Il y avait un véritable attrait pour Paris, plus particulièrement pour Saint-Germain (c’est là qu’étaient les bonnes salles) ; ils parlaient aussi souvent des parfums français, et goûtaient le vin de Bordeaux. Le problème était que les clubs n’avaient pas de moyens : ils ne pouvaient se permettre d’offrir le voyage aux musiciens, et se contentaient donc de profiter de la venue de certains d’entre eux. J’ai essayé d’apporter mon aide chaque fois que j’en avais l’occasion, mais il faut dire que cela aurait été très compliqué sans Henri et Ny Renaud – Henri jouait au Tabou ; quant à Ny, elle était la tête pensante. J’étais aussi très ami avec le directeur des Disques Vogue, Léon Kaba, et j’essayais de lui faire enregistrer un disque lorsqu’un musicien venait à Paris.

Malgré mon jeune âge, intégrer le milieu du jazz n’a pas été difficile : même si les musiciens n’hésitaient pas à consommer de la marijuana devant moi – ainsi qu’à se piquer –, ils ne m’en ont jamais proposé. Je m’en considère chanceux.

Lester Young et Jimmy Gourley, au Club Saint-Germain, Paris, 1954
Lester Young et Jimmy Gourley, au Club Saint-Germain, Paris, 1954

Le dimanche, j’allais souvent à l’Apollo, à Harlem. À l’époque, il n’y avait aucun danger. Les musiciens, ainsi que l’immense majorité du public, étaient noirs – au contraire des clubs de la 52e street, dont on n’était pas si loin. Toutes ces salles étaient, en effet, à moins de dix minutes l’une de l’autre.

L’Apollo avait aussi une grande scène qui lui permettait d’accueillir de grands orchestres, quand certains clubs « blancs » n’avaient tout simplement pas de scène. C’était le cas du Down Beat, qui accueillait surtout des bœufs (« jam sessions », en anglais).
Le meilleur bœuf auquel j’ai assisté se composait de Miles Davis, Charles Parker et Roy Haynes, qui est devenu un ami. J’étais d’ailleurs parvenu à l’inviter à enregistrer un disque au Studio Parisien aux Champs-Elysées, mais j’ai donné la bande sans en garder une copie à quelqu’un qui était très proche des musiciens, qui s’appelait Romano, et qui m’a dit l’avoir perdu. Cela a été ma seule expérience en tant qu’éditeur.

J’ai eu d’autres opportunités incroyables, comme celle d’être un des seuls photographes admis pour le concert de Thelonious Monk à la Salle Pleyel, en 1954.
Personne ne pouvait être ami avec Thelonious Monk : il était grincheux, et n’avait aucune conversation – j’étais par contre ami avec Lester Young, Stan Getz, John Lewis…

Ny Renaud, Jean-Marie Ingrand, Frank Isola, Thelonious Monk et Sacha Distel chez Marcel Fleiss, 1954
Ny Renaud, Jean-Marie Ingrand, Frank Isola, Thelonious Monk et Sacha Distel chez Marcel Fleiss, 1954

Une fois, à Paris, je l’ai invité à l’appartement de mes parents – qui étaient en voyage – au Trocadéro, avec le couple Renaud, Sacha Distel, Jean-Louis Viale, Jean-Marie Ingrand et quelques autres, pour écouter des disques. À un certain moment, il demande la direction des toilettes. Quelques secondes plus tard, on entend la porte d’entrée claquer, et je le vois prendre l’ascenseur en cachant une bouteille de cognac dans son duffle-coat. Une semaine après, il m’a invité à dîner à Londres, et s’est excusé ; alors je ne lui en ai pas voulu.

Un peu plus tard, au cours d’un voyage à Rio de Janeiro, j’ai fait la connaissance d’un des plus grands play-boys brésiliens, Jorginho Guinle, immense amateur de jazz – qui possédait, entre autres, le Copacabana Palace – avec qui j’ai animé une émission hebdomadaire à la station de radio Mayrink Veiga. Je maîtrisais la langue, pour avoir vécu au Brésil de 1940 à 1947. J’ignorais alors tout de la musique brésilienne : je passais surtout mon temps à jouer au football dans une équipe de plage, en tant qu’avant-centre.

Puisque j’y retournais pour les vacances, je passais l’essentiel de mon temps à écouter des disques avec Jorginho Guinle, ainsi qu’à revoir mes amis d’enfance. Le soir, j’allais aux clubs du coin, qui étaient surtout localisés dans le bairro – quartier – de Lapa, mais aussi dans les beaux quartiers : Ipanema, Copacabana… Je suis alors tombé amoureux de la musique brésilienne, et plus particulièrement de João Gilberto – que j’ai pu rencontrer à travers un ami brésilien qui habitait à New York, Lucien Wepper. Depuis cette date, je me suis rendu à Rio des dizaines de fois.

Bud Powel, Miles Davis, Lee Konitz et Art Blakey au Birdland
Bud Powell, Miles Davis, Lee Konitz et Art Blakey au Birdland en 1952

En 1954, j’ai dû rentrer à Paris. J’ai accompli mon service militaire dans la dernière classe non-appelée en Algérie, tout en continuant à correspondre avec Oscar Goodstein, patron du Birdland, pour me tenir au courant des événements.
Mes séjours à New York m’auront finalement permis de connaître Miles Davis, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Erroll Garner, Billy Taylor, John Lewis, Lester Young, Ella Fitzgerald, Lee Konitz, Stan Getz, Milt Jackson, Art Blakey, Nat King Cole et Sarah Vaughan.

Cinquante ans plus tard, en novembre 2008, suite à une invitation au Getty pour un colloque sur le Jazz d’après-guerre à Paris et en Californie, j’ai revu mon ami René Urtreger, et l’on a été ravi de partager nos repas à Los Angeles et de nous rappeler de cette époque et de nos amis disparus – Sacha Distel, Jean Louis Viale, Jean Marie Ingrand, Henri Renaud (Henri Renaud qui avait d’ailleurs composé à mon sujet un morceau de piano intitulé Marcel le fourreur, enregistré à New York en 1954).

Marcel Fleiss photographiant Thelonious Monk, Salle Pleyel, Paris, 1954
Marcel Fleiss photographiant Thelonious Monk, Salle Pleyel, Paris, 1954 (DR)
Thelonious Monk et Marcel Fleiss, Londres, 1954
Thelonious Monk et Marcel Fleiss, Londres, 1954 (photo avec retardateur)
Thelonious Monk, Salle Pleyel, Paris, Juin 1954
Thelonious Monk, Salle Pleyel, Paris, Juin 1954
Red Mitchell, Gerry Mulligan, Brooks Brookmeyer, salle Pleyel,  Paris, juin 1954
Red Mitchell, Gerry Mulligan, Brooks Brookmeyer, salle Pleyel, Paris, juin 1954
Oscar Pettiford, Graham Forbes, Jay Jay Johnson, Milton Jackson
Oscar Pettiford, Graham Forbes, Jay Jay Johnson, Milton Jackson, au Down Beat en 1952
Max Roach et Zoot Sims au Birdland, New York
Max Roach et Zoot Sims au Birdland, New York, 1952
Ella Fitzgerald et Ray Brown, au Birdland, New York, 1952
Ella Fitzgerald et Ray Brown, au Birdland, New York, 1952
Milton Jackson, Percy Health, et Dezzy Gillespie au Birdland
Milton Jackson, Percy Heath, et Dizzy Gillespie au Birdland, 1952
Lester Young au Birdland, New York, 1951
Lester Young au Birdland, New York, 1951
Jimmy Raney, Charles Mingus, Thil Brown et Stan Getz au Birdland, 1952
Jimmy Raney, Charles Mingus, Thil Brown et Stan Getz au Birdland, 1952
Pete Johnson, Meade Lux Lewis, Errol Garner et Art Tatum au Birdland
Pete Johnson, Meade Lux Lewis, Errol Garner et Art Tatum au Birdland
Charlie Parker et orchestre à cordes au Birdland, New York,1951
Charlie Parker et orchestre à cordes au Birdland, New York,1951

Lettre de Gigi Gryce à Marcel Fleiss :

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Carte postale de Jay Jay Johnson à Marcel Fleiss [Dans le texte, il s’agit de Barney Wilen et non pas Barney Wheaton, comme l’a écrit ci-dessous Jay Jay Johnson] :

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Lettre de Charles Mingus à Marcel Fleiss :

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Lettre de Charles Mingus à Marcel Fleiss.

Lettre de John Lewis à Marcel Fleiss :

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Lettre de John Lewis à Marcel Fleiss.


Lettre de Gigi Gryce à Marcel Fleiss :

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Lettre de Gigi Gryce à Marcel Fleiss.




Lettre de Oscar Goodstein, patron du Birdland, à Marcel Fleiss :Lettre de Oscar Goodstein, patron du Birdland, à Marcel Fleiss.

Lettre de Jay Jay Johnson à Marcel Fleiss :

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Lettre de Jay Jay Johnson à Marcel Fleiss.

 

Page de Jazz Hot avec photo de Miles Davis et Charlie Parker.

Première biographie écrite sur Charlie Mingus dans Jazz Hot par Marcel Fleiss :

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Première biographie écrite sur Charlie Mingus dans Jazz Hot par Marcel Fleiss.




Article sur George Wallington par Ny Renaud et Marcel Fleiss :

 

Article sur George Wallington par Ny Renaud et Marcel Fleiss.