Une pièce d’Alain Didier-Weill

Freud assis dans un fauteuil du salon familial. Il lit un journal, fume un cigare.

Anna, plus loin écoute la radio.

 

ANNA

Il était entendu que tu ne fumerais pas plus d’une fois par jour.

FREUD (après un long silence)

Anna, il était entendu que je ne voulais pas entendre la voix de cet individu.

 

ANNA (après un long silence)

La voix du docteur qui t’interdit de fumer ?

FREUD

La voix du docteur qui va parler à la radio !

ANNA (après un silence)

En quoi Goebbels est-il docteur ?

FREUD

Anna s’il te plaît éteins cette radio.

Elle éteint le poste.

On entend une sonnerie.

FREUD

Ca doit être lui.

Il sort du bureau et revient quelques instants après avec le visiteur, Albert Einstein.

Il fait les présentations.

FREUD (à Einstein)

Ma fille Anna.

(à Anna) Anna je te présente le rêveur le plus tenace de notre époque : depuis 20 ans il embête tous les gouvernements en proposant tout simplement de supprimer le service militaire.

ALBERT

Cette ténacité vient de disparaître professeur.

FREUD

Ca m’étonnerait.

ALBERT

Depuis le 12 mars…

FREUD

Le 12 mars ?

ANNA

L’élection du voyou au poste de chancelier.

(à Einstein) Alors depuis qu’il est au pouvoir vous acceptez, comme tout le monde, le service militaire et la guerre ?

 

ALBERT

Je boirais bien quelque chose…

(à Anna) Je viens de faire une réponse épouvantable à un jeune belge qui vient de m’écrire pour me demander de l’aider à soutenir deux compatriotes, objecteur de conscience, qui sont en prison.

 

Il sort la lettre de sa poche.

ANNA

Vous leur refusez votre aide ?

ALBERT

Je lis ?

FREUD

Lisez l’épouvantable.

Il lit.

ALBERT

« Cher Monsieur Nahon… nous vivions il y a peu de temps encore dans une époque où l’on pouvait espérer combattre efficacement le militarisme en Europe par une résistance individuelle. Mais aujourd’hui nous nous trouvons en présence d’une situation tout à fait différente. Au centre de l’Europe, l’Allemagne, depuis deux mois, travaille désormais ouvertement et par tous les moyens, à la guerre. La Belgique se trouve ainsi gravement en danger et est absolument dépendante de son armée… C’est pourquoi dans les circonstances actuelles j’accepterais de bon grès le service militaire avec le sentiment de contribuer à la sauvegarde de la civilisation européenne… »

J’ai honte d’écrire ça à ce garçon.

ANNA

Vous avez raison d’avoir honte.

ALBERT

Mais je l’ai écrit.

ANNA

Si vous n’aviez pas honte ça ne serait pas seulement épouvantable… ça serait…

ALBERT

Ca serait ?

ANNA

Ca serait l’épouvante…

FREUD

Que veux-tu dire Anna ?

ANNA

L’épouvante : si Albert Einstein, notre plus grand pacifiste, accepte la guerre c’est vraiment qu’elle va avoir lieu.

FREUD

Elle va avoir lieu.

ANNA (sa voix monte)

Et tu trouves normal de rencontrer Albert Einstein – parce que la Société Des Nations vous a demandé de le faire – pour discuter de pourquoi la guerre ? En fumant ton cigare bien sûr !

FREUD

Qu’est-ce qui te prend Anna ?

ANNA

Je trouve cette rencontre complètement folle !

Elle s’assoit et pleure en silence.

Parce que vous êtes convaincus que la guerre va avoir lieu, vous vous réunissez tranquillement pour en parler, blablabla ! Je ne veux pas vous entendre dire ce que vous pensez d’Hitler, je veux vous entendre dire ce que vous comptez faire pour l’assassiner.

Long silence.

ALBERT

Vous n’avez pas tord Anna.

ANNA

Je n’ai pas tord ou j’ai raison ?

ALBERT

Antigone n’a pas besoin d’avoir raison. Elle n’a pas tord.

FREUD

Franchement Albert est-ce que la publication de notre petite correspondance a le moindre sens aujourd’hui ?

ANNA

La moindre décence…

 

ALBERT

Vous me demandez de la franchise ?

FREUD

Oui.

 

ALBERT

Entre nous, Anna a raison, cette publication ne changera rien à ce qui se passe.

FREUD

Les nazis ont-ils réagi ?

EINSTEIN

Ce que vient de m’écrire notre éditeur est amusant, voulez-vous que je vous le lise ?

 

FREUD

Oui.

 

EINSTEIN (il lit)

« Mon cher Albert, félicitation le destin de la publication de votre correspondance avec Freud, « Pourquoi la guerre ? » sera unique dans le domaine de la publication. »

(il lève la tête) Vous savez pourquoi unique ?

 

FREUD

Non !

 

EINSTEIN (il reprend la lecture)

« Jamais en Allemagne un livre n’aura eu une durée de Vie aussi courte ; votre « Pourquoi la guerre ? » est sorti le 22 mars… »

 

FREUD

Oui, 10 jours après l’élection d’Hitler.

 

EINSTEIN (continuant à lire)

« Et il a été aussitôt interdit ». Aujourd’hui c’est nous qui sommes interdits de séjour.

 

FREUD

La psychanalyse n’est pas encore interdite.

 

EINSTEIN

Ma théorie de la relativité l’est : plusieurs prix Nobel allemands expliquent qu’elle démontre une vision typiquement juive de l’univers.

 

FREUD

Est-ce la raison de vous enfuir aux Etats-Unis ?

 

EINSTEIN

Vous trouvez, vous, que votre psychanalyse pourrait vivre si l’Autriche devenait nazie ?

 

FREUD

Albert vous avez peut-être le sens de l’espace mais pas celui de la politique. L’Autriche n’est pas l’Allemagne, l’empire a toujours protégé ses minorités, le traité de Versailles continue à le faire.

ANNA

Hier papa disait que le traité de Versailles avait été écrit par un fou !

EINSTEIN

Wilson ?

ANNA

Oui, paraît-il responsable de la guerre qui vient… et aujourd’hui…

FREUD

Continue Anna…

ANNA

Et aujourd’hui papa nous explique que grâce à ce traité les juifs sont bien traités en Autriche.

EINSTEIN

Qu’est-ce que vous cherchez à dire Anna ?

ANNA

Je cherche à dire que papa oblige toute la famille à rester à Vienne à cause d’un traité qu’il dénonce. Alors nous…

EINSTEIN

Nous ?

ANNA

Nous, la famille du grand homme, nous pensons que le grand homme, quand il s’agit de la sécurité de sa famille, est paralysé par ses contradictions. Que pensez-vous de la logique suivante Albert ?

1 – Il faut fuir à cause du traité de Versailles qui cause la violence des nazis

2 – Il faut rester à cause du traité de Versailles qui protège des violences nazies !

 

Elle sort du bureau.

EINSTEIN

Votre fille n’hésite pas à dire ce qu’elle pense professeur.

FREUD

Vous l’avez dit vous-même, c’est mon Antigone.

EINSTEIN

Antigone a dit à son père qu’il fallait quitter Thèbes et il l’a fait.

FREUD

Il y a une petite différence : j’ai eu à faire à Œdipe mais je ne suis pas Œdipe.

EINSTEIN

Mais vous dites qu’elle est votre Antigone ?

FREUD

Parce qu’elle a raison… Ecoutez la lèpre qui s’étend dans la ville (il ouvre la fenêtre du bureau et l’on entend une rumeur violente qui vient de la rue, il referme la fenêtre).

EINSTEIN

Donc vous pensez qu’elle a raison, que vous devriez partir ?

FREUD

Bien sûr que je le pense.

EINSTEIN

Alors ?

FREUD

Je ne peux pas.

ALBERT

Pourquoi ?

FREUD

Je ne peux pas, parce que je ne peux pas.

ALBERT

Je ne peux pas parce que je ne peux pas ? Est-ce que c’est un argument de psychanalyste ?

 

FREUD

Nous ne sommes pas dans la même situation, vos équations scientifiques tiennent toutes seules, Albert, elles n’ont pas besoin de vous pour être défendues : tandis que la psychanalyse…

 

EINSTEIN

N’est pas scientifique ?

 

FREUD

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

 

EINSTEIN

Alors pourquoi tenez-vous à rester ?

 

FREUD

Sans moi… (silence)

EINSTEIN

Sans vous elle ne résisterait pas ? Excusez-moi mais ne seriez-vous pas un peu…

 

FREUD

Mégalomaniaque ?

 

EINSTEIN

Je veux dire que je crois qu’elle pourrait vivre sans vous.

 

FREUD

Peut-être…

 

EINSTEIN

Alors ? pourquoi tenez-vous à rester ?

FREUD

Parce que je ne veux pas qu’ils sachent que…

 

EINSTEIN

Que vous avez peur ?

 

FREUD

Oui, ils me font peur. Ca a l’air de vous étonner ?

 

EINSTEIN

Un peu, dans notre correspondance il n’y a pas un mot qui évoque ce qui aujourd’hui vous effraie.

FREUD

N’ai-je pas parlé, comme vous le demandiez, de la guerre ?

EINSTEIN

Oui, d’une façon abstraite, éternelle, qui ne renvoie pas à l’actualité.

FREUD

Mon inquiétude n’est pas lisible ?

 

EINSTEIN

Ce qui est lisible professeur ce n’est pas votre inquiétude mais votre pessimisme.

 

FREUD

Il n’y a que pessimisme ?

 

EINSTEIN

Presque aucun espoir… D’après ce que je sais ça vous coûtera le Nobel.

FREUD

Ca aurait fait tellement plaisir à maman…

Le jury ne me trouve pas assez humaniste ?

 

EINSTEIN

Il trouve et, moi aussi, que si les guerres sont déterminées, comme vous le dites, par un instinct, par une pulsion, par votre pulsion de mort, c’est qu’il n’y a plus qu’à baisser les bras… tandis que…

 

FREUD

Tandis que ?

EINSTEIN

Tandis que si on pense que la guerre est causée par un accès de folie…

 

FREUD

Et bien ?

 

EINSTEIN

C’est moins désespérant.

 

FREUD

Pourquoi cela ?

 

EINSTEIN

Ca introduit le facteur liberté.

 

FREUD

La folie n’est-elle pas une renonciation à toute liberté ?

 

EINSTEIN

Juste avant de tomber dans la folie, le sujet n’était pas fou, n’est-ce pas ?

 

FREUD

Peut-être pas trop…

 

EINSTEIN

Il a donc pu choisir d’être fou, de perdre sa liberté quand il était encore libre ?

 

FREUD

Vous tenez absolument à ce que l’homme soit libre Albert ?

EINSTEIN

Oui.

 

FREUD

A ce qu’il ne soit pas déterminé ?

 

EINSTEIN

En tout cas pas par une pulsion de mort.

 

FREUD

Je suis heureux d’entendre que, vous qui nous avez appris que l’univers était déterminé par une équation de trois lettres, étiez en vérité contre le déterminisme !

 

EINSTEIN

Allez-vous me dire que par les lois que vous découvrez dans l’inconscient l’homme est aussi déterminé que l’est l’univers par rapport aux lois de la physique ?

 

FREUD

Oui.

 

EINSTEIN

C’est ce qui vous fait dire que la psychanalyse est une science ?

 

FREUD

Entre autres oui. Vous souriez ?

 

EINSTEIN

Même un savant comme vous, que j’admire, ne me fera pas renoncer à l’idée que l’homme est doué de liberté.

 

FREUD

Je ne nie pas l’existence de la liberté Albert, je parle à ma façon d’une sorte de liberté inconsciente, d’un certain choix que l’homme peut faire, sans même le savoir.

EINSTEIN

On peut choisir sans savoir qu’on choisit ?

 

FREUD

Par exemple un destin plutôt qu’un autre.

 

EINSTEIN

Vous avez un exemple moins abstrait ?

 

FREUD

Un jour, un certain Albert a choisi d’être à jamais curieux de l’espace et du temps. Pourquoi n’a-t-il pas choisi d’être curieux des couleurs comme Léonard ? ou des sons comme Mozart ? ou des femmes comme Casanova ?

 

EINSTEIN

Oui pourquoi ?

 

FREUD

Pas seulement parce que vous avez été marqué pour toujours par la boussole que vous a donnée votre père pour vos 5 ans.

 

EINSTEIN

Ca serait un peu facile.

 

FREUD

Je pense que vous ne vous êtes pas contenté, comme tout le monde, de découvrir que l’espace était orienté : si cette petite boussole vous a marqué à jamais c’est que « vous » vous étiez découvert, « vous » vous étiez orienté.

 

EINSTEIN

C’est ce que vous appelez « choix » ?

 

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Vous vous contredisez !

 

FREUD

En quoi ?

 

EINSTEIN

Vous disiez auparavant que la guerre montrait que l’homme était totalement déterminé, que votre soi-disant force pulsionnelle de mort ne lui laissait pas de choix.

 

FREUD

Pourquoi dites-vous « soi disant » force ?

 

EINSTEIN

Me permettez-vous de vous citer ?

 

FREUD

Je vous en prie.

 

EINSTEIN

Parce que je pense exactement la même chose que vous quand vous dites que la pulsion est un mythe, le mythe de la psychanalyse.

 

FREUD

Bien joué, vous mettez le doigt sur un point sensible. C’est vrai, j’ai dit par honnêteté qu’elle demeurait un mythe tant qu’on n’arriverait pas, scientifiquement, à dire quelle était sa source originaire.

 

EINSTEIN

Votre honnêteté vous fait envisager une force qui n’est mythique que parce que sa source est indéchiffrable ?

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Mais elle ne vous pousse pas à faire une toute autre hypothèse !

 

FREUD

Laquelle ?

 

EINSTEIN

Vous ne l’accepterez pas !

FREUD

Dites quand même, je vous écoute.

 

EINSTEIN

Oui, vous écoutez le monde et moi je le regarde.

 

FREUD

Alors qu’est-ce que je n’accepterais pas ?

 

EINSTEIN

Que votre force pulsionnelle n’existe peut-être pas !

FREUD

Il ne suffit pas de le dire, cher ami.

EINSTEIN

Avez-vous connaissance de ce que j’ai écrit sur la force de gravité ?

FREUD

J’espère que vous me pardonnerez Albert, je fais partie de cette multitude d’ignorants qui vous font crédit et ne comprennent rien à votre théorie… Il n’y a, paraît-il, que trois personnes au monde qui vous comprennent vraiment ! Ca n’empêche pas que vous êtes l’homme le plus célèbre du monde, on vous acclame partout – sauf en Allemagne évidemment – comme un héros. C’est loin d’être mon cas, beaucoup de gens me lisent mais je ne suis pas populaire. Savez-vous à quoi tient votre popularité Albert ?

EINSTEIN

Franchement c’est quelque chose à quoi je ne comprends rien… qui me…

 

FREUD

Qui vous ?

 

EINSTEIN

Qui m’angoisse, quand je suis sous les vivas des américains j’ai l’impression d’un mal entendu, d’être un clown : qu’est-ce que je représente pour ces gens qui m’acclament et ne comprennent rien à ce que je dis ?

 

 

FREUD

C’est ça qu’ils aiment !

 

EINSTEIN

Ca quoi ?

 

FREUD

Il existe un homme supposé savoir le mystère des mystères. Ca les débarrasse du souci de savoir par eux-mêmes.

 

EINSTEIN

Cela concerne notre propre relation vous ne trouvez pas ?

 

FREUD

Comment cela ?

 

EINSTEIN

Je vous lis régulièrement et si je vous admire c’est pour cela. Est-ce votre cas envers moi, cher professeur ?

 

FREUD

Je dois reconnaître que non, je devrais avoir honte.

EINSTEIN

D’où ma question de tout à l’heure au sujet de votre connaissance de ma théorie sur la force de gravitation : vous ne m’avez pas lu mais peut-être en avez-vous entendu parler ? par Cassirer ? ou par Russell ?

 

FREUD

D’après ce que j’ai compris vous prétendez que cette force n’existe pas.

 

EINSTEIN

Je ne le prétends pas !

 

FREUD

Vous me rassurez !

 

EINSTEIN

Je ne le prétends pas : je l’ai démontré.

 

FREUD

Il n’y a plus de force de gravité ?

 

 

EINSTEIN

Oui professeur, le soleil ne force pas les planètes à tourner autour de lui. Ca a l’air de vous ennuyer ?

 

FREUD

C’est-à-dire…

 

EINSTEIN

Je vois que ça vous ennuie… Savez-vous que ça ne m’étonne pas ?

 

FREUD

Qu’est-ce qui ne vous étonne pas ?

EINSTEIN

Qu’un homme comme vous, qui fait tout tourner autour du père, ait du mal à…

 

FREUD

à ?

 

EINSTEIN

A imaginer que le soleil ne soit pas le roi soleil.

 

FREUD

Vous récusez qu’une force d’attraction fasse bouger les planètes ?

 

EINSTEIN

Oui.

 

FREUD

Elles se déplacent sans cause ?

 

EINSTEIN

Je n’ai pas dit ça.

 

FREUD

Vous dites quoi ?

 

EINSTEIN

Qu’elles ne se déplacent pas à cause d’une hiérarchie céleste mais parce que l’espace est courbe… elles n’obéissent qu’à la loi du moindre effort.

 

FREUD

Et plus à la loi d’une force ?

EINSTEIN

L’idée de force est une facilité pour la pensée humaine qui a besoin de cause simple pour penser le mouvement. Même Newton a cédé à cette illusion.

 

FREUD

Quand je marche, que je cours, c’est une illusion de penser que c’est la force musculaire qui me fait avancer ?

 

EINSTEIN

Peut-être.

 

FREUD

Les danseurs qui semblent s’envoler quand ils font un entrechat ne le font pas grâce à leurs muscles ?

EINSTEIN

N’avez-vous pas remarqué que quand ils bougent ils sont orientés ?

 

FREUD

Orientés ?

 

EINSTEIN

N’avez-vous pas remarqué que d’un simple mouvement du doigt, du cou, de l’œil, ils indiquent une direction ?

 

FREUD

Où voulez-vous en venir ?

EINSTEIN

Je cherche à vous dire qu’ils ont peut-être découvert le secret du mouvement.

 

FREUD

Vous allez bientôt me dire qu’ils bougent de la même façon que les planètes ?

 

EINSTEIN

Oui.

 

FREUD

Vos paradoxes sont de la pure poésie, mon cher.

EINSTEIN

Oui.

 

FREUD

Oui ?

 

EINSTEIN

Ils nous charment parce qu’ils montrent poétiquement ce que mes équations démontrent.

 

FREUD

Ils montrent ce que vous démontrez ?

 

EINSTEIN

Que l’espace est orienté, courbé, et que si le corps trouve le lieu de cette courbure il est mû sans effort.

 

FREUD

Il ne se meut pas ?

 

EINSTEIN

Il se meut parce qu’il est mû invisiblement…

 

FREUD

Je retire ce que j’ai dit, vous n’êtes pas un poète vous êtes un mystique. Je me trompe ?

EINSTEIN

Qu’entendez-vous par ce mot ?

 

FREUD

Quelqu’un qui ne se contente pas de croire scientifiquement que le monde est intelligible : qui pense que le monde est intelligent.

 

EINSTEIN

Alors je suis mystique. Oui, je crois que le « vieux » est sâcrement intelligent. Quand il a créé ce foutu monde, il l’a fait sans jouer aux dés.

 

FREUD

Vous lui prêtez des intentions ?

EINSTEIN

Oui et non.

 

FREUD

Plutôt flou comme réponse.

 

EINSTEIN

Je pense que ce monde a été créé sans malveillance.

 

FREUD

Avec bienveillance ?

EINSTEIN

Sans malveillance ne veut pas dire avec bienveillance !

 

FREUD

S’il n’a pas conçu le mal, la malveillance, c’est qu’il est bon, qu’il a veillé à ce que le monde puisse être stable ?

 

EINSTEIN

Je crois au dieu de Spinoza, à un monde stable, à un au-delà du bien et du mal.

FREUD

Tant mieux pour vous.

EINSTEIN

Pourquoi tant mieux ?

FREUD

Il vaut mieux pour vous que vous puissiez croire à la stabilité du monde. Si vous n’y croyiez pas …

EINSTEIN

Et bien ?

FREUD

Et bien mon cher Albert , vous pourriez être confronté à quelque chose de terrifiant.

EINSTEIN

Vous aimez parler par énigme ?

FREUD

Vous ne voyez pas quelle énigme il y a en vous ?

EINSTEIN

Vous allez me le dire ?

FREUD

Je vais dire que vous êtes le plus grand voyant de ce monde et en même temps le plus aveugle. Le problème c’est que l’aveugle protège le voyant.

EINSTEIN

Quelle est cette protection ?

 

FREUD

Celle que vous recevez en prétendant que le monde est stable.

L’est-il parce qu’il l’est effectivement ou parce que vous souhaitez qu’il le soit ?

Vous savez bien que depuis quelques années les laboratoires européens s’intéressent beaucoup à votre formule e=mc2 .

EINSTEIN

Je le sais.

FREUD

Et qu’ils supposent que l’atome pourrait ne pas être aussi stable que vous le dîtes !

EINSTEIN

Je le sais.

FREUD

Et qu’il pourrait libérer, si on pouvait le casser, une énergie colossale.

EINSTEIN

Je le sais.

FREUD

Vous comprenez ce que je voulais dire ?

EINSTEIN

Sur ma cécité ?

FREUD

Sur votre volonté de ne pas savoir, de ne pas regarder en face les conséquences de la claire voyance qui vous a fait écrire trois lettres.

EINSTEIN

(Long silence) …Une  bombe atomique allemande ?

FREUD

Franchement, Albert , vous êtes vraiment sur de la stabilité de l’atome ? ou est-ce …

EINSTEIN

Une façon de me détourner de ma responsabilité ?

FREUD

Oui.

 

EINSTEIN

Je ne sais plus… Je suis malade d’angoisse en pensant qu’en ce moment même Heisenberg travaille sur ce projet pour les nazis.

 

FREUD

Le mal existe, Albert.

 

EINSTEIN

Je le sais : votre foutue pulsion de mort. Vous dîtes même qu’elle est diabolique… excusez-moi mais je pense que votre force pulsionnelle n’existe pas. Elle est trop simple pour rendre compte de la complexité de la guerre.

 

FREUD

Vous trouvez ça simple ?

EINSTEIN

Presque rassurant, ça explique trop les choses.

 

FREUD

Vous trouvez simple de déceler que les grands idéaux d’amour – tu aimeras ton prochain comme toi-même – peuvent être des paravents, comme dans l’inquisition, au service de la pulsion de mort ?

 

EINSTEIN

Ce qui me gêne c’est l’idée que votre pulsion de mort aurait rapport au biologique : pour moi nous sommes devenus des humains depuis que nous avons perdu tout lien avec l’animal, avec le biologique.

 

FREUD

Nieriez-vous Darwin, Albert, nieriez-vous notre filiation animale ?

EINSTEIN

Non, mais n’y a-t-il pas des différences absolues entre des êtres qui sont de la même famille ?

 

FREUD

Pas absolues.

 

EINSTEIN

Vous même n’avez-vous pas distingué l’homme de l’animal en disant que l’un était poussé par une pulsion et l’autre par un instinct ?

 

FREUD

J’ai dit qu’avec la pulsion on sortait de l’opposition métaphysique corps-esprit, qu’elle introduisait l’obscurité du corps dans la clarté de l’esprit.

EINSTEIN

Donc la pulsion n’est pas qu’une tendance biologique !

Il y a autre chose qui me gêne beaucoup.

FREUD

Je ne m’attendais pas à être si gênant.

EINSTEIN

C’est ce que vous dîtes dans votre lettre sur l’origine du droit : « il n’y a qu’un chemin…

FREUD

… qui a conduit à la violence du droit. »

 

EINSTEIN

Vous maintenez ?

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Vraiment, vous maintenez ça ?

FREUD

Pourquoi ?

EINSTEIN

Cette affirmation ne vous ressemble pas.

FREUD

En quoi ?

 

EINSTEIN

Vous nous avez habituez, cher ami, à voir plus de complexité dans le réel humain. Je vous relis : vous dîtes que l’union fait la force n’est-ce pas ?

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Que l’union des plus faibles fonde un droit qui fait la force d’une communauté.

FREUD

Oui.

 

EINSTEIN

Et que la force du droit brise la force du tyran ?

FREUD

Vous n’êtes pas d’accord ?

 

EINSTEIN

Cher professeur, il y a trop de forces dans votre affaire… La force donne l’illusion d’une explication facile.

FREUD

Pourquoi dîtes-vous, cher professeur ?

EINSTEIN

Pourquoi je dis quoi ?

FREUD

Pourquoi dites-vous « cher professeur » au moment où vous m’attaquez ?

EINSTEIN

Je disais que votre usage de la force…

FREUD

Etait trop facile : vous allez m’expliquer l’origine du droit autrement ?

EINSTEIN

Pourquoi pas !

FREUD

Allez-y !

EINSTEIN

Pour vous, le droit viendrait de l’union intéressée des fils contre le tyran ?

FREUD

Pourquoi dites-vous « intéressée » ?

EINSTEIN

Les faibles ont évidemment intérêt à s’unir pour prendre le pouvoir au nom du droit, mais, professeur, il n’y a pas que l’intérêt au sens trivial.

FREUD

Je sens que mon ami Albert dont nous aimons tous l’idéalisme, va me parler d’une utopie désintéressée à la base du droit !

 

EINSTEIN

Non, pas d’une utopie.

FREUD

De quoi alors ?

EINSTEIN

De la science !

FREUD

Alors là vous m’intéressez !

 

EINSTEIN

Êtes-vous d’accord avec moi pour dire qu’une équation ou qu’une figure géométrique est désintéressée ?

FREUD

Je ne vois pas où vous voulez en venir ?

EINSTEIN

A ceci : il existe un endroit où l’idée d’égalité entre hommes ne s’est pas déduite d’une révolte violente des faibles.

 

FREUD

J’aimerais le connaître.

EINSTEIN

Il vous est très proche, si proche…

FREUD

Que je ne le vois pas ? On dirait que vous me parlez de la « lettre volée » d’Edgar Poe ?

EINSTEIN

Je parle de ce lieu où les grecs ont inventé la philosophie, la géométrie et la propriété du cercle d’avoir des rayons égaux, qui montrent le concept d’égalité.

FREUD

De l’égalité démocratique ?

EINSTEIN

Parfaitement. L’égalité des Athéniens devant la loi du nomos s’est déduite du concept d’égalité d’une loi géométrique.

 

 

FREUD

Vous voulez nier l’histoire Albert, nier que l’invention du droit démocratique n’a pas été le résultat d’une révolte de la plèbe ?

EINSTEIN

Je n’ai pas dit qu’il n’y a pas eu de révolte, je dis qu’il y a eu une certaine révolte, qui ne s’est pas moins faite contre l’injustice que pour faire valoir la justesse du droit naturel.

FREUD

D’après vous, la révolte d’Antigone n’est pas l’expression d’une force pulsionnelle contre le père ?

 

EINSTEIN

Là, je suis plus proche des grecs que de vous : je dis qu’Antigone a agi pas seulement contre la loi écrite mais pour faire valoir, comme dit Aristote, sa divination d’un droit naturel non écrit universel.

FREUD

Si je vous entends bien, l’Antigone dont vous me parlez n’est pas poussée par une pulsion personnelle agressive ? elle est agie par une loi impersonnelle, universelle ?

EINSTEIN

Est-ce une idée anti-freudienne ?

FREUD

Peut-être pas.

EINSTEIN

Peut-être pas ?

FREUD

Je ne sais pas tout de suite si je peux être freudien devant une idée nouvelle…

EINSTEIN

Vous disiez tout à l’heure que la pulsion introduisait l’obscurité du corps dans la clarté de l’esprit ?

FREUD

Oui l’obscurité dans la lumière.

EINSTEIN

Diriez-vous, comme Thomas Mann l’a fait, que la pulsion représente l’obscurité que recherche les romantiques quand ils s’opposent aux Lumières du XXVIIIème ?

 

FREUD

J’aime beaucoup cette idée.

 

EINSTEIN

Mais aimez-vous l‘idée qui en découle au nom de laquelle Thomas Mann vous critique ?

 

FREUD

Dîtes.

 

EINSTEIN

Il dit que vous êtes l’homme qui a dépassé l’opposition des Lumières du XVIIIème et des romantiques du XIXème en démontrant qu’il y avait de l’obscur au sein de la lumière et de la lumière au sein de l’obscur.

 

FREUD

D’accord avec lui. Où est la critique ?

 

EINSTEIN

Il considère que le nazisme est une apologie des forces obscures, une forme de romantisme dévoyée par la haine des Lumières.

 

FREUD

Encore une fois d’accord, où est la critique de la psychanalyse là-dedans ?

EINSTEIN

Il remarque qu’aucun discours n’a été capable de résister à la propagation du discours nazi : que seule la psychanalyse aurait pu s’y opposer efficacement en disant à haute voix, au grand public, qu’on peut parfaitement accepter l’idée romantique, dont a besoin l’homme contemporain qui étouffe dans notre civilisation, sans haïr pour autant la raison !

Mais vous vous êtes tu, professeur, pourquoi n’avez-vous pas parlé ?

 

FREUD

Vous me demandez de me justifier ?

 

EINSTEIN

Vous savez bien que ça n’est pas ça que je vous demande ! Vous êtes justifié par votre œuvre… je vous demande de me faire comprendre le sens de votre…

 

FREUD

De ma ?

EINSTEIN

Je ne trouve pas le mot… de votre réserve, de votre retenue…

 

 

FREUD

Soyez plus clair !

 

EINSTEIN

Prenez notre correspondance. Aujourd’hui où nous craignons tous une nouvelle guerre causée par les fascistes, et que la Société des Nations vous demande officiellement votre avis sur « Pourquoi la guerre ? », n’aurait-ce pas été l’occasion qu’un homme tel que vous fassiez entendre des choses très fortes…

 

FREUD

Ce que j’ai écrit…

EINSTEIN

Ce que vous avez écrit sur la nature humaine gouvernée par deux pulsions est évidemment très fort. Mais cela ne concerne que ce qu’il y a d’éternel dans l’homme. Vous ne nous faîtes pas entendre un mot de ce que vous auriez à dire sur ce qui se passe, ici, maintenant, en mai 1933, au moment où triomphent Hitler, l’antisémitisme, les idées sur l’art dégénérée, sur la grandeur des ariens…

Je suis en train de m’énerver.

 

FREUD

Oui, vous êtes en train de perdre votre sang froid.

 

EINSTEIN

Comment pouvez-vous garder votre sang froid comme vous le faîtes !

 

FREUD

Ce n’est pas une qualité Albert, c’est mon plus grand défaut, je ne me laisse pas aller à l’émotion.

EINSTEIN

Vous ne voulez pas ou vous ne pouvez pas ?

 

FREUD

Vous feriez un bon analyste ! Malgré moi je ne peux ressentir que ce que je contrôle par la pensée… je ne suis pas capable, comme vous, de me laisser ravir par l’émotion, même par l’émotion musicale.

 

EINSTEIN

Qui est l’émotion même que nous donne l’amour ?

 

FREUD

Sans doute.

 

EINSTEIN

Puis-je vous poser une question à ce sujet ?

 

FREUD

Au point où nous en sommes, allez-y.

 

EINSTEIN

L’amour est une émotion, la haine aussi ?

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

J’ai lu le texte que vous avez écrit sur le Président Wilson. Est-ce que j’exagère en disant que dans ce texte transparaît votre haine pour Wilson ?

 

FREUD

Non, vous n’exagérez pas. Je déteste ce biondesard hypocrite qui a imposé un traité de paix qui va nous coûter une nouvelle guerre.

 

EINSTEIN

Donc vous pouvez vous laisser aller aux affects de haine.

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Alors aidez-moi à comprendre la contradiction qu’il y a en vous ?

 

FREUD

Il y en a plus d’une ! De laquelle parlez-vous ?

 

EINSTEIN

Trouvez-vous logique d’avoir écrit la psychanalyse d’un cul béni se croyant missionné par dieu pour faire la paix, plutôt que la psychanalyse d’un Hitler qui se proclame missionné par le destin pour détruire la moitié de l’humanité ? Réalisez-vous que votre psychanalyse de Wilson n’a aucun intérêt, qu’elle n’aura aucun impact sur le public alors que si aujourd’hui vous aviez écrit une psychanalyse d’Hitler, du nazisme, tout le monde le lirait et on ne peut pas savoir les conséquences que cela aurait pu avoir ! Thomas Mann pense que ça aurait peut-être pu changer le cours des choses ! Vous croyez qu’il est fou ? Que je suis fou ?

 

FREUD

Je crois que êtes en pleine illusion.

EINSTEIN

Vous n’avez donc jamais tort ? Vous croyez vraiment que vous avez eu raison de passer du temps sur Wilson plutôt que sur Hitler ?

FREUD

Non, ce livre sur Wilson a été stupide. On ne peut pas réussir une interprétation psychanalytique avec de la haine.

EINSTEIN

C’est pour cela que vous vous taisez sur le nazisme ? En 1915 vous aviez pourtant écrit sur la guerre ?

FREUD

Peut-être avais-je quelque chose à dire sur la folie nationaliste de l’époque.

EINSTEIN

Voulez-vous dire que dans la folie nazie…

 

FREUD

Il y a quelque chose de différent… quelque chose…

EINSTEIN

Quelque chose que vous ne comprenez pas ?

FREUD

Peut-être… peut-être qu’avec la « pulsion de mort » n’ai-je fait que donner un nom à ce que je ne comprends pas… à ce qui n’a pas de nom.

EINSTEIN

Qui est innommé ?

FREUD

Peut être innommable.

EINSTEIN

C’est quoi l’innommable ?

 

FREUD

Ce qui arrive à l’homme quand il renonce à devenir homme.

EINSTEIN

Ce qui lui arrive alors est-ce que c’est la folie ?

FREUD

Pas tout à fait si on considère que dans la folie il n’y a plus de choix.

 

EINSTEIN

L’homme pourrait choisir de ne plus devenir homme ?

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Il choisirait autre chose ?

 

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Quoi ?

FREUD

L’idole !

EINSTEIN

La folie de la première guerre mondiale brûlait aussi pour une idole ?

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Quelle différence avec aujourd’hui ?

FREUD

En 1914 l’idole était le mot patrie.

EINSTEIN

Et aujourd’hui ?

FREUD

L’idole s’appelle « sang arien ».

EINSTEIN

Je ne comprends pas. Il y a différents types d’idoles ?

FREUD

Oui, différentes façons de s’oublier, de se renier…

 

EINSTEIN

C’est ce que vous apprenez de vos patients ? qu’il est possible de s’oublier ? de se renier ?

 

FREUD

Pas que de mes patients…

EINSTEIN

De vos compatriotes ?

FREUD

Pas que de mes compatriotes…

EINSTEIN

De certains de vos amis ?

FREUD

De quelqu’un qui parfois n’est pas mon ami.

EINSTEIN

Qui ça ?

 

FREUD

Moi.

EINSTEIN

Vous ?

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Vous, idolâtre ?

FREUD

Oui… ça m’est arrivé.

EINSTEIN

C’est difficile à imaginer.

 

FREUD

C’est difficile de m’en souvenir.

 

EINSTEIN

Difficile ?

FREUD

Ce fait mal.

EINSTEIN

C’était quand ?

FREUD

En 1914, quand la guerre a éclaté, j’ai basculé dans la passion nationale germanique.

EINSTEIN

C’était parce que vos fils étaient appelés au front ?

FREUD

Ne me cherchez pas d’excuses Albert ! J’ai basculé : moi qui croyait haïr l’idole je ne savais pas qu’elle pouvait être plus forte que moi, me faire renoncer…

EINSTEIN

à ?

FREUD

A ce que je suis, à ce qui me fait parler au nom de cette vérité qui est en nous et qui n’a pas de nom, au nom de cette chose que j’ai appelé l’inconscient.

EINSTEIN

L’idole c’est l’image qui fait taire l’inconscient ?

FREUD

Oui…

EINSTEIN

Et l’interdit de l’idolâtrie c’est pour qu’il ne se taise pas ?

 

FREUD

Pour qu’il puisse s’ouvrir et pour que l’homme puisse l’ouvrir. Avez-vous remarqué Albert que pour la Bible le juif n’est pas défini par sa croyance en dieu mais par sa non croyance en l’idole ?

EINSTEIN

C’est une question terrible pour les juifs ce que vous venez de dire.

FREUD

Ils sont habitués aux questions.

EINSTEIN

Peut-être mais quand même : si vous, vous avez pu renoncer, un jour, à l’interdit de l’idolâtrie alors qui est juif ?

FREUD

Il n’y a pas d’être juif Albert… il n’y a qu’un homme qui, chaque matin, en se réveillant peut choisir de se demander : « est-ce qu’aujoud’hui je vais me donner ou me refuser à l’idole ? »

EINSTEIN

Si je décide de ne pas me donner est-ce une garantie ?

 

FREUD

Non.

EINSTEIN

Quand Abraham choisit de suivre la voix qui lui dit « va vers toi » qu’est-ce qui garantit que ce « toi » n’est pas une idole ?

FREUD

Rien.

EINSTEIN

Rien ?

FREUD

On ne sait que dans l’après-coup ce qui se sera passé.

EINSTEIN

Hitler aussi dit qu’il a été « vers » son destin.

 

FREUD

Dans l’après-coup on apprend qu’Abraham a été vers un lieu qui est un « devenir ».

EINSTEIN

« Là où c’était je dois devenir » ? C’est de ça dont vous parlez ?

FREUD

Oui.

EINSTEIN

Hitler n’est pas devenu ?

FREUD

Il est revenu à ce qui en l’homme est la fixité absolue, le non devenir : le sang arien.

EINSTEIN

Vous n’expliquez pas le succès d’Hitler. Pourquoi la fascination d’une multitude pour ce qui ne devient pas ?

FREUD

Vous venez d’employer le mot fascination.

EINSTEIN

Oui.

FREUD

C’est un mot qui évoque le regard. Ce regard qui fait voir le sang arien offre une réponse à l’angoisse que tout homme connaît quand il doit choisir.

EINSTEIN

Vous parlez latin, professeur, quelle est cette angoisse ?

FREUD

Kierkegaard avait raison de parler de la crainte et du tremblement d’Abraham : s’il n’avait qu’à obéir à la voix qui lui disait « va vers toi », il n’y aurait pas eu de raison qu’il connaisse la crainte !

EINSTEIN

Je ne sais pas si votre idée d’Abraham est très kascher ?

 

FREUD

Cher Albert, nos sages disent que « va vers toi » n’est pas qu’un commandement mais aussi une question car il n’est pas dit à Abraham comment il doit faire. Où il doit exactement aller ? Comment s’autoriser de lui-même ? C’est devant cette liberté qu’il tremble.

EINSTEIN

Selon vous les nazis seraient devenus des hommes qui ne connaissent plus la crainte car ils n’ont plus à s’autoriser d’eux-mêmes ?

FREUD

Ils ne s’autorisent plus de leur inconscient mais de leur führer.

EINSTEIN

Il leur en bouche un coin ?

FREUD

Oui, ça fait un joli bouchon.

EINSTEIN

Ca bouche quoi exactement ? Ce trou que vous appelez l’ombilic du rêve ?

 

FREUD

Exactement.

EINSTEIN

Et ça donne du plaisir de boucher ce trou avec une idole ?

FREUD

J’appelle ça le principe de plaisir.

EINSTEIN

Excusez-moi mais si ça donne le plaisir dont vous parlez pourquoi les idolâtres sont-ils tellement en rage, tellement haineux ?

FREUD

Vous ne concevez pas que le fait d’abdiquer puisse causer et du plaisir et de la rage ?

EINSTEIN

En 1915 j’ai vu cette abdication en direct, ça a été le choc de ma vie : les plus grands scientifiques allemands ont signé un « appel au monde civilisé » pour exalter la guerre et la nation allemande menacée par les étrangers et les asiatiques. J’ai aussitôt proposé une contre-pétition pacifique.

FREUD

Combien avez-vous eu de signatures ?

 

EINSTEIN

Deux… vous croyez toujours que l’idolâtrie nationale est différente de l’idolâtrie nazie ?

FREUD

Toutes les idoles n’ont pas le même pouvoir destructeur : l’abdication de l’esprit pour la nation n’est pas la même que celle qui est proposée par le racisme.

EINSTEIN

La haine nationaliste est différente de celle des nazis ?

FREUD

La haine des nationalistes est dirigée contre l’ennemi extérieur, la haine raciste est dirigée contre un ennemi intime.

EINSTEIN

Quel est cet ennemi interne ?

 

FREUD

L’homme lui-même, le sentiment diabolique qu’offre le plaisir de renoncer à devenir humain… mais ça pose un problème.

 

EINSTEIN

Lequel ?

FREUD

Pas possible d’éprouver ce plaisir sans enrager.

EINSTEIN

Je fais partie des gens qui ne trouvent pas rationnel qu’un plaisir puisse faire enrager.

FREUD

S’abandonner à jouir du führer coûte très chair. Ecrivez ce mot comme vous le voudrez.

EINSTEIN

c-h-a-i-r ?

 

FREUD

Oui, d’abandonner sa chair au règne du « sang aryen» est inconsciemment insupportable. Je dis bien inconsciemment.

EINSTEIN

Malgré le plaisir ?

FREUD

Croyez-vous, Albert, qu’un être humain puisse, tout au fond de lui, accepter sans horreur que sa chair soit quelque chose d’immuable, sans devenir ?

EINSTEIN

Qu’est-ce qu’il fait de cette horreur de lui-même ?

FREUD

Il la transforme.

EINSTEIN

En quoi ?

 

FREUD

En haine absolue, sans retour.

EINSTEIN

Haine de quoi exactement ?

FREUD

Haine de ce qu’il n’arrive pas, malgré ses efforts, à oublier.

 

EINSTEIN

Qu’est-ce qu’il n’arrive pas à oublier ?

FREUD

Que son origine, l’origine des origines, n’est pas le sang, qu’il est autre chose que le fils d’un ancêtre aryen.

EINSTEIN

Alors fils de quoi ?

 

FREUD

Fils du langage.

EINSTEIN

Je ne suis pas le fils de mon père ?

FREUD

Vous êtes le fils de son nom. De sa façon de nommer.

EINSTEIN

Il nommait, comme ma mère, en allemand, c’était sa langue maternelle.

FREUD

Vous n’êtes pas seulement fils d’une langue maternelle mais fils de ce qu’il y a d’universel dans le langage.

EINSTEIN

Vous voulez dire fils de la science ? Que seuls les mathématiques sont universelles ?

 

FREUD

Non, il y a un autre universel.

EINSTEIN

Je ne le vois pas.

FREUD

Quand vous jouez du violon, ne ressentez-vous pas qu’un anglais, un russe, un berbère, un chinois pourrait vous entendre ?

EINSTEIN

Oui… croyez-vous qu’avant la séparation des langues, à Babel, il y avait une langue universelle, la musique ?

FREUD

Pourquoi pas ? Il y a des gens sérieux qui pensent que l’homme chantait avant de parler.

EINSTEIN

Je voudrais revenir à notre sujet : vous disiez que la haine des nazis était liée à l’oubli de…

 

FREUD

A mon avis à l’impossibilité d’oublier la vraie origine de l’homme.

EINSTEIN

Le langage ?

FREUD

Le langage comme support de l’universel.

EINSTEIN

Si le langage est notre père commun à tous alors nous sommes tous frères et sœurs ?

FREUD

En un sens oui.

EINSTEIN

Fils et fille d’un même père ?

 

FREUD

Pourquoi pas.

EINSTEIN

En somme professeur vous êtes un vrai juif, vous croyez en un père universel ?

FREUD

Le problème n’est pas ce que je crois, le problème est qu’Hitler croit que les chrétiens, les catholiques et protestants allemands croient à l’existence du dieu de la Bible, créateur providentiel, qui a voulu que les hommes vivent sous le joug d’une loi de justice et d’amour.

EINSTEIN

Je vous ferai remarquer professeur que ce n’est pas les chrétiens qui sont persécutés.

FREUD

Vous ne comprenez donc pas ce qui se passe ?

EINSTEIN

Il semble que non.

 

 

 

FREUD

Hitler pense – comme moi d’ailleurs – que les chrétiens allemands sont des « mals baptisés », qu’ils ont été convertis contre leur propre gré par les missionnaires chrétiens et qu’il suffirait d’un rien pour qu’ils fassent retour à la religiosité arienne germanique.

EINSTEIN

D’un rien ?

FREUD

Il suffirait qu’ils n’aient plus sous leurs yeux le témoignage de ceux qui croient en un dieu de justice, les juifs, pour revenir à ce qu’ils étaient et puissent se convertir aujourd’hui à la religion nationale socialiste.

EINSTEIN

A vous écouter, s’il veut expulser les juifs ce n’est pas pour voler leur argent mais pour que les chrétiens oublient les témoins de la loi ?

FREUD

Pour sa propagande Hitler met en avant l’argent des juifs : il ne va pas dire en public, pour ne pas s’aliéner l’église, que son véritable adversaire c’est l’idée d’un dieu transcendant dont la loi coupe court à toute possibilité de règne naturel d’une race de seigneur. Vous faites une drôle de tête Albert, ce que je viens de dire vous choque ?

EINSTEIN

Oui… je suis un peu sonné par ce que vous dîtes… vous pensez que les chrétiens allemands pourraient se convertir au national socialisme ?

 

FREUD

Vous verrez ce qui se passera.

EINSTEIN

Ce qui se passera pour qui ? Pour eux ? Pour les juifs ?

FREUD

Et pour eux et pour les juifs.

EINSTEIN

Alors pourquoi n’avez-vous pas parlé de cela dans notre correspondance ?

FREUD

J’ai pensé qu’il ne fallait pas…

A ce moment la porte s’ouvre brutalement. Anna entre, reste immobile un instant.

 

 

ANNA

Ca y est.

EINSTEIN

Ca y est quoi ?

ANNA

Goebbels à la radio.

EINSTEIN

Ouvrez le poste Anna.

FREUD

Non !

ANNA

Si !

Elle ouvre le poste et on entend des bribes du discours suivant de Goebbels :

« Aujourd’hui, 10 mai 1933, le peuple allemand encore une fois s’est réveillé et a décidé spontanément, pour aller vers son propre avenir, de rompre à jamais avec les idées marxistes, juives, socialistes, communistes qui souillent l’âme allemande. Mais cette âme est indestructible, elle brûle dans nos cœurs d’un feu joyeux qui s’est alimenté aujourd’hui, dans un magnifique et immense autodafé où ont été détruits pour toujours les livres de Messieurs Marx, Freud, Einstein, Mann, Schoenberg, Schnitzler… ».

 

Freud a coupé la radio. Ils se regardent.

 

FREUD

Pourquoi vous faites cette tête ? Vous ne voyez pas le progrès ?

EINSTEIN

Le progrès ?

FREUD

Au Moyen-Âge, ils nous auraient brûlés, aujourd’hui ils ne brûlent que nos livres.

FIN