A la façon du bon cuisinier qui aime à « fatiguer » la salade pour lui donner son meilleur goût, le Pape Benoît XVI n’a pas cessé, depuis son discours de Ratisbonne, de « fatiguer » le dogme chrétien. Les plus réactionnaires des catholiques trouvèrent sans doute cela fatigant, toujours est-il qu’aujourd’hui il est très fatigué et il démissionne, ne se sentant pas les forces nécessaires, dit-il, pour persévérer.

Par le discours de Ratisbonne (22 septembre 2006), le Pape, ré-ouvrant le débat millénaire « foi et raison », déclencha une polémique très vive dont l’islam se perçut être la cible alors que la véritable cible était la remise en question du dogme catholique.

Les discours ultérieurs du Pape précisèrent les deux points sur lesquels il introduisait une nouveauté, dont la portée métaphysique fut si inconcevable pour de nombreux chrétiens qu’elle passa pratiquement inaperçue des médias. Il faut dire que ceux-ci étaient plus attentifs au sort de la procréation dont pouvait parler le Pape, qu’à celui du procréateur divin dont il parlait sur un autre plan.

Dans un livre collectif récent « Nouveau regard sur la loi naturelle » (éd. Cerf 2009), ces nouveautés étaient explicitées sans aucun écho médiatique.

Ce silence des médias posait deux questions : la presse catholique était-elle offensée ou intimidée par le rapport que le Pape entretenait avec le dogme : élargissait-il son contenu ou le transgressait-il ? Effectivement, que devenait dans ce « nouveau regard » la bonne nouvelle évangélique ?

La question posée était en effet celle-ci : dans la mesure où le Pape disait aux hommes que la voix du créateur ne cessait de lui parler directement par l’entremise des dix paroles, quelle place faisait-il désormais à Saint-Paul ? En effet, l’apôtre ne cessait de dire que, depuis le péché originel, le père créateur ne pouvait plus transmettre aux hommes sa parole vivante mais seulement la lettre d’une loi dépouillée de tout esprit vivifiant ?

Dès lors, quelle conséquence un chrétien pouvait tirer du fait que pour Benoît XVI, le père n’était plus, comme le disait le dogme, un Dieu muet, mais tout au contraire un Dieu vivant ne cessant de se faire entendre par ces dix paroles ?

Si on veut comprendre la nouveauté du regard et de l’écoute dont parle le Pape, il faut revenir à la confidence qu’il nous fait à l’occasion de son pèlerinage à Auschwitz : le type d’émotion qui fut la sienne est différente de celle dont firent état les carmélites qui auraient souhaité l’existence, dans le camps, d’un lieu de prière, d’un carmel où la croix du Christ aurait pu être le lieu où sa voix, identifiée à celle de toutes les victimes, aurait pu se faire entendre : «Mon dieu pourquoi m’as tu abandonné ?».

Donnons la parole à Benoît XVI pour faire entendre à quel point son expérience fut toute autre et comment il fut porté à nouer une relation vivante avec la parole que Dieu le père donna au Sinaï. « L’échec du 3ème Reich qui avait voulu écraser le peuple juif dans sa totalité avait en vérité, à travers l’anéantissement de ce peuple, voulu tuer le Dieu qui avait appelé Abraham et qui, en parlant du Sinaï, avait fixé les critères d’orientation de l’humanité ».

Dès lors, les 10 paroles sont à la fois la révélation mystique de la parole vivante du Père assassiné et en même temps, fondatrice de la loi naturelle. Ces paroles ne correspondent plus au regard qui était anciennement celui de l’Eglise sur elles. Dans une homélie récente du 8 janvier 2011, Benoît XVI évoque ainsi le grand « oui » par lequel il est possible de s’ouvrir aux 10 commandements : « ils ne sont pas un ensemble d’interdits de « non… ». Ils représentent en réalité une grande vision de la vie. Ils sont un « oui » à un Dieu qui donne sens à l’existence (les trois premières paroles) ou à la famille (4ème commandement) ou à la vie (5ème commandement) ou à l’amour social (6ème commandement) ou à la solitude et à la justice (7ème commandement) ou à la vie (8ème commandement) ou au respect de l’autre (9ème commandement).

Ces 10 paroles deviennent progressivement l’axe autour duquel s’organise une « concordance » mystique : la traduction grecque de la bible en hébreu est pour le Pape beaucoup plus qu’une simple « traduction » ; elle est ce par quoi la foi et la raison sont dans une mystique faisant concorder la foi biblique de la transcendance et la morale laïque universelle.