Un ministre de l’Education Nationale proposant de moins travailler à l’école est-il un bon ministre ? Je trouve, personnellement, que c’est une très bonne idée. (J’ai d’ailleurs commencé, unilatéralement, à appliquer la Réforme Peillon, en décidant de ne jamais travailler plus de cinq heures et demie par jour, neuf demi-journées par semaine. Eh bien, je vous le confirme : c’est épatant). Un ministre de l’Education Nationale, manifestement sincère, talentueux, brillant, de bonne volonté, sympathique, courageux, volontaire, avec des jolies lunettes, mais qui arrive à mécontenter les profs, les parents, alors même qu’il procède à une augmentation de 60 000 postes est-il un bon ministre ? La réponse, convenons-en, paraît moins évidente.
Le journal Le Monde rapportait d’ailleurs les propos d’un conseiller élyséen, après la sortie de Vincent Peillon, en pleine tourmente sur la semaine de 4,5 jours, à propos des vacances d’été, sortie qui ressemblait à une tentative d’extinction d’incendie au moyen d’un jerricane de kérosène. « C’est fascinant, lisait-on, il n’a vraiment aucun sens politique ». Ainsi, éternel doux rêveur aux idées géniales mais sans possibilités d’application, Vincent Peillon serait le prototype de l’idéaliste impuissant, naïf pris aux pièges d’une scène politique faite de coups de bluff, de mensonges, de finasseries. Il incarnerait, à son corps défendant, l’impossibilité de faire de la bonne politique avec des bons sentiments, l’impérieuse nécessité d’user de tous les moyens pour arriver à sa fin, en l’occurrence, la fin de la semaine de quatre jours.
Cette dichotomie entre la rouerie et la pureté, le stratagème et la candeur, Auguste et Cicéron, ceux qui comprennent le réel et ceux qui vont à l’idéal, cette thèse du divorce, cette hypothèse du bel esprit maladroit, tout cela est assurément très flatteur pour Vincent Peillon qui trouve là une excuse parfaite pour se dédouaner de son manque d’esprit de finesse dans son intelligence, géométrique, de la chose scolaire. Mais n’est-ce pas l’essence de la politique que de faire advenir par la ruse le triomphe des grandes idées ? Oui, bien sûr, et je suis persuadé que non seulement Vincent Peillon le sait, mais encore qu’il va très vite en faire la preuve.
Car, comment un homme comme Vincent Peillon, qui a travaillé dix, quinze ans sur Merleau-Ponty, qui a écrit des thèses brillantes, des articles admirables, des livres enthousiasmants1, au sujet de la conception merleau-pontienne de la politique, comment cet homme-là pourrait-il oublier les leçons de son Grand Maître, une fois gagné son strapontin de Ministre, une fois installé dans la position du toréador face au réel de la réforme ?
« L’Histoire est une lutte et la politique un rapport avec des hommes plutôt qu’avec des principes » écrit ainsi Maurice Merleau-Ponty dans sa Note sur Machiavel (in « Signes », recueil paru chez Folio Essais). Réhabilitant l’œuvre de l’humaniste florentin, Merleau s’emploie à montrer combien le sens d’une décision politique ne se déduit pas de l’intensité des valeurs morales présidant à son élaboration, mais se construit, entre le Prince et ses sujets, dans un rapport exemplaire de la façon qu’ont les hommes d’habiter le monde. Le sens du pouvoir, de la politique, échappe au Prince : une entrée en guerre, une condamnation à mort, une levée d’impôts, tout cela a certes un mouvement de signification, un début de contenu, mais selon que les sujets le percevront comme arbitraire ou inapproprié, sage ou irréfléchi, la valeur de l’acte en sera, au total, à jamais changée. « Comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets créent une apparence qui est le lieu propre et en somme la vérité de l’action historique ». Phénoménologie de la réforme scolaire, brossée dans le style lumineux qui lui est propre, par un Merleau-Ponty soucieux de trouver une voie possible pour l’existentialisme, plaçant l’homme comme créateur de valeurs et d’idoles, mais dans un monde peuplé de semblables. La politique, comme les sentiments, la perception d’une table, ou un tableau de Cézanne, doit se co-enfanter, naître du croisement des regards, du grand quadrille des consciences. L’homme politique, Prince ou Ministre, exemplairement au centre de cette galerie de miroirs, doit veiller au sens de ses gestes puisqu’ils n’auront d’autre réalité que l’image tremblante dessinée par le prisme de ce palais des glaces. « C’est une condition fondamentale de la politique que de se dérouler dans l’apparence (…) Qu’est-ce qu’une bonté qui se veut bonté ? Une manière douce d’ignorer autrui et finalement de le mépriser ». Contre le solipsisme des purs rêveurs, contre la tentation des mains propres au sommet du pouvoir, Merleau-Ponty écrit avec cette Note sur Machiavel une ode au jeu, à la tactique, à l’humanisme véritable, cet humanisme qui se souvient que les valeurs ne sont pas égoïstement proclamées, mais regardées, vécues, transformées, par d’autres hommes que soi-même. « Machiavel, conclue-t-il, ne demande pas qu’on gouverne par les vices, le mensonge, la terreur, la ruse, il essaie de définir une vertu politique, qui est, pour le prince, de parler à ces spectateurs muets autour de lui et pris dans le vertige de la vie à plusieurs. Véritable force d’âme, puisqu’il s’agit, entre la volonté de plaire et le défi, entre la bonté complaisante à elle-même et la cruauté, de concevoir une entreprise historique à laquelle tous puissent se joindre ».
Ainsi, il ne reste plus à espérer que Vincent Peillon devienne un peu moins naïf et un peu plus machiavélien. Entre « la volonté de plaire et le défi », il a tout pour devenir le grand ministre dont notre pays a besoin. L’avenir de l’Education Nationale est donc suspendu à la relecture de Merleau-Ponty son maître.
1 Par exemple : Éloge du politique : une introduction au XXIe siècle, Le Seuil, 2011