Laurent-David Samama : Doutes. Le titre est intéressant…

Christophe Barbier : Quand Yamini m’a donné ce titre, il m’a semblé évident. Évident car il résume et survole parfaitement les six dernières années que la Gauche a traversées. Doute idéologique d’abord : qu’est ce que le socialisme ? Doute sur le programme ensuite : qu’est ce qu’un programme de gauche, faut-il nationaliser ? Doute sur les personnes enfin : Royal puis Hollande ont-il les carrures nécessaires pour diriger notre pays ? Ce titre, Doutes, me semblait d’autant plus évident qu’il correspondait à ce que je ressentais quand je voyais la classe politique : les socialistes doutaient d’eux-mêmes, les militants doutaient de leur parti et de leurs solutions. C’était vraiment un sentiment qui nimbait la classe politique de gauche. Il n’y avait pour autant ni reniement ni malaise, pas de version pathologique de cela. Tout le monde au PS essayait d’en faire une force, de montrer que ce doute relevait du scrupule et constituait une preuve de modernité. Derrière cela prédominait l’idée que l’on ne pouvait plus avancer vers la modernité avec des certitudes idéologiques.

Ce qui traverse Doutes, c’est donc, entre autres, cette recherche presque éperdue d’un chef à Gauche. Une quête, presque un Graal, qui a des résonances très actuelles à Droite (opposition Copé-Fillon) et qui se concrétise, à Gauche, par le combat des primaires et la triple opposition Royal-Fabius-DSK. D’où la question : est-ce vraiment une bonne idée que de voter en interne pour se trouver un chef ?

C’est incontestablement une force philosophique que d’être un parti traversé par des doutes et des interrogations, un parti ne cessant, en somme, de s’interroger sur lui-même. On le voit en ce moment à l’UMP, la pensée de la Droite n’a aucune place. Il s’agit, en l’occurrence, d’une simple bataille d’hommes où les idées n’ont que peu de place tandis que la Gauche s’enorgueillit d’avoir cette interrogation sur elle-même. Il n’y a qu’à voir les travaux qui ont été entrepris juste après la défaite de 2007. La première initiative fut de réécrire une charte du socialisme. Le livre de Bergougnoux et Grunberg, Le long remords du pouvoir, ainsi que le succès du Grand Cadavre à la Renverse de BHL, participent de la cette idée. Quand elle est victorieuse, la Gauche française pourrait très bien dire : « nous gagnons, le fond n’importe plus, regardons l’élection suivante plutôt que de regarder dans le rétroviseur ! » Elle ne le fait pas et c’est tout à son honneur. La Gauche française a ce besoin de se regarder le nombril en permanence, de se psychanalyser. Pourtant, si cela fait une supériorité par rapport à la Droite, en des temps matérialistes et consuméristes où les gens souhaitent « acheter » un homme politique et une solution, cela pénalise. Les atermoiements socialistes des années 2000 ont entraîné une grande faiblesse face à Sarkozy car Sarkozy est « l’homme qui ne doute jamais ». Il ne parle jamais de doute, est constamment dans la certitude, jusqu’à verser parfois dans le péremptoire. Entre 2004 et 2008, Nicolas Sarkozy a écrasé par sa certitude une Gauche qui doutait. Cela a créé les conditions de la défaite de Ségolène Royal.

Être de Gauche ce serait donc procéder à une sorte de Talmud politique, comme entreprendre une perpétuelle relecture ?

Il y a de cela mais ce n’est pas suffisant pour définir la Gauche qui consiste d’abord en un socle de valeurs qui ne changent pas, comme une sédimentation. Les droits de l’homme, la Révolution française, le combat pour la laïcité : il existe une série d’épisodes historiques qui ont permis de trancher, si j’ose dire, entre le « bien et le mal », entre ce qui est de Gauche et ce qui ne l’est pas. La Gauche c’est donc d’abord cela. La mémoire des valeurs sur lesquelles on ne transige pas, éclairé par ses grandes erreurs, il y en a beaucoup. À partir de là, de ce stock de valeurs, oui, interrogation permanente : quelles sont les valeurs encore d’actualité, quelles sont celles qui sont mortes ? Il n’y pas de Gauche sans conscience de Gauche alors qu’il peut y avoir une droite avec uniquement une pratique de Droite et pas de conscience. Néanmoins cela ne suffit pas, nous ne sommes ici que dans le théorique. Il faut que la Gauche arrive dans la pratique à conquérir le pouvoir. Ce n’est pas si simple mais elle y arrive. L’exercice du pouvoir fut lui plus calamiteux. Cela va mieux, la Gauche a fait ses classes, elle a ses diplômes de gestion politique. En revanche on voit que quand elle est habile et efficace dans l’exercice du pouvoir, c’est parce qu’elle est moins de Gauche. Tout le défi de la Gauche c’est de penser l’atterrissage sur la réalité. En 81 ce fut un crash. Aujourd’hui, Aubry à Lille, Ayrault à Nantes, sont des réussites.

Dans le scénario de Doutes, une phrase marque le lecteur et mérite commentaire, celle qui dit, en somme, que la Droite ne change jamais vraiment. Parallèlement, une autre idée vient en lisant Yamini Lila Kumar. On aurait à Gauche la volonté d’écrire un grand récit alors qu’à Droite cette idée ambition semble révolue depuis des décennies…

On a l’impression que depuis la mort du Général de Gaulle, il n’existe plus de mythologie de Droite. C’est l’erreur que commet la Gauche. La Droite est beaucoup plus intelligente, subtile et complexe que ne le pense les socialistes. Le PS se limite à regarder quelques apparences, quelques téguments comme disent les physiologistes, pour affirmer : « La Droite, c’est comme d’habitude ». Pourtant, à y regarder de plus près, la Droite a été extrêmement mobile. Il s’agit d’une mobilité pragmatique, c’est la mobilité du marché : il y a une demande, il faut une offre pour rencontrer le marché sinon on perd ses parts. C’est ce qui a donné un chiraquisme multiforme, reaganien quand il le fallait, pépère ensuite. C’est ce qui a donné le sarkozysme et c’est surtout ce qui a produit le passage du chiraquisme au sarkozysme sans réelle rupture. La Gauche sous-estime cette mobilité de la droite sur des terrains glissants et complexes, ceux de l’identité nationale, son rapport au travail, etc. La Droite n’est pas encombrée par son histoire, par ses scrupules, par ses échecs et lorsque cette dernière échoue, elle ne le vit pas trop mal. Elle regarde devant, casse ses rétroviseurs, alors que la Gauche, comme Orphée, ne peut jamais vraiment s’empêcher de regarder derrière elle…

Passons maintenant à votre prestation devant la caméra. Il est troublant de constater les proximités entre Chris Bailey, le personnage que vous campez dans Doutes, et le vrai Christophe Barbier. Trouble d’autant plus renforcé par le style du personnage porté à l’écran et son souci constant de neutralité politique…

L’écharpe, oui… Le but était là aussi de créer le doute. Dans Doutes, il y a toute une série d’ingrédients qui sont miens et beaucoup d’autres qui ne le sont pas. Jusqu’où me voit-on à l’écran sachant que je campe, bien évidemment, un personnage ? Voilà la question. Le but est bien de perturber, d’égarer le spectateur. C’est aussi ce que j’aime faire dans ma position de Directeur de l’Express. J’aime être inclassable. En ce moment, on me classe à Droite car nous avons été sévères à l’égard de François Hollande mais, il y a six mois, nous recevions des courriers incendiaires de sarkozystes nous disant que nous avions saboté le travail du Président. Il y a un an, comme la Gauche, je soutenais Sarkozy dans la guerre en Libye et ainsi de suite. Chris Bailey travaille pour un institut de sondage. Cette volonté de perdre le lecteur se retrouve, dans Doutes, dans la volonté de rendre son personnage insaisissable. (poursuivant sur sa lancée…) Chris Bailey est à mon avis du mauvais coté de la politique : il est un profiteur, son seul but est de vendre des sondages, il bouffe à tous les râteliers! La pureté dans l’engagement que les autres personnages incarnent, dont celui de Paul (Benjamin Biolay), jusqu’au-boutiste, est étrangère à Chris Bailey.

Donc le règne de la petite phrase, celui de la politique moderne dépourvue de noblesse…

Tout à fait. Il participe de cette modernité qui galvanise le coté superficiel et artificiel de la politique. Sondage + télévision. La com’ ! Cela le rend antipathique. A un moment, on peut même en venir à se demander si les malheurs de la politique ne viennent pas de cette obésité-obscénité de la politique spectacle. Les politiques en sont des acteurs mais aussi des victimes. Ils se sont mis dans ce piège ou, plutôt ,la modernité les a mis dans ce piège dont Chris Bailey profite.

Pour vous, est-ce une bonne chose que la Gauche soit devenue un sujet de fiction ?

C’est toute la politique qui est devenue un sujet de fiction. La Conquête, film sur Sarkozy, représente un tournant : il s’agit du premier long-métrage sur un Président en exercice. Il s’agit là d’un progrès démocratique pour la France que de laisser aux artistes le droit de s’approprier la politique comme sujet de fiction. Il faut reconnaître à Sarkozy d’avoir permis ça, en étant lui-même un spectacle vivant et un cirque itinérant. Il en a créé l’appétit, le goût. Maintenant cela va pouvoir se répandre sur toutes les familles politiques et c’est plutôt bien que cela puisse toucher la Gauche. Bien mais aussi très troublant. Désormais, il y a l’être politique classique, l’être politique de télévision et de campagne et enfin l’être politique de fiction. Une troisième dimension s’est ajoutée. Qu’est-ce que cela nous fera de voir Gérard Depardieu incarner Dominique Strauss-Kahn dans un film ? Qui verra t-on ?

Et est-ce qu’on veut le voir ?

(Pensif) Et est-ce qu’on veut le voir ? L’histoire est romanesque, fabuleuse. C’est un formidable scénario. Ca va se faire. On le verra. C’est tombé dans le domaine public.

Autre fil rouge de Doutes, l’œuvre de Bernard-Henri Lévy. Cela commence par les réflexions sur l’Idéologie française et le Grand Cadavre à la Renverse et se termine par l’engagement du philosophe en faveur de la Libye…

D’abord, il y a une filiation entre Yamini et Bernard, une vieille relation, un compagnonnage. C’est donc la restitution de cette initiation à la politique que l’on retrouve dans Doutes. Yamini et Bernard-Henri Lévy ont ce double terrain commun : le travail sur la Shoah et la responsabilité française dont BHL a fait un livre majeur. On retrouve cela dans Doutes à travers le personnage de Judith. BHL pense que le combat contre l’idéologie française est le combat majeur de la Gauche. Je suis en désaccord avec lui sur ce sujet. Nous en avons parlé. Je découple les deux. L’histoire de la Gauche doit être lue à coté de celle de la France et de ses années noires ; mais le film est structuré ainsi. Le sujet est en fusion avec la recherche de la Gauche idéale du personnage campé par Benjamin Biolay. Et troisième personnage clé : Albertine. Albertine qui fait le pont entre la Shoah et Mitterrand par le biais de son travail sur l’œuvre de Duras. Ce jeu à trois rejette évidemment loin le personnage qui est le mien. Un personnage superficiel. Loin des manœuvres et des petites phrases, il faut casser la vitrine pour accéder à l’essentiel : l’engagement politique (Paul), l’engagement d’historienne (Judith) et la fusion dans l’Art (Albertine).

En refermant le manuscrit de Doutes, on comprend que c’est lorsque la Gauche devient moins rouge qu’elle est en positon de gagner dans les urnes…

C’est une malédiction pour la Gauche de se dire que c’est en étant impure qu’elle y arrive. Il faut passer par une sorte de compromission, de cocktail droitisant, de « contamination » pour, dans ce vieux pays de Droite, avoir accès au pouvoir et appliquer une politique de Gauche. Une politique qui devra forcément emprunter au réalisme de Droite. Un schéma complexe…

Un commentaire

  1. Bonjour, je suis une grande fervente de Christophe BARBIER, qui m’aide à y voir plus clair dans les méandres de la politique (L’Express, C dans l’air, Chronique à I-Télé…) et j’ai hâte de le découvrir comme acteur…Bonne chance à lui, son épouse et à « doutes »…
    Cordialement.