Grand oral de Levinas que ce coffret à lui consacré sous la direction de David Hansel et Isy Morgensztern, publié aux Editions Montparnasse[1]. Quatre heures de vision et d’écoute du philosophe qui comprennent aussi des séquences des deux réalisateurs mais aussi de Robert Maggiori, Bernard-Henri Lévy, Ariel Wyzman, Vaclav Havel, Jan Sokol ou Georges Hansel. Pierre-André Boutang réalisa la biographie intellectuelle du philosophe.
Je voudrais m’arrêter en particulier sur l’inédit capital qui nous est proposé ici avec l’entretien que Bernard-Henri Lévy réalisa en 1990 avec Levinas et qui m’a permis de découvrir un document incroyable où il conduit Levinas sur des chemins pour le moins inconnus. Cette émission devait s’inscrire dans un ensemble de quatre heures avec des contemporains majeurs. Le cycle a-t-il abouti car ce que nous voyons ici sont des séquences non montées, d’un Levinas difficile à suivre même pour des oreilles accoutumées à son phrasé haché ? Quoi qu’il en soit, comme le dit justement B-H Lévy « il était le premier à ne pas se voir dans le paysage des grands penseurs français. Le premier travail était de le convaincre. » Avant d’ajouter que le philosophe originaire de langues lointaines (lituanien, russe, hébreu) « va écrire peut-être le plus beau français philosophique qui soit dans la modernité. »
Puis viennent les paroles de Levinas, poussé dans ses retranchements par son interlocuteur conscient de vivre un moment rare.
« En quittant la Russie en 1920, j’avais le sentiment de quitter l’endroit où l’histoire s’accomplit pour un endroit tranquille, confortable. »
Il comprit très tôt que « l’Université était le lieu de la justice. » « Je cite toujours Maurice Pradines : il parlait du conflit entre l’éthique et la politique, c’était l’affaire Dreyfus. »
À propos de ses liens forts avec Strasbourg, malgré les liaisons dangereuses du jeune dandy avec Maurras, Levinas dit :
« Le terrain d’entente, le terrain de justice, c’était la littérature française. On ne pouvait pas douter de Valéry. L’ordre intellectuel était l’ordre qui vous posait comme humain, qui décidait de votre dignité humaine. Ce n’était pas un maurassien qui choisissait ses amis politiquement. »
Puis B-H Lévy aborda la guerre d’Algérie, à quoi Levinas répondit : « Il [Blanchot] fut le premier à intervenir contre les guerres coloniales. […] Ces choses-là me semblaient secondaires par rapport à ce que j’ai vécu avec Hitler. »
Il en va de même pour mai 68, où Levinas, en poste à Nanterre, avoua n’avoir pas compris l’enjeu, alors que Blanchot en saisissait au contraire le caractère capital. Puis le philosophe entraîné sur la question de l’Europe, se mit à parler quelques minutes du mouvement des étudiants chinois du printemps 1989, mais très curieusement sans aborder la question qui aurait dû le saisir du massacre de Tian’anmen (天 安 门 en chinois, soit Porte de la paix céleste !). Dans ces manifestations, il voulait voir le caractère universel de l’Europe, comme principe de justice « accessible à tout humain ».
« En regardant à la télévision les images des événements de Chine, j’ai eu l’impression que c’était très européen. À travers tous ses rites, quand on pense à ce que devait être le genre de vie dans la Chine si millénaire, aujourd’hui cela paraît si européen. La pensée de Confucius, les étudiants chinois l’apprennent comme nous à l’université. » Il ajouta ceci : « Tous ces étudiants chinois n’étaient pas spécialistes de la pensée de Confucius. Leurs revendications étaient européennes. »
Levinas franchit un pas de plus en affirmant non seulement que l’Europe n’est pas une catégorie géographique, mais surtout que « dans tout homme il y a le Juif, même chez les Chinois. »
Malgré cela, Levinas aurait-il pu imaginer qu’un intellectuel chinois, vingt-cinq ans plus tard, un Liao Yiwu, poète exilé depuis 2011 en Allemagne, à cause de son combat pour la démocratie et la mémoire du Massacre (titre de son célèbre poème qui lui valut quatre ans de prison), prix pour la Paix des libraires allemands en 2012, Dans l’empire des Ténèbres [2], authentique chef-d’œuvre sur ses années d’incarcération, aurait une ligne sur la Shoah parlant de ces officiers nazis « émus aux larmes par la musique de Chopin ou de Mozart, mais [qui] n’avaient aucun scrupule à exterminer les Juifs dans les chambres à gaz » (p. 216-217) ? Oui, dans tout homme ou dans tout l’Homme, il y a le Juif, comme disait déjà Kafka.
Pour lui, le sens profond de l’Europe c’était « son aboutissement universel », et les étudiants chinois l’avaient revendiqué comme étant ou devant être leur et non pas l’apanage des étudiants d’Occident. Pour Levinas, c’était là une donnée primordiale mais comment comprendre alors qu’il resta silencieux sur la tragédie de la place Tian’anmen, commencée à l’aube du 4 juin 1989, qui demeurera longtemps pour les intellectuels chinois « un passé qui ne passe pas » ?
Suit tout un passage difficile autour de la pensée sauvage chez Lévi-Strauss, que l’on peut résumer par cette parole du philosophe : « La découverte de la pensée sauvage est une découverte européenne. Elle s’est formée dans l’universalité européenne. J’ai lu cela avec émotion chez Le Clézio. »
Au cours du dialogue il aborda Vie et destin de Vassili Grossman, parlant surtout d’Ikonnikov, le personnage qui fait passer la parole la plus profonde, la plus intime aussi du romancier russe, dont celui-ci précise que les gens le prenaient pour un simple d’esprit. Citons quelques paroles de Levinas reprenant le discours d’Ikonnikov-Grossman :
« Le discours de Jésus est bonté, malheureusement il est déjà construction de l’Église.
Cet événement de la bonté est l’ultime catégorie.
C’est ça la rupture de l’Être. L’Être n’a souci que d’être, il n’est pas égoïste, c’est un fait. C’est dans l’humain que naît cette chose extraordinaire : la bonté. Dans la bonté, il y a cette pensée que l’on est comptable, responsable de l’autre. Je suis élu. Autrui est unique.»
Entendre Levinas, qui n’était pas un brillant orateur ni un brillant causeur, suscite une émotion profonde autant pour ceux qui l’ont connu que pour ceux qui ne l’ont pas connu.
Dans ses entretiens avec François Poirié, réalisés par Pierre-André Boutang pour la Sept, Levinas évoquait son cours d’adieu à la Sorbonne en mai 1976, à l’heure de sa retraite (où son prestige commençait seulement à poindre), où il avait fait mémoire de quatre de ses maîtres de jeunesse : « Maurice Pradines, professeur de philosophie générale, Charles Blondel, professeur de psychologie très anti-freudien, Maurice Halbwachs, sociologue, mort pendant la guerre, assassiné en martyr [il mourut sous les yeux de Semprún à Buchenwald], Henri Carteron, mort prématurément et professeur de philosophie antique : ça, c’était des hommes !». Ces propos prononcés sans emphase, c’était Levinas, celui que nous avons connu, qui avait cette altière simplicité et ce sens de l’autre incroyable, inaudible à tant d’entre nous. Combien de ceux qui se disent ses héritiers – héritiers de l’homme et/ou du philosophe – pratiquent ce sens de l’autre, brûlant à travers ses paroles ?
Il manque sans doute ici la présence d’un éminent disciple trop tôt disparu, Jacques Rolland.
Nous avons là un coffret sur l’un des vrais Maîtres de la philosophie européenne et française de la seconde moitié du 20e siècle – de ceux qui ne se prenaient pas pour tel mais qui l’étaient dans l’absolu.
NB. Signalons dans la même collection, le coffret de 3 cd’s consacré à Jorge Luis Borgès, qui reprend l’intégralité de l’entretien qu’il eut avec Suzanne Bujot pour la collection Archives du XXe siècle, réunies par Jean-José Marchand.
Collection Regards, double DVD, 25 € prix conseillé.
[2] François Bourin Editeurs, 2013.