Chez Vuitton, tout est bon. Tout ? Il y a de tout chez Vuitton ?
Certes, camarades, certes. Contrairement à ce que vous pourriez croire, on n’y trouve pas que des sacs en croco pour Japonaises aux poches bourrées de liquide.
On y trouve aussi des petits trésors pas chers. Même que ce sont des trésors littéraires et des trésors artistiques. Petits, certes, ces trésors, pas l’Eldorado, non, mais trésors quand même. Disons des pépites extrêmement sympathiques. En plus, c’est à Saint-Germain-des-Près, dans « l’ancienne » librairie de la Hune, donc on est en pays de connaissance, et il faut bien que le tout récent crime vuitonnesque du Otez-vous de là messieurs les livres que j’m’y mette s’expie le temps qu’il faut, par un peu de poudre vernaculaire des grandes années germanopratines répandues sur les cendres de feu Saint-Germain-des-Près, vous voyez ce que je veux dire, avant qu’on ne passe, d’ici quelques mois, quand le ôte-toi de là sera tombé aux oubliettes, aux choses sérieuses, c’est-à-dire aux sacs en croco pour Pékinoises pleines aux as, voir plus haut.
A preuve vuittonesque que Saint-Germain-des-Près fut aux temps jadis un lieu où soufflait l’esprit : les quelques lettres qui suivent, plus dix Cadavres exquis des Surréalistes et neuf oeuvres lettristes. Le tout exposé dans l’ex-Hune, pour le plaisir des yeux et la nostalgie, avant que le Péril jaune évoqué plus haut n’emporte demain ce paquet de feuilles mortes.
Lettre (manuscrite) n° 1 : « Ce jour d’hui, au Mesnil, je, Alain, certifie sur l’honneur que mon immarcescible et cristalline épouse a lu d’un bout à l’autre et avec soin et avec des commentaires intelligents et zélogieux (sic) l’article du professeur Matthews arrivé ce matin même de Nouvelle Galles du Sud. »
Et c’est signé de qui ? C’est qui qui signe ? Alain. Cet Alain vous dit quelque chose, bien sûr. Mais Alain quoi, Alain qui ? Et ne serait-il en même temps Matthews ? Non, vous ne voyez pas ? Vous donnez votre langue au chat ? Tant pis pour vous. Je passe, non sans malignité, à la seconde lettre.
Lettre (manuscrite) n° 2 : « Samuel, Ce voyage sera le tien, pourtant, par égard pour la Grèce et par égard pour toi, ne la regarde pas en curieux ; découvre-la avec émotion. » Là, c’est un peu plus dur, je vous l’accorde. Comme j’ai un très bon fond sous des allures abruptes, je vous fais grâce pour cette ignorance sans conséquence : Jean Genet, bien sûr. (Il est pas snob, mon bien sûr !? )
Lettre (manuscrite) n°3 : « Le Chourin, Je suis enchanté d’apprendre que la maison est merveilleuse. (…)»
Lettre n°4 (à la machine), du même épistolier que la précédente : « Salut petit, on pense à vous à chaque instant, coeur et bras et mains et la poitrine où le souffle naît, la bouche où il devient ciel, les yeux qui vous contemplent dans leur nuit. »
Là, pas d’excuse si vous ne trouvez pas. La dernière phrase surtout…On a de la culture ou pas. Je ne vous cache pas que vous me décevez beaucoup. Oui, beaucoup.
Lettre (à la machine) n°5 : « Alain Resnais à Marguerite Duras, de Hiroshima, 3 août 1958. Le café au bord du fleuve existe bien. Il y en a même deux. Les tables et les sièges correspondent exactement à la mise en scène que nous souhaitons. Il y a beaucoup de boîtes de nuit immenses. L’une d’elle, « Le Casablanca », me paraît très bien convenir. Faux rochers, faux palmiers en alkathène, cascades, jets d’eau, petites passerelles qui enjambent des cours d’eau avec poissons rouges. (…) La place de la gare à l’aube avec ses enseignes au néon éteintes est proprement hallucinante. »
Bravo ! Cette fois enfin, vous avez trouvé ! Alain Resnais en repérage pour le tournage de Hiroshima mon amour. Vous êtes très fort(e). Je retire les méchancetés que je disais à votre sujet pour les lettres 3 et 4 (Althusser à Hélène Ryman ; elle connaîtra, de la même main qui écrit ces lettres d’amour, le sort que vous savez, quelques décennies plus tard).
Lettre (manuscrite) n°6 : « François Mitterrand à Marguerite Duras et Robert Antelme, août 1945. Toutes ces maisons aux yeux bêtes qui me cernent dans ce Paris insupportable du mois d’août m’obligent à ne plus aimer que le silence et l’air libre. L’ennui, c’est que tout le monde danse et tout le temps. Le Peuple Roi rigole tant qu’il peut et ripaille. Anniversaire sur anniversaire. Libération sur Libération. On décore machinalement. On pétarade de feux d’artifice. Les flics sont à l’honneur. Tout honnête homme sait bien qu’ils furent des héros. »
Quel moraliste, alors, que ce François Mitterrand ! Et quel puritain ! On nous l’a bien changé, ce grand vertueux, par la suite…
Ces lettres, plus quelques autres (Cocteau à Jean Paulhan, se réjouissant de la création du Livre de poche ; Léonor Fini à ses amants ; une lettre-gag d’Edgar Morin à la Duras, qui lui avait laissé les clés de chez elle sur le paillasson) viennent de l’IMEC, une fière invention décidément, due à notre ami Olivier Corpet.
Le clou de « L’écriture est un voyage » (en malle Vuitton ?), titre de l’exposition, est une série de dix Cadavres exquis surréalistes magnifiques des années 2O, dus à Breton, Tzara, Masson, Max Ernst, Tanguy, Pierre Unik, Valentine Hugo, Benjamin Péret et le malheureux Desnos. Ils viennent de la collection de Marcel Fleiss, tout comme les oeuvres lettristes (Isidore Isou, Pomerand, Raymond Hains) qui en viennent, aussi, en grande partie et qui les suivent sur les cimaises de cette… galerie ?… cet espace ?, disons pour l’heure ce lieu. Cela recommence ? Vous ne savez pas non plus qui est Marcel Fleiss ?
Apprenez, ignorants, que Marcel Fleiss fut et demeure un immense galériste parisien des années 70 à aujourd’hui. Fou de jazz dans sa jeunesse, il partit vivre les années 50 à New York, dissipa ses nuits au légendaire Birdland (1678 Broadway et 52th Street) à photographier Dizzie Gillespie, Ella Fitzgerald, Miles Davis et consorts. Non moins fou du surréalisme, il fut l’expert de l’énorme, désolante vente de l’appartement d’André Breton rue Fontaine, en 2003 à Drouot, ce génial bric à brac dont François Mitterrand, le même que tout à l’heure mais devenu président de la République, qui, visitant les lieux, n’y comprit rien, ne voulut pas faire un musée. Comme galériste, Marcel Fleiss aura organisé en trente ans (et, ces dernières années, avec David, son fils) pas moins de 200 expositions sur tout l’art de notre temps, galerie 1900-2000, sise en sa bonne rue Bonaparte à lui, qui va des Beaux-Arts à la Seine. Bref, Respect. Caractère toujours aussi entier à près de quatre-vingt ans (la tête près du bonnet, comme on disait jadis), Marcel Fleiss fait briller ce bon vieux carrefour de Saint-Germain des derniers feux de sa turbulente jeunesse (au carrefour). Respect, again.
Considérant ce qui précède, tout ne serait donc pas totalement perdu à Saint-Germain-des-Près ? Saint-Germain-des-Près, ses derniers feux, vraiment ? Son dernier mot ?