Prendre la parole dans un congrès de psychanalyse, n’est-ce pas un acte vraiment étrange ? Quoi, on se supposerait savoir ? Les organisateurs du congrès vous ont aimablement élu, pour quelques minutes, comme sujet supposé savoir. Vous n’allez quand même pas y croire un instant ! Quand vos analysants vous mettent à la place du sujet supposé savoir, vous vous tenez tranquilles, vous ne dites rien. Les organisateurs du congrès, qui ne sont pas des écoliers, vous disent, au contraire, que vous êtes sujet supposé savoir, au moins pour quelques minutes : « Dites quelque chose ». Alors là, je vous le demande, si ce n’est pas un jeu, qu’est-ce ? Allons-y, prêtons-nous au jeu, for the hell of it.

Heureusement, il y a un sujet conçu tout exprès pour supposer le savoir partout, non seulement chez l’Autre – élémentaire ! – mais, qui plus est, chez lui-même. Vous ne pouvez pas le guérir de cette supposition. Il ne palpite que pour ça. Je parle de l’inconscient et je lui donne la parole.

Il y a quelques mois, lors d’une soirée fort charmante et très gaie à Paris, une question m’a été posée par une personne éminente : « Alors en Iran, il n’y a pas d’hybrides, les femmes sont des femmes, et les hommes sont des hommes, à cause de la ségrégation ? » J’en suis restée stupéfaite. Je ne comprenais rien. Avait-on fabriqué un hybride homme-femme en France, par des manipulations génétiques ? Mais non, il y avait l’expression « à cause de la ségrégation ». Mais alors, que voulait dire le mot hybride ?

À dire vrai, j’ai été étonnée et vexée en même temps.

Étonnée, parce que je ne comprenais pas pour quelle raison l’Iran aurait dû faire exception à la règle générale et ce, d’autant que je pouvais jurer que la chère personne n’avait rencontré qu’un seul spécimen des êtres sexués de ce pays, moi précisément.

Vexée, parce que si elle avait trouvé que ledit spécimen, en face d’elle, n’était pas totalement un hybride, pourquoi avoir mis cela au compte de la ségrégation – supposant par-là même la réussite de la volonté du maître et l’échec des femmes iraniennes pour obtenir leurs droits civils ? Car l’égalité des droits des deux sexes est une cause qui vaut la peine qu’on se batte pour elle, même si, à la fin, ne se rencontrent que des hybrides. J’ai même insisté sur le fait que, pour moi, le mot hybride n’avait pas d’autre sens que génétique.

Je me suis rapidement débarrassée de ma vexation en répondant que la ségrégation en Iran n’était pas telle qu’elle pourrait créer autre chose que des hybrides. Pourtant, mon étonnement persistait, précisément parce que la question provenait d’une personne tout à fait éminente.

A-t-elle su ou vu ce que je cachais si soigneusement ?

C’est pourquoi lorsque j’ai été, à la fin de cette soirée, très aimablement invitée à ce congrès, j’ai accepté sans hésitation et avec beaucoup de joie. C’était pour moi une occasion d’en savoir plus, et – qui sait ? – de résoudre l’énigme du sphinx. Au beau milieu de ces pensées si « sérieuses », une plaisanterie m’était revenue : en Iran, on dit qu’il n’y a que dix pour cent des hommes qui sont vraiment des hommes, les autres sont mariés.

Passé la première joie, un résidu persista. C’était le souvenir d’un agacement. Un agacement très passager, mais assez substantiel pour résister à l’oubli. En suivant cette trace, de fil en aiguille, je suis arrivée à une injonction surmoïque : « Que les femmes soient des femmes ! » C’était le mot d’ordre des années d’enfance de la République islamique. On voulait dire par là que les femmes restent à la maison pour rendre « les trois services essentiels » aux hommes : le sexe, les enfants, la cuisine. On prétendait en plus que cet impératif était pour le bien des femmes, pour les libérer des obligations qui leur avaient été imposées par le régime précédent, et il y avait du vrai dans cette prétention : dans l’ancien régime aussi, on ordonnait « que les femmes soient des femmes », seulement, leur définition de la femme était différente. Eux, ils exigeaient que les femmes soient coquettes, désirables et faciles d’accès. Je me demande comment ils entendaient rassembler ces deux dernières conditions en même temps : désirables et faciles d’accès ; mais ça, c’était leur problème.

Ce qui veut dire que, pour les femmes, rien ne change jamais dans les différents régimes politiques. Eux, ils ont toujours leur programme pour elles. Ça dépend de leur fantasme. Tantôt c’est la mère vierge, tantôt c’est la prostituée. Je pense que Freud a parlé d’une troisième catégorie, mais bien étrangement je ne m’en souviens pas ![1] Ces deux exemples montrent à eux seuls à quel point les femmes sont des casse-têtes pour les hommes (ou même peut-être des casse-pieds !). Les casse-têtes qu’ils veulent résoudre au moyen de leur fantasme ! Quel instrument inadéquat pour résoudre une énigme !

C’est peut-être pour ça que Lacan parle du symptôme. Outre le fait qu’une femme peut être le symptôme particulier d’un homme, les femmes sont le symptôme par excellence de l’humanité, et ce, de la même façon que, pour le névrosé, son symptôme est une énigme et son mode spécifique de jouir est bien souvent ce qu’il y a de plus réel. Lacan compare La femme avec la vérité. Peut-on la comparer avec le réel ? La vérité, nous dit-il aussi, est « sœur de jouissance ». Lacan nous parle aussi d’une jouissance, sinon infinie, du moins « ouvrant sur l’infinitude » ou « potentiellement infinie », celle de la femme. La femme est définie par cette jouissance. Elle est cette jouissance même. Donc elle est de l’ordre du réel, si toutefois elle existe. Et les hommes n’y sont pour rien dans cette jouissance, ou plutôt, « ils n’y sont pas forcément pour quelque chose ». Ça doit les atteindre cruellement dans leur narcissisme. Pour eux, les femmes sont leur symptôme par excellence – rappelons que, pour Edward Glover, quand le symptôme essentiel d’un homme est une femme, il est pratiquement inanalysable. Pour La femme – si elle existait – les hommes n’existent pas, et tout le monde masculin avec. Quelle discordance dans la Nature ! J’insiste sur le mot « Nature », car ce qui est de l’ordre de la culture s’arrête à ces programmes dérisoires dont j’ai déjà parlé.

Mais quelque chose de la femme, de cette jouissance infinie, existe de temps en temps – Lacan nous donne l’exemple des mystiques – et, aussi, à un certain moment du parcours analytique d’une femme (ou même d’un homme peut-être), quelque chose de la femme apparaît parfois, ne serait-ce que pour un court instant. Bien sûr, le transfert est là pour gâcher tout. Le transfert, nous apprend Freud, a sa source dans la libido qui n’est que masculine. Le transfert à l’analyste, à Freud, à Lacan, à une institution analytique, qui, comme toute institution, n’est qu’un symptôme créé par la position masculine de la condition humaine. On dirait qu’ici la formule de l’injonction est inversée : « Que la femme ne soit pas la femme, le travail l’attend, la cause l’appelle ! »

Ce quelque chose de la femme ne disparaît pas pour autant. De temps à autre, quand vous arrêtez le travail pour ce qui s’appelle étrangement les vacances (le vide), ou que, tard dans la nuit, quand les agitations masculines s’arrêtent, que le démon de la ville s’endort et toute la famille avec, ce quelque chose de la femme se réveille. Elle était toujours là, vous attendant. Elle sait attendre. C’est même seulement elle qui sache attendre. Elle vous accueille, elle vous renferme, elle pourrait même vous engloutir. Mais non, le monde est tellement agité. Elle vous laisse repartir. Elle sait attendre.

La personne qui m’a posé la question par laquelle j’ai commencé était une femme. Peut-être a-t-elle vu ce quelque chose de la femme, qui attend, quelque part. Pour une femme, ce n’est pas difficile de le voir dans un coin ; surtout quand elle a fait, elle-même, ce fameux parcours analytique.

Pour qu’à un moment donné du parcours analytique ce quelque chose de la femme ait chance d’apparaître, il faut faire un vide, un très grand vide. Il y a des sagesses orientales qui connaissent ce grand vide, qui le préconisent, et vous apprennent même à passer toute une vie à y avoir un accès.

Un jour, j’ai parlé à mon analyste de mon étonnement concernant les gens qui peuvent se rappeler des détails infimes de leur analyse et en parler. Il m’a expliqué que ceux qui préparent la passe prennent parfois des notes sur des choses qui leur paraissent importantes dans leur analyse. J’ai répondu que ça n’était pas bien et que je pensais que, comme on dit au moment des soldes, tout doit disparaître ![2] Je savais de quoi je parlais sans le savoir vraiment. Certes, je connaissais bien le concept du Grand Vide oriental, mais l’avoir avancé pour mettre en question la préparation de la passe ! Là, c’était énorme. Mais ce n’était pas moi qui l’avait avancé, c’était ce quelque chose de la femme qui savait bien ce qui convenait à son apparition.

Lacan dit que la femme éprouve cette jouissance, mais qu’elle ne peut rien en dire. Est-ce parce que si elle commence à dire, elle ne l’éprouve plus ? Essayer d’en dire quelque chose serait la sacrifier pour… ce qui est loin de lui être comparable.

Aussi, quand on atteint cette jouissance, il n’existe plus personne à qui parler, pour qui on se donne la peine d’ouvrir la bouche. Lacan parle du « narcissisme du désir ». Qui, à part Lacan, peut oser une telle syntaxe ?

Vous pouvez toujours protester que les mystiques parlent souvent de ce qu’ils éprouvent. Oui, c’est vrai, parce que c’est une jouissance intermittente ; ou, plutôt, c’est un désir dont le narcissisme est intermittent. Il me semble que le concept de résistance nous permet de clarifier les choses ; car le « continent noir » de Freud est de l’ordre du « trou noir » des astrophysiciens. Si on cède à son attraction, on y disparaît complètement. En y résistant, on devient dupe de la bonne façon. Et ça, ce n’est possible que par le truc du transfert.

Le grand Sa’di dit « De qui a eu La nouvelle, plus de nouvelles » [Aan raa ke’ khabar chod khabari baaz nayamad].

Et Sa’di n’était pas du tout un mystique, bien qu’il soit enseigné dans les cercles des sufis et des derviches. C’est-à-dire que les mystiques ont encore à apprendre des non-mystiques. Ce qui veut dire qu’il y a des voies multiples pour arriver à la même jouissance, à La nouvelle.

De plus, cette jouissance est l’ennemie du savoir, ou plutôt, le savoir est l’ennemi de cette jouissance. On doit dépasser le plan du savoir, le laisser absolument de côté, pour atteindre cette jouissance. Autrement dit, une fois cette jouissance atteinte, on n’a plus rien à dire. Tout ce qui constitue l’ordre du savoir a été rejeté au loin, préalablement. Alors, non seulement il n’existe plus personne à qui parler, mais surtout, il ne reste plus rien à dire. Comme la jouissance est intermittente, le savoir le devient aussi. C’est-à-dire que pendant les répits, vous pouvez récupérer le savoir ainsi mis au rancart. Pourtant, les jolies constructions logiques deviennent de plus en plus difficiles, même impossibles. Le savoir est éclaté et éparpillé, le ciment qui tenait les fragments ensemble manque.

Les sufis ont un verdict : le Qaal [le dire] anéantit le Haal [le jouir] et vice-versa. Ils le disent contre les prêtres. Tous les deux, en effet – le prêtre et le sufi – pratiquent l’adoration de Dieu. Mais l’un est dans le Qaal et l’autre est dans le Haal. Pour l’un, Dieu est bon – ou méchant –, pour l’autre, il est beau.

Bien étrangement, la seule chose, dans ce monde, qui soit compatible avec la jouissance dont je parle est le Beau. Le Beau à l’état pur, sans égard pour l’objet qui le soutient ; l’Art et la Nature, la Création. Le grand Mowlavi[3], dont le nom avait été donné à l’année 2007 pour le célébrer, dit : « Je suis serf de la lune, ne me parle de rien que de la lune. » [Man gholame’ qamaram gheire’ camar hitch magoy.]

En ce qui concerne mon cas, j’ai une petite idée là-dessus. Si mon analyse m’a conduite à éprouver l’antinomie du Qaal et du Haal, si elle ne s’est pas enlisée dans le gouffre des signifiants, c’est peut-être parce que le désir de mon analyste n’est pas contrevenu au fait qu’elle s’est déroulée dans une langue qui était étrangère, aussi bien à l’analyste qu’à l’analysante. Ainsi, la langue n’a pas pu parasiter éternellement le réel.

Pour conclure, je citerai encore mon vénéré Sa’di : « Deux cents dires ne valent pas un demi faire. » [Do sad gofte’ tchone nim kerdar nist].


Mitra Kadivar est psychanalyste à Téhéran et membre de l’École de la Cause freudienne.

Communication présentée en français au VIIIe Congrès de la NLS « Femme, fille, mère au XXIe siècle », 26-27 juin 2010, Genève. Cet article est paru dans le n°76 de La Cause freudienne, p. 137-141, dans la rubrique « L’époque et la philia ».

[1].     Plus tard, je me suis, bien sûr, rappelée des trois catégories de Freud qui sont « mère, vierge et prostituée », mais j’ai préféré laisser mon texte inchangé.

[2].     J’ai découvert il y a peu, tout à fait par hasard et avec une grande surprise, que Jacques-Alain Miller avait utilisé cette expression quelques années auparavant. Cela m’était resté à l’état latent pendant tout ce temps, le temps pour comprendre.

[3].     Dans la Lettre mensuelle no 176, Génie Lemoine raconte une histoire d’éléphant, dont elle dit qu’elle avait été inventée, selon elle, (!) par un conteur africain bien connu en France : Tokoto Ashamati. Eh bien, cette histoire vient du Masnavi de Mowlavi, écrit il y a plus de sept siècles. Seulement, dans le Masnavi, elle est plus belle et pleine de sagesse. Justement, la sagesse dont il s’agit est de démontrer que la vérité est pas toute.

Un commentaire

  1. un peu de lecture pour l’été?!
    Comme promis voici un article de la psychanalyste iranienne venue à Bruxelles ce début juillet.
    ciao ciao

    Thérésia