Florence Cassez est libérée de la prison, mais pas de l’opprobre. « Elle ne pouvait pas ne pas savoir », « Elle fréquentait des voyous, elle a forcément quelque chose à se reprocher », « Il n’y a pas de fumée sans feu ». Autant de petites formules qui sonnent comme des couperets. Des sentences expéditives, sous-tendues par un mythe, celui de la kidnappeuse française.
Ce mythe est né lorsque Florence Cassez est apparue sur les écrans de télévision mexicains le 9 décembre 2005 au petit matin. La presse s’est ruée sur cette histoire, à l’affût des « révélations » de la police qui lui permettaient d’étoffer le personnage. Une fois la Française condamnée à soixante ans de prison pour enlèvements, le mythe a installé une confortable unanimité. Tout un chacun s’est senti habilité à donner son opinion sur un dossier que peu de personnes connaissent réellement.
Le récit policier et son miroir médiatique, qui ont forgé l’image d’une coupable, se sont construits en dépit des éléments tangibles. D’emblée, dès le montage de l’arrestation de Cassez, le mythe a phagocyté le récit judiciaire, imprimant une terrible distorsion au cours de la justice. Dans l’opinion publique mais aussi aux tribunaux, la version médiatique de l’affaire a souvent eu plus de poids, même auprès de magistrats expérimentés, que le dossier lui-même.
La vérité, elle, ne s’offre pas d’emblée. Elle émerge dans les interstices et les incohérences de la version officielle. Etudier le dossier judiciaire permet de connaître l’envers de l’histoire et de découvrir la vraie affaire Cassez, à mille lieues du discours médiatique. Ces plus de dix mille pages forment un monceau de documents vides de preuves à l’encontre de Cassez. Il est éloquent dans les failles qu’il exhibe. Il offre par exemple quelques pistes inexploitées par la police, ignorées par la justice et méconnues de l’opinion publique. À partir de là se dévoilent certains pans de la machinerie judiciaire mise en place pour incriminer la jeune femme. C’est la même machinerie qui a servi à protéger d’autres suspects et à les maintenir hors du champ des investigations.
L’enquête officielle, elle, est pratiquement inexistante, embourbée dans les oublis et les mirages dressés par la police, dans les fantasmes véhiculés par les médias. De raccourcis en amalgames, la rumeur s’est chargée d’inventer les « preuves accablantes ». La presse, quant à elle, reproduit, sans procéder à la moindre vérification, le récit d’un coup de filet parfait et le portrait d’une redoutable criminelle. Peu de journalistes acceptent de renoncer au récit préfabriqué, séduits et excités par l’icône qu’ils avaient contribué à façonner, effrayés de la voir entrer en contradiction avec certains indices qui surgissent malencontreusement de la réalité.
Pendant un certain temps, le mythe n’a pas connu de faille. Même au sein d’une certaine intelligentsia sensibilisée aux pratiques abusives de la police et à l’aveuglement de la justice, il était de bon ton de proclamer la culpabilité de Florence Cassez. Vautrés dans le fantasme de la jolie criminelle étrangère qui cache bien son jeu, certains écrivains et professeurs d’université ont aussi vu dans cette affaire l’occasion de prendre le contre-pied de la France et de dénoncer son ingérence dans la justice d’un pays souverain. De ce fait, ils passaient à côté du sujet, un sujet exclusivement mexicain : l’absence de justice.
La fabrication de coupables n’est pas inhabituelle au Mexique. Florence Cassez n’est pas une exception. Preuves semées par la police, pressions exercées sur les témoins, confessions extorquées sous la torture : des milliers d’innocents purgent de longues peines de prison pour des délits qu’ils n’ont pas commis. Comme dans le cas de la Française, la culpabilité de ses prétendus complices est d’ailleurs hautement suspecte.
La vie de Florence Cassez, son intimité ont été décortiquées, analysées, jetées en pâture aux médias et perverties sur l’autel de leurs suspicions fantaisistes. Des faits anodins de son passé ont été passés au crible et régurgités de manière biaisée ou erronée pour s’inscrire dans d’insidieux récits destinés à gonfler le personnage de la kidnappeuse dénuée de scrupules. L’attention, déviée par les mystifications policières et médiatiques qui se sont acharnées pendant des années à parfaire cet archétype, devrait se reporter sur le dossier. « Ne me regardez pas moi, regardez mon dossier : je ne suis pas parfaite, mais je suis innocente » dit cette jeune femme, lorsqu’on daigne l’écouter.
Mais il faut aussi se pencher sur le jugement de la Cour suprême, dont l’essence a été broyée par son exégèse médiatique. Les commentaires, rarement basés sur une lecture du texte original de la résolution, en ont perverti le sens. On assiste à une distorsion interprétative : l’objet commenté est altéré par son commentaire.
Comme un dernier rejeton du mythe, une idée s’est répandue : Florence Cassez a été libérée parce que ses droits fondamentaux ont été violés lors de la procédure judiciaire, mais il subsiste des preuves de son implication dans les enlèvements, à commencer par les accusations des victimes. Il y aurait donc d’un côté les vices de forme, de l’autre les témoignages accablants. L’existence avérée des premiers n’aurait aucune incidence sur la validité des seconds. Or, nier le lien essentiel entre ces deux entités revient à dénaturer le jugement de la Cour. Celle-ci démontre, méthodiquement, comment les entorses à la procédure et le trucage de l’enquête ont mené à la manipulation des témoins. Il n’y aurait pas eu de preuves ni d’accusations, s’il n’y avait eu ces vices de procédure.
La résolution du haut tribunal, jugement ultime, considère que les témoignages des victimes sont « le produit d’une déformation de la réalité », en allusion à la mise en scène médiatique de l’arrestation de la jeune femme, orchestrée par la police un jour après l’interpellation réelle. « Les personnes impliquées dans la procédure ont été soumises à l’effet de suggestion, qui altère la fiabilité de leurs déclarations », établit la résolution. Les juges définissent les concepts d’ « incidence dévastatrice » et d’ « effet corrupteur », qui affectent toute la procédure. Ou comment la tromperie originelle imprime à toute l’enquête le sceau du mensonge. « La violation des droits fondamentaux a vicié tant la procédure en elle-même que ses résultats », affirme la Cour.
La théorie des « simples vices de procédure » s’effondre. Les témoignages sont irrémédiablement corrompus. Ils serviront pourtant de matière première à la formation d’un tribunal médiatique, qui condamne sans procès. Nier le dossier, évacuer le jugement, ce n’est pas analyser l’affaire Cassez. C’est pétrir le mythe.