La deuxième partie du scénario de Doutes, le long-métrage de Yamini Lila Kumar.
9. Chez Chris, d’une part, et chez Paul, d’autre part — 22 juin 2007 — 19 h 51
Chris est à son bureau modèle réduit, devant son ordinateur.
Il semble relire un texte et lui apporter des corrections. Il est soucieux, hésitant et finit par saisir son téléphone portable. Paul, lui, se trouve dans sa cuisine, derrière le comptoir. Il se dirige vers le placard, en sort une bouteille de vin et un verre à pied qu’il pose sur le comptoir. Son téléphone vibre et sonne si fort qu’il en renverse le verre de vin qu’il était en train de se servir.
PAUL, debout : Merde, allo, allo…
CHRIS, rejeté en arrière sur sa chaise de bureau : Accueil sympathique, toujours…
PAUL : Non, enfin… « Merde », c’était pour mon verre de vin.
CHRIS : Ah oui, c’est ça, tu t’es mis à l’alcool… ça expliquerait tout…
PAUL, qui essuie son pantalon : Quoi ? Merde, je l’avais acheté chez Phist, comme Fabius, c’était trop la classe.
CHRIS : Je disais : tu t’es mis à l’alcool ?
PAUL : Qu’est-ce que tu racontes ?
CHRIS : Oui, j’essaye de trouver la cause la plus vraisemblable de ton comportement ces derniers mois, jusqu’à ce point culminant que fut notre dernier dîner chez toi en janvier.
Silence. Paul frotte son pantalon.
CHRIS : La cause la plus vraisemblable. Y en a-t-il une ? Ou est-ce juste de l’aigreur ? Un mal-être tel que tu éprouves le besoin de détruire tout autour de toi, y compris la vie de tes meilleurs amis.
PAUL : Bon, OK. Tu veux parler de ça …
CHRIS : Oui, de quoi d’autre ? Il faut que nous parlions de ça. Il est largement temps que nous en parlions, que nous crevions l’abcès. Ce n’est pas ça qu’on dit ?
PAUL : Je te connais, tu sais.
CHRIS : Oui, moi aussi, vieux, je te connais. Et alors ?
PAUL : Tu files un mauvais coton.
CHRIS : Pardon ?
PAUL : Tu files un mauvais coton… Tu n’es jamais là. C’est nul ce que tu fais.
CHRIS : Je ne te comprends pas. Je ne vois pas du tout où tu veux en venir.
PAUL : Tu la laisses seule. Elle peut pas vivre comme ça. Je vois bien, depuis des mois. Elle a son livre, les filles, toi. Elle est seule pour tout. Je sais pas pourquoi, ce soir-là, je n’ai pensé qu’à ça, l’idée de cette solitude imposée par toi m’a totalement submergé. Je voulais lui venir en aide. Dire un truc
radical qui lui permettrait de s’arracher à toi.
CHRIS : C’est donc ça. Tu es devenu fou.
PAUL : Oui et non, j’ai juste été pris d’un énorme mouvement d’empathie et je n’ai pas pu lui résister.
CHRIS : Mais quelle empathie ? Tu t’es juste comporté comme un enfoiré de base.
PAUL : Non, comme un ami, comme un frère, qui vous connaît tous les deux et qui sait ce dont vous avez besoin.
CHRIS : Là, vieux, je te jure, c’est toi qui as besoin d’aide. Moi, je m’occupe parfaitement de ma vie privée sans toi, et je ne veux surtout pas que tu t’en mêles. Tu sais que tu aurais vraiment pu nous foutre en l’air ?
PAUL : Si j’ai bien compris Albertine, et si elle aussi, elle a bien compris, ce n’est pas le cas.
CHRIS : Non, ce n’est pas le cas. Heureusement. Je crois que Judith a vu que tu n’allais pas très fort ces derniers temps.
PAUL : Ah, elle a vu ça ?
CHRIS : Oui, elle m’en avait parlé. Il a suffi que je réactive l’idée pour lui faire comprendre que tu délirais.
PAUL : Bon, tant mieux alors…
CHRIS : Comme tu dis, tant mieux. Mais tu es quand même un sacré enfoiré. Tu me fais penser à Nanni Moretti dans Bianca… Chris sourit, il s’est radouci… Tu te souviens de ce grand obsédé des chaussures qui donne des conseils matrimoniaux à ses amis et dont on finit par comprendre qu’il assassine tous les couples autour de lui quand ils ne s’entendent plus ?
PAUL : Bien sûr que je m’en souviens.
CHRIS : Voilà, on dirait toi.
PAUL : On n’était pas allé le voir ensemble au Champollion en 86 ?
CHRIS : Si, avec toute la bande, à la sortie d’un amphi de René Rémond.
PAUL : Mais tu sais, moi, c’est dans Palombella Rossa que je me retrouve vraiment. Tu vois, c’est le film qui m’a donné envie de me lancer dans le journalisme politique.
CHRIS : Ah oui ?
PAUL : Il y a ce moment où une journaliste interroge Michele sur le « trend negativo » du parti communiste italien, et lui ça le rend hystérique, cette colonisation de l’italien par l’anglais et il lui fout une beigne, direct, paf, dans sa jolie gueule de pseudo-reporter.
CHRIS : Je me souviens vaguement, oui.
PAUL : Michele, tu sais bien, Moretti s’appelle presque toujours Michele dans ses films. Moi, j’ai tout de suite compris pourquoi ça lui faisait péter les plombs à Moretti, ce putain de « trend negativo », et j’ai eu envie d’aimer la politique comme lui. Et comme lui, j’ai même essayé le water-polo.
CHRIS : Comment les vocations viennent aux hommes…
PAUL : Ben oui, tu vois. Un genre de résistance. Journaliste politique comme une résistance. Pour qu’on ne puisse pas dire et faire n’importe quoi. Pour que les gens puissent se fier à des relais honnêtes et sincères.
CHRIS : Parce que c’est honnête et sincère de parler de politique depuis un point de vue aussi clairement situé que le tien.
PAUL : Mais on a tous un point de vue, mon vieux. Personne, même pas toi, ne peut prétendre qu’il n’en a pas et afficher le visage candide de la plus parfaite objectivité. Chris, qui s’est levé, s’observe dans un miroir : Quand tu me regardes, tu ne trouves pas que je ressemble à un canton suisse ? Ce profil, d’une neutralité absolue, ce regard clair et franc, ce front qui n’est pas fuyant…
PAUL : Tu es le roi de la dissimulation…
CHRIS : Non, je suis professionnel, c’est tout. Et tu devrais l’être davantage et moins laisser transparaître lequel de tes petits camarades du parti socialiste peut se flatter d’avoir tes faveurs.
PAUL : On n’est pas aux États-Unis, mon pote, ce n’est pas le pays de ton petit papa ici. La presse française, elle a une tradition différente de celle de là-bas, et si tu veux tout savoir, vachement moins hypocrite.
CHRIS : Je t’interdis de parler de mon père…
PAUL : Gallup, tout ça, vos instituts de sondage à la noix, c’est l’émanation de l’Amérique et de l’idéologie ricaine de base. C’est un parti pris d’office. C’est la duplicité suprême et tu y participes.
CHRIS : Je ne participe à rien du tout. Je suis pour une expression pluraliste. 53 % des Français ont voté Sarkozy, et je crois qu’il est intéressant de les écouter, de comprendre leurs arguments, comme il est passionnant de suivre les motivations de ceux qui ne l’ont pas fait.
PAUL : Et quand tu vas voir Sarko pour le lui raconter, tu n’es pas engagé, tu fais abstraction de tout, bien sûr.
CHRIS, qui déambule dans son salon : Oui, naturellement, parce que je le vois lui, mais que je vois aussi les autres. Mon métier m’oblige à une parfaite schizophrénie. Ou alors, c’est ma schizophrénie qui m’a poussé vers ce métier.
PAUL, à la fenêtre, tenant de toutes petites jumelles devant ses yeux : C’est ta schizophrénie aussi qui t’oblige à avoir plusieurs vies ?
CHRIS, tapant du plat de la main sur la table de repas du salon : Bon sang, tu vas arrêter avec ça maintenant.
PAUL : Mais je blague, mon pote, je blague…
CHRIS : J’en ai assez de ton humour foireux, si tu veux qu’on puisse se voir comme avant, il va falloir mettre un point final à tes insinuations.
PAUL : Plus d’insinuations, plus de quarantaine ? Promis ?
CHRIS, lui aussi devant sa fenêtre : Promis.
PAUL : Promis, juré, craché ?
CHRIS : Mais oui.
PAUL : Je vais faire à bouffer, alors. Vous venez dîner. Tu verras, je te décevrai pas.
CHRIS : OK, mais pas de poulet à la mexicaine, cette fois.
PAUL : Du franchouillard, d’accord, peut-être même du savoyard. Tu veux ?
CHRIS : Une fondue ? Mais ce n’est pas du tout la saison !
PAUL : C’est pour me refaire, je sais que tu adores ça, vieux.
CHRIS : Va pour la fondue, moi, j’apporte une mondeuse.
PAUL : Cool. Neuf heures à la maison, comme au bon vieux temps.
CHRIS : Parfait, mais pas de blagues, d’accord ?
PAUL : D’accord. Salut, vieux.
CHRIS : Salut.
10. Appartement de Chris et Judith — 9 mai 2008 — 21 h 13
Chris porte une élégante chemise noire sur un pantalon impeccable de la même couleur. Devant une psyché, il remet ses cheveux en place puis s’affaire dans le salon, et malgré l’obscurité qui y règne, n’allume aucune lumière. Il fait ensuite un va-et-vient entre salon et cuisine. Enfin, il s’allonge sur le canapé en sorte qu’on ne puisse le voir depuis l’entrée. La sonnerie de la porte retentit. Chris ne bouge pas, mais sourit. On entend la clé tourner dans la serrure. Judith entre chez elle, semble surprise de n’y trouver personne, puis se dirige vers le canapé pour y jeter sa veste…
JUDITH, faisant un tour sur elle-même : Ouh, ouh, c’est moi… Je suis rentrée… C’est…
Elle aperçoit Chris dans le canapé et fait silence pour ne pas le réveiller. Il se tourne sur le côté, gémit brièvement et fait mine de se réveiller.
CHRIS : Mon amour… tu es rentrée.
JUDITH : Non, pas du tout, je suis une apparition, le double maléfique de ton épouse.
CHRIS, qui se redresse : Quelle heure est-il ?
JUDITH : Neuf heures. J’ai passé plus de temps que prévu au fichu cocktail de Simon. Tu sais, pour la sortie du livre de son auteur bulgare… Elles sont où, les filles ? Ne me dis pas qu’elles dorment déjà…
CHRIS : Oh, j’ai oublié de te dire, ma mère est venue les chercher. Elles dormiront chez elle.
JUDITH : Enfin, c’est dingue…
CHRIS : On est vendredi, elles n’ont pas classe demain.
JUDITH : Vous auriez pu m’appeler pour me dire…
CHRIS : Oh, ça s’est fait comme ça, c’était tout à fait improvisé, et puis Maman s’est dit que cela nous ferait une soirée tranquille. Juste nous deux…
JUDITH : Môman, alors si c’est Môman qui a eu cette idée… Judith se dirige vers l’une des lampes pour éclairer la pièce. Chris se lève d’un bond, tout en prenant garde à ne pas se décoiffer et l’arrête en chemin.
CHRIS : Mon coeur… Viens par ici…
JUDITH : Tout est très bizarre, ce soir. Tu es à la maison avant moi. Les enfants découchent à la veille du week-end… Et tu ne sens pas comme une odeur…
CHRIS, se précipitant vers la cuisine : Non, non, pas du tout… Je reviens tout de suite, ne bouge pas.
Des bruits de vaisselle qui se brise au sol. Judith profite de l’absence momentanée de Chris pour lancer sur l’iPod la chanson de Vincent Delerm, Du sépia plein les doigts.
JUDITH : Tu n’as pas besoin de moi, tu es sûr ?
CHRIS, depuis la cuisine : Non, vraiment pas… Judith jette un regard soupçonneux tout autour de la pièce. Quand Chris revient, il allume deux bougies posées sur l’un des buffets.
JUDITH : Il faut que les filles soient parties pour que tu te mettes à jouer… C’est quoi au juste, une partie de cachecache ? Chris, imitant une voix célèbre : Elle est pas belle, ma femme ?… Alors moi je vais vous dire une chose, franchement : elle est magnifique, ma femme… Elle a quarante ans demain… et elle est plus belle que jamais…
JUDITH, entre rire et larmes : Mon amour…
CHRIS, se retournant vers elle, les bougies dans les mains : Très bon anniversaire, mon coeur, à toi et à mai 68. J’ai toujours adoré que tu sois née la nuit où les barricades s’élevaient au Quartier Latin… Ma femme n’est pas logique, elle est téléologique. 10 mai 1968. Ta date de naissance a fait de toi cet être résolument, indéfectiblement, irrémédiablement de gauche.
JUDITH : Oui, c’est ça, c’est connu : quand tu es né un 18 juin, tu es gaulliste première période, genre France Libre, et tu lances des appels à tout va, quand tu es né un 25 août, tu es plutôt tendance « Paris outragé, Paris, martyrisé, mais Paris libéré », et tu te verrais bien à la place de Delanoë, mais si tu es du 13 mai, rien ne va plus, tu es un partisan du coup d’État permanent.
CHRIS : Ouf ! Moi, c’est le 4 septembre. Républicain, je suis républicain. Ni de droite, ni de gauche.
JUDITH : Tu as vraiment du bol d’être né à cette date.
CHRIS, qui du regard fait signe à Judith de jeter un oeil derrière l’un des canapés : Tu ne regardes pas tes paquets, ma petite révolutionnaire ?
JUDITH, se dirigeant vers le canapé à grandes enjambées : Tout ça ?
CHRIS : C’est qu’il en faut des choses pour nourrir ta passion de Vichy et de l’Allemagne nazie…
JUDITH, pensive en même temps qu’elle ouvre ses paquets et semble
découvrir en même temps l’étendue de son désastre personnel : C’est comme ça depuis toute petite… Comme un angle mort… On peut dire ça, un angle mort ?
CHRIS : Un point aveugle, oui…
JUDITH : Je me triture les méninges… J’essaye de comprendre… Putain, quelle conne, j’ai toujours pas compris !
CHRIS : Mais quoi ?
JUDITH : Ben tu sais bien ! Puis comme dans ses pensées… Comment un peuple entier passe de l’autre côté, comment collectivement et individuellement, l’être humain peut à ce point se pervertir, comment une personne peut en venir à en nier une autre, celle-là même avec laquelle, pas si longtemps avant, elle partageait son banc d’école ou son bureau, ou sa maîtresse ou son casse-croûte.
CHRIS : C’est ton travail de percer ce mystère, pas ta vie.
JUDITH : Oui, mon travail… Mais ma vie aussi. Tu vois bien… Elle montre ses cadeaux.
CHRIS : Ce n’est pas une vie, pas plus la tienne que celle de quiconque.
JUDITH : Si, c’est ma vie. C’est ma vie depuis que je suis tombée sur ce bouquin. Elle désigne L’Idéologie française. J’étais ado, une vraie éponge, comme tous les ados. Et du coup, ce bouquin a tracé ma vie.
CHRIS : Encore cette histoire ?!
JUDITH : Je te l’avais déjà racontée ?
CHRIS : C’est ton histoire préférée…
JUDITH : Quand j’ai fini de le lire, tu vois, la gamine insouciante s’est assombrie.
CHRIS : Je sais.
JUDITH, dans ses pensées : Je me suis dit : qu’est-ce qui se serait passé si j’étais née trente ans plus tôt ? Ils auraient fait quoi, les voisins, le maître d’école, le gendarme, le curé ? On nous aurait protégés ou on nous aurait dénoncés ?
CHRIS : Seulement tu es née en 68 et pas en 38. Tu ne sauras jamais.
JUDITH : Faute de savoir, je veux pénétrer la logique, la décortiquer, la démonter, la faire parler.
CHRIS, pour la sortir de son obsession : Allez, allez, tiens, prends ce verre de vin… Un temps… Oh décidément, elle est belle ma femme.
JUDITH : Je t’en supplie. Arrête avec cette imitation. On en a soupé. On a eu droit à la saga Cécilia, à tous les hauts et tous les bas. Et maintenant depuis six mois, la lune de miel Carla.
CHRIS : C’est vrai, la séquence s’est un peu étirée en longueur. Tu sais, tout l’épisode Cécilia « partira-partira pas », il en paye le prix encore aujourd’hui. Mes sondages étaient catégoriques sur ce point. Et puis, toute cette première partie de la présidence, cette entrée en matière bling-bling, la nuit du Fouquet’s, le yacht de Bolloré, les infirmières bulgares, la Rolex au poignet, c’était pour lui plaire à elle, pas aux Français. C’est elle qui l’a planté, je t’assure.
JUDITH : Il est président de la République et il ne résiste pas aux caprices de sa femme ? Tu te fous de moi !
CHRIS : Non, le type est fait comme ça. Souviens-toi de la façon dont elle a réorganisé son entourage, dont elle en a évincé certains comme Charon, pour en placer d’autres, comme David Martinon…
JUDITH : Tu vas bientôt me dire que c’est une histoire vieille comme le monde… la tarte à la crème du genre « cherchez la femme ».
CHRIS : Quand tu commences à t’énerver, c’est que tu as faim.
JUDITH : Oui, mais tu ne sens pas une petite odeur de brûlé ?
CHRIS : J’ai sauvé mon plat grâce à toi et ton nez si affûté.
JUDITH : Où tu l’as acheté ?
CHRIS, avec fierté : Mais, mon amour, je n’ai rien acheté. J’ai tout préparé moi-même.
JUDITH : Incroyable !
CHRIS : C’est pourtant vrai. Le président l’a proclamé : un homme a le droit de changer.
JUDITH : Ça sent divinement bon. Qu’est-ce que tu as mijoté ?
CHRIS : On est vendredi, non ? Alors, tchatchouka et carottes confites en entrée, puis gigot d’agneau aux olives et aux citrons tombés.
JUDITH : Ah, c’est bien, une vraie soirée thématique…
CHRIS : Oui, oui, d’autant que tu n’as pas ouvert tous tes cadeaux. Je t’ai pris plein de DVD. Des paquets, sortent en pluie : La vie est belle, Monsieur Klein, Le pianiste, Portier de nuit, Le jardin des Finzi Contini, Black book, La liste de Schindler, Au revoir les enfants, Le liseur…
JUDITH, après un long silence : Tu vois, justement, il y a deux sujets liés à cette période et dont je ne sais pas très bien ce qu’il faut penser.
CHRIS, distrait : Oui ?
JUDITH : D’abord, cette lettre de Guy Môquet. Dans un premier temps, je trouve ça admirable que ce soit Sarkozy qui ait l’idée de la faire lire dans toutes les classes.
CHRIS : En fait, c’est l’idée de Georges-Marc Benamou.
JUDITH : Et en même temps, tu vois, l’historienne en moi se révolte que ce soit imposé par l’État, en situation, du coup, de définir la ligne officielle.
CHRIS : C’est souvent le cas, non ? De Gaulle et la France qui sort victorieuse et unie de la guerre, la gauche promotrice de la décolonisation alors qu’elle fut partie prenante des guerres d’Indochine et d’Algérie… tes mensonges français, mon amour, ce n’est quand même pas à toi que je vais l’apprendre.
JUDITH : Tu as raison. Alors, en somme ce serait moins hypocrite ?
CHRIS : D’une certaine façon.
JUDITH : Je te le dis comme je le pense, ça me fait chier que ce genre d’initiative ne soit jamais venu de la gauche.
CHRIS : Mais là, tu vois bien la part d’instrumentalisation politique…
JUDITH : À un moment, je dis : je m’en fous. Le résultat est là. On pense à ce jeune résistant français, de surcroît communiste. Nos enfants seront amenés à s’interroger sur ce qu’est la révolte à un âge aussi précoce. En fait, tu vois, c’est comme pour la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel’ d’Hiv. Il a fallu que ce soit Chirac qui fasse le geste, putain !
CHRIS, tapotant désormais sur son téléphone portable : Bon…
JUDITH, pour le sortir de son téléphone : Et puis cette idée de mémoire d’un enfant disparu dans la Shoah, portée par un élève de CM2.
CHRIS, qui lève la tête : Parce que tu y es favorable, toi ?
JUDITH : Je ne te dis pas ça : je réfléchis, je suis partagée.
CHRIS : Ce n’est pas un peu lourd à endosser pour des enfants de 10 ans ?
JUDITH : Moi, ça ne fait pas mystère : j’ai déjà choisi de rendre hommage à ma manière à ces petits enfants. Bon, j’ai dû insister un peu, et toi, t’as résisté.
CHRIS : Juste pour te prouver que je pouvais être du côté de la résistance…
JUDITH : Bon, ben, malgré toi, alors, elles portent les prénoms de petites filles parties en fumées. Mais tu as raison, moi, ça me regarde. C’est mon histoire. Et je suis là pour expliquer à mes gosses.
CHRIS : Ces générations de gamins de CM2 n’auront pas quelqu’un auprès d’eux pour les aider à comprendre qu’ils ne sont pas responsables.
JUDITH : Je ne dis pas que cette idée est la bonne. Je dis simplement que ça me blesse que la gauche n’ait jamais entamé la réflexion.
CHRIS : Attention, mon coeur, tu es en pleine dérive droitière.
JUDITH : Mais pas du tout. Arrête tes idioties.
CHRIS : Méfie-toi, ça vient sans crier gare.
JUDITH : Tu sais de quoi tu parles, hein ?
CHRIS : Va savoir, ma petite révolutionnaire ! Bon anniversaire !
Il fait sauter le bouchon d’une bouteille de champagne.
11. Appartement de Paul — 21 mai 2008 — 16 h 26
Paul est assis sur son fauteuil gris, une jambe posée sur un repose-pied. Dans ses mains les fameuses jumelles. À côté de lui, une longue vue.
Oh putain, rendez-moi Levallois, c’était pas beau, mais on était bien, hein ? On allait au parc de la Planchette avec les cousins, chez le marchand de couleurs, au magasin de farces et attrapes. On regardait la télé pendant des heures : Les Dossiers de l’écran, Samedi est à vous, Monsieur Cinéma, et puis Au théâtre ce soir, Donald Cardwell, Roger Hart, et des tas et des tas de séries. Je me souviens bien de Chapeau melon et bottes de cuir et de L’Âge de cristal… Un temps… Un jour, Mamie avait reçu un meuble de salle de bains, et on avait gardé le carton pour jouer à Cosmos 1999. J’adorais Martin Landau, le capitaine, et sa femme Barbara Bain. C’est plus tard que je me suis rendu compte que c’était un grand acteur quand je l’ai reconnu tout jeune dans La Main au collet et plus vieux dans Crimes et délits. C’est à Levallois que j’ai appris à aimer le cinéma. J’allais à la salle Georges Sadoul et tout un monde s’ouvrait à moi. Plonger dans l’écran, s’enfermer dans cette caverne d’images et de sons, nager dans cette matrice… Un temps… Si je l’avais pas vu, je serais pas là, avec mes jumelles, à vous regarder, à tenter de vous deviner, de vous démasquer. Je suis pas Paul Adler, l’enfant sans mère, non. Je suis pas Paul Adler, je suis Jimmy Stewart et je vous mate. Je vous mate et je vous mets au jour, je finis par savoir ce que vous pensez et comment vous le pensez, et je sais putain, je sais qui vous êtes.
12. Hôtel Les Crayères — 17 novembre 2008 — 8 h 35
Une table de petit-déjeuner est dressée. Autour d’elle, Albertine, Judith et Chris.
JUDITH : Il n’a pas dû dormir beaucoup cette nuit.
ALBERTINE : J’étais déjà sous la douche quand il a débarqué dans la chambre.
CHRIS : Crois-tu, ma jolie tragédienne, qu’il pourra nous indiquer un petit « trend » ?
ALBERTINE : Je ne sais pas… Elle se lève… Je vais chercher un toast. Vous voulez quelque chose ?
JUDITH, levant la tête de son Journal du Dimanche : Tu m’apporterais un croissant ?
CHRIS : Rien pour moi, merci. Je voudrais juste qu’on me serve deux, trois litres de café. Les filles, on a trop bu de champagne hier soir et en plus, moi, ces satanés congrès, ça me coupe l’appétit à chaque fois.
JUDITH : Pourquoi, mon coeur ? Tu regardes ça avec distance, non, comme tout dans la vie, y compris la politique ?
CHRIS : Les congrès, quel que soit le parti, me mettent face à une configuration particulière dans mon métier. Je n’ai pas de sondage sous le coude, pas de chiffres, pas de tendances, pas de point de comparaison. En somme, rien à quoi me raccrocher.
JUDITH : Mais tu as bien une idée des rapports de force…
CHRIS : Pas tout à fait, mon amour. Tout est très bizarre, l’opinion n’a rien à voir là-dedans. L’issue est entièrement déterminée par un nombre restreint d’individus. Il y a ces tractations en coulisses…
ALBERTINE, qui revient avec toasts et croissants : On parle théâtre ?
CHRIS : Oui, oui, c’est presque ça. Un théâtre d’ombres, celui de nos amis socialistes. Paul nous en dira certainement plus tout à l’heure : il a passé la nuit à courir de l’un à l’autre, non ?
JUDITH : Tiens, voilà le marathonien…
PAUL : Salut, les gars.
CHRIS : Bonjour, camarade.
PAUL, en s’asseyant : Oh merde, quelle excitation !
ALBERTINE : C’est tout ce que tu aimes, hein, ces ambiances de conspiration ?
PAUL : Je suis à fond. J’ai le sentiment d’être au coeur du truc, qu’il se passe vraiment quelque chose.
CHRIS : C’est un moment où se révèlent les personnalités…
PAUL : Tu l’as dit. Là, comme clou de la soirée, on a eu la grosse crise de nerfs de Delanoë.
ALBERTINE : Qu’est-ce qui s’est passé ?
PAUL, frénétique : D’abord, pas de majorité claire. Hamon, le petit paon, veut se maintenir. Martine le soutient dans un premier temps, mais Bertrand, lui, s’y oppose avec virulence. À 23 heures, on pensait que ça allait se finir par un duel Hamon-Royal, mais finalement au petit matin, coup de théâtre, c’est Martine qui s’affirme pour combattre Ségolène.
ALBERTINE : J’y comprends rien.
PAUL : Comme moi au théâtre, ma chérie.
CHRIS : Ce qu’il faut comprendre, c’est que la réélection très facile d’Aubry à la mairie de Lille a renforcé sa popularité et lui a permis de monter en puissance jusqu’à la présentation de sa motion. Comme aucune majorité ne s’est dégagée, on peut penser qu’elle a cru à sa chance et a voulu la pousser jusqu’au bout de sa logique.
JUDITH : Moi, je ne vois rien de logique à ton histoire. Ou plutôt si, je vois tout un jeu de faux-semblants.
PAUL : Franchement non, Judith. Tu vas voir. C’est Martine qui va déposer sa candidature tout à l’heure. Ils vont d’ailleurs reculer l’heure limite pour lui laisser le temps. Et on va avoir un beau duel de femmes. Pour une fois.
ALBERTINE : Purée, Judith, tu dois être aux anges…
JUDITH : Ce n’est pas le problème. Même si, comme on dit maintenant, il faut y voir un signal hyper fort.
CHRIS : C’est tout de même crucial de savoir qui tiendra les rênes du parti.
JUDITH : Seulement, je ne crois pas qu’en l’état du parti, ça changera quoi que ce soit. Regardez : la gauche gagne les cantonales et les municipales et hop, le tour de passe-passe habituel. On est les meilleurs, les gars. Le peuple a compris très vite son erreur de 2007. Donc pas de remise en question, pas d’ouverture de chantier, pas de réflexion, juste de la politicaillerie et des egos à gogo.
ALBERTINE : Tu es vachement sévère, Judith. L’histoire démocratique, c’est que ça, non, des revirements d’opinion ? Un peuple a le droit de changer d’avis.
JUDITH : Mais les hommes et femmes d’État n’ont pas le droit de le flouer. Et puis, ne faites pas semblant. Vous savez bien que l’histoire se joue ailleurs. Elle s’écrit à Washington et l’idée, c’est de temporiser jusqu’à ce que Strauss-Kahn annonce sa décision de se présenter en 2012.
CHRIS : Tu sautes quelques étapes, mon amour.
JUDITH : Je suis apparemment pas la seule à sauter !
PAUL : Tu ne t’alignes jamais, ma Judith, sauf sur le niveau ultra médiocre des blagues de ton mari.
CHRIS : Je dois admettre que l’allusion était excellente. Je suis très fier de ma femme.
ALBERTINE, qui minaude : Même moi j’ai compris.
PAUL : Les gars, c’est vraiment très bas comme attaque.
JUDITH : Tu ne peux pas prendre cette remarque pour une attaque, alors qu’elle est fondée sur des faits, et des faits précis. Ton Dominique arrive au FMI, et tout de suite il se fait pincer avec une collaboratrice hongroise.
PAUL : Enfin, merde, ça, c’est sa vie privée ; ça les regarde, Anne et lui, personne d’autre.
CHRIS : Bon, il se trouve quand même aux États-Unis, et il a malgré tout un rapport hiérarchique avec la fille.
PAUL : Je dois vous dire un truc. Dominique est maladroit. Si tu le connaissais d’aussi près que moi, Judith, tu saurais que c’est un type sans arrière-pensées, direct, franc du collier. Il s’entiche d’une nana et il s’embarrasse pas des convenances.
JUDITH : Super !
PAUL : Pas la même génération que nous, les amis. Eux, ils ont conquis la liberté sexuelle, ils ont vécu la frénésie des seventies. Justement, pas d’hypocrisie.
JUDITH : Donc, c’est pas un vieux dégueu, juste un libertin, un genre de Catherine Millet au masculin, avec le talent d’écriture en moins.
PAUL : Si tu veux. Sauf qu’il a un putain de talent d’économiste. Et l’envergure d’un chef d’État.
CHRIS, mimant une forme de bonhomie physique : Pour avoir de l’envergure, c’est sûr qu’il en a !
ALBERTINE : Ben, il est séduisant, c’est vrai. On sent une véritable intelligence.
JUDITH : Ah, parce que tu sens ça, toi.
ALBERTINE : Oui, je l’ai croisé et je l’ai trouvé… comment dire… magnétique.
PAUL : Oui, oui, à son contact, on ressent cette impression. Homme ou femme, c’est cette force d’attraction qui frappe tout de suite.
ALBERTINE : En plus, il est venu de façon si charmante nous saluer dans les loges. Tu te souviens, Paul ?
PAUL : Évidemment, je l’ai accompagné après la représentation. Il était de passage à Paris, il m’a donné une interview, je lui ai proposé cette petite distraction et il a accepté. Il a adoré la pièce et il a voulu remercier toute la troupe pour la formidable soirée que vous lui aviez fait passer.
ALBERTINE : Tu aurais détesté, Judith. Encore un de ces Guitry à Édouard VII où je fais la dinde.
JUDITH : Tu en es où de ta tournée ? Vivement qu’elle se termine que je puisse te voir jouer autre chose qu’une pièce de phallocrate.
ALBERTINE : Encore un petit mois dans ce joli rôle de gallinacé et je reviens à un théâtre plus contemporain, Judith. Je vais dire le texte de La Douleur.
JUDITH : Là, tu pourras compter sur nous.
CHRIS : Et si je n’aimais pas Duras et ses sous-pulls en tergal blanc ?
JUDITH : Je crois que tu viendrais quand même.
CHRIS : Ah oui ?
JUDITH : Oui, pour l’évocation de Mitterrand, le Mitterrand ambivalent de la guerre, qui permet à Duras de retrouver Robert Antelme à sa sortie des camps.
PAUL : Elle sait encore te prendre par les sentiments.
CHRIS : Oui, elle en sait pas mal sur mon compte.
PAUL : Mais il reste une part d’ombre, hein ?
JUDITH : C’est ce qui fait qu’il y a encore un trouble, même après toutes ces années.
PAUL : Moi non plus, je n’ai jamais réussi à savoir vraiment ce qu’il pensait.
CHRIS : Vous savez bien, je rabâche, il y a plein de sujets sur lesquels je n’ai pas d’avis. On ne peut pas avoir d’avis sur tout.
PAUL : On peut essayer. C’est un travail intellectuel deformuler une opinion sur un sujet en fonction des paramètres dont on dispose.
CHRIS : Alors Ce grand cadavre à la renverse décrit par BHL et que tu sembles trouver si vivant, tu sais, toi, ce qu’il va devenir à l’issue de la confrontation de Royal et d’Aubry ?
ALBERTINE : On pourra au moins se dire que c’est une première pour le parti et que, quoi qu’il arrive, le prochain premier secrétaire sera une femme.
JUDITH : Ça ne suffira pas à relever le cadavre, même si elles ont de sacrés atouts ces deux-là ! Bon sang, tu le vois le programme d’avenir, tu le vois le projet de société ?
CHRIS : Le brouillage est complet, camarade. On ne trouve plus aucune ligne de partage claire. On se situe dans une séquence qui n’intéresse que les militants purs et durs, ceux qui vivent sur la bête. Pour les Français, il n’y a plus de sujet qui soit vraiment clivant.
PAUL : Arrête avec ton jargon. Pas avec moi, vieux.
CHRIS : Pense à tous nos copains, supposément de gauche, qui ont voté Sarkozy. Pour affronter la crise, ils imaginent que c’est encore lui le meilleur et, je dois avouer qu’il s’en est formidablement tiré avec les banques. Quel mec ! Les deux nanas ne feront pas le poids, vraiment, écoutez-moi.
Regard en coin de Judith, plus mal à l’aise que jamais.
PAUL : Merde, quoi ! Là, maintenant, tu arrêtes. Tu parles comme Johnny et, avec ton nom de rocker, tu ferais mieux de te mettre à la gratte, vieux. Lâche la politologie. Chris Bailey, c’est un nom de scène, pas un nom de sondeur.
JUDITH : Bon, maintenant ça suffit, les enfants. Vous me donnez l’impression de vivre dans un film de Woody Allen, sauf qu’on ne parle pas que de Bergman, de Truffaut, de Michel Foucault, de psychanalyse et de sexe, mais de politique. Vous êtes pénibles, tous les deux, et toi, Chris, chaque jour tu es de plus en plus en plus misogyne et sarkophile. Ça me rend malade.
ALBERTINE : Qu’est-ce qui te prend, Judith ? Ça te ressemble pas.
JUDITH, fredonnant : Qu’est-ce que tu te goures, fillette, fillette… Personne ne me connaît vraiment. Pour tout vous dire, même moi, je ne me connais pas.
Elle se lève de table bruyamment.
13. Cabinet de Monsieur X — 27 novembre 2010 — 15 h 02
Judith est allongée sur un divan.
JUDITH : Cinq ans. Cinq ans à tourner en rond. Cinq ans à faire le tour de moi-même. Je suis fatiguée de cette sarabande grotesque, infernale. Vous n’êtes pas épuisé, vous ? À votre place, je n’en pourrais plus, je n’en pourrais plus de moi… Un temps, assez long… Sauf que vous, vous n’avez pas à me supporter toute la sacro-sainte journée. Moi, je ne me quitte pas. Je me réveille, je me dis, tiens, elle est encore là. Et quand je dois venir chez vous, je pense encore plus à moi, à ce que j’ai dit, ce que je n’ai pas dit, ce que j’aurais dû dire, ce que j’ai pensé, comment je l’ai pensé, ce que je n’ai pas pensé, et pourquoi je n’y ai pas pensé, bon sang, pourquoi ça ne m’est pas venu à l’idée? Et puis il y a ce que j’ai rêvé quand j’ai rêvé. Tiens, je n’ai pas tout retenu, qu’est-ce que j’ai bien pu réprimer ? Ou alors, je n’ai pas rêvé, c’est le signe de quoi cette nuit noire, sans image ? Je rumine, je rumine sans cesse. Je décortique tout. Chaque parole, chaque acte, j’envisage tous les sous-entendus, les miens, ceux des autres, tous les malentendus possibles, évidemment. Et plus ça va, plus la fatigue d’être moi s’installe, plus je suis perplexe sur la réalité que je suis censée vivre. Rien, plus rien ne me rassure. Avant, c’est bizarre, mais une odeur de pot-au-feu, de coq au vin et je me disais il y a un continuum. C’était un truc vaguement proustien qui plutôt que de me ramener à un souvenir, me confirmait mon existence. Est-ce qu’on est prédéterminé, surdéterminé par un nom ? Judith Lazard. Judith- La-zard. Je vous l’avais dit, hein, tout au début. Ils m’ont appelé comme ça parce qu’ils suivaient les cours de Lacan. Je nais en 68 et je m’appelle Judith comme la fille de Lacan. Comment voulez-vous que je m’en sorte après ça ? Judith Lazard, Judith pas de hasard. Ça vous fait marrer, vous ? Eh bien oui, j’ai des parents psy. Je ne sais pas comment s’en tirent vos enfants, mais moi je ne peux pas dire que ça m’aide… Bon, j’ai passé toute une semaine à dormir. To die, to sleep… On appelle ça de l’épuisement, je vous ai dit, épuisée de moi, mais pas seulement, de tout, en même temps. Est-ce qu’il y a des conjonctions astrales, de grands cycles où la déshérence personnelle rejoindrait le mouvement de l’histoire ? Tout part en sucette, moi la première, mais si la gauche ne ressemblait pas à Pompéi, si Paul ne semblait pas si complètement à côté de lui-même, si avec Chris, ils ne se comportaient pas comme deux coqs nourris à la testostérone, si Chris… Silence… Pause…
MONSIEUR X : Si Chris… vous alliez dire ?
JUDITH : Non, rien, je ne sais plus…
MONSIEUR X : Si, essayez de vous rappeler…
JUDITH : Vous croyez, vous, qu’on peut vivre dix ans auprès de quelqu’un et ne pas le connaître, ne pas deviner le tréfonds de son âme ?… Il y a bien Jean-Claude Romand, vous me direz… Oui, c’est donc possible, et c’est ça qui m’inquiète. Vous vous souvenez de la Judith Lazard intransigeante, presque intolérante, de la Judith Lazard opiniâtre, de celle qui, ne trouvant plus son chemin, tournait plutôt à gauche qu’à droite. Oui, je sais, ça, c’est totalement stupide et infantile. Vous croyez que moi donc, Judith Lazard, pas de hasard, pas de lézard, j’aurais pu me marier avec un mec de droite ? S’il y a un truc que je me sois toujours dit, c’est que jamais, au grand jamais, je ne pourrais m’attacher à un type qui ne soit pas de gauche, et encore moins vivre avec lui. Vous savez, pendant des années, je n’ai jamais su comment Chris votait, mais j’avais le sentiment d’être proche de sa sensibilité, même s’il la cachait bien et qu’on n’en parlait jamais.
MONSIEUR X : Et vous n’auriez pas pu refuser de voir ?
JUDITH : Je suis aux aguets. Bien sûr, il y a toujours ce jeu de provocations avec lui. Ça l’amuse. Ne croyez pas pour autant qu’on puisse me berner comme ça, me manoeuvrer, me manipuler… Et voilà que je vous parle comme la première paranoïaque venue. Non, je veux dire que j’ai développé une forme de vigilance, un sixième sens.
MONSIEUR X : Et pourquoi donc ? À la vigilance comme à la résistance, il y a toujours des raisons.
JUDITH : J’émets une hypothèse, ou plutôt je parle pour vous. Là, vous vous dites : elle a déplacé le sujet. Transfert, donc. Au coeur de son histoire, il y a ses racines, une mémoire. D’accord, ses proches, ses parents, ses grands-parents n’ont pas souffert, mais, pris globalement, le sujet est douloureux. Alors elle esquive, elle déplace. Sa question centrale, sa famille, c’est devenu la gauche. Et la vigilance, c’est donc là qu’elle la reporte. Et en même temps, normal, elle se jette dans la gueule du loup, car où diable pourrait-elle avoir à se montrer plus vigilante qu’auprès du seul homme qui ne se dévoile pas ?…
MONSIEUR X : Hum, hum, poursuivez.
JUDITH : Eh bien là, je vous dis fausse route. Parce que je n’occulte rien, moi. Bien au contraire. Je vis dans cette mémoire. Je lis tous les livres. Bon, vous êtes au courant, je regarde aussi tous les films. Je traque tous les documents inédits… Et je crois pouvoir affirmer que je suis la téléspectatrice la plus fidèle d’Arte. Je ne rate jamais une soirée Thema. Filezmoi une médaille… Avec le temps qui passe, la réalité qui s’éloigne, les survivants qui vieillissent ou clamsent, on entre dans une ère étrange où l’indécence le dispute à l’absurde. Tiens, vous saviez, vous, que se prépare un Musical Anne Frank ? Et pourquoi pas « Anne Frank : le parc à thème » avec une attraction qui s’appellerait « L’annexe », puis une autre, genre : « Ne fais pas de bruit, les nazis pourraient t’entendre », et une troisième : « Bergen Belsen, douche ou typhus ? » Sans compter, en musique de fond, la fameuse chanson On connaît la Shoah.
MONSIEUR X : Oui.
JUDITH : Oui, quoi ? Faut que vous sachiez que chez moi, on ne porte pas de costume Hugo Boss, on n’écoute pas Maurice Chevalier et Charles Trenet, on ne circule pas en Ford ou en Renault, on a du mal avec Arletty, et on ne va jamais à Drancy. Chez moi, les filles, elles ne jouent pas à chat, mais pour remplacer, elles ont inventé un jeu qui s’appelle Shalom et qui se passe entre Israël et Gaza.
MONSIEUR X : C’est bien, très bien, l’inconscient circule.
JUDITH : Oui, on peut le dire comme ça. En tout cas, on n’élude pas. On dit les choses.
MONSIEUR X : Apparemment, il y a tout de même chez vous une chose qui ne se dit pas.
Un long silence.
JUDITH : C’est vrai. Oui, oui… très juste. Non, bien vu, vous avez mis le doigt dessus. Et c’est autour de cette chose-là, évidemment, que tout finit par tourner. Le reste ne pose pas problème, le reste ne peut pas poser problème… Un temps… Vous savez, je repense à ce rêve… il se passe tout près de la maison, dans les jardins de l’Observatoire, je crois… je marche…
MONSIEUR X : L’Observatoire, intéressant… Vous êtes seule ?
JUDITH : Ben non, et je me sens un peu honteuse de vous avouer qui est à côté de moi. Je suis sûre que vous allez penser c’est le pompon, déjà qu’elle n’est pas la dernière côté présomption. D’accord, d’accord… Si je vous dis : une écharpe rouge, un chapeau noir… Forcément, vous voyez de qui je veux parler… Non ?… C’est François Mitterrand. Mince, Mitterrand, là, avec moi ! On se promène, on inspire très profondément, on parle, je vois un grand chêne….
MONSIEUR X : Le chêne, Mitterrand, quelque chose de la figure paternelle ?
JUDITH, qui escamote : Il se confie… untel, une sacrée crapule… tel autre un parfait imbécile… sur l’Europe, hein, j’ai eu raison, hein, n’est-ce pas, Judith, bon… l’Allemagne, Judith, la réunification, j’aurais pu être plus visionnaire, c’est ce que vous croyez… Peut-être… la Bosnie, oui, une faute, une grande faute… Je ne l’ai dit à personne, mais je me suis trompé… alors je lui dis : « Et Bousquet, et Papon ? », et là je me retourne vers lui, et ce n’est plus Mitterrand, c’est… Chris, avec l’écharpe rouge, le chapeau noir, et il me dit : « Quoi Bousquet, quoi Papon ? », je lui dis rien, rien, et là il me répond : « Arrête, Judith, fais confiance aux forces de l’esprit. »
MONSIEUR X : Il vous dit ça ?
JUDITH : Littéralement, oui, les « forces de l’esprit »… Mince, c’était troublant, ce rêve. Chris, Mitterrand, le chêne… Alors j’ai essayé de repenser à la journée qui avait précédé. À ce qui aurait bien pu se passer… Et pof, ça m’est revenu : au dîner, on avait eu un échange un peu vif sur l’épisode des Roms, cet été. J’avais dit à Chris que je ne comprenais pas que la même personne qui avait proposé ce concept de faire adopter par un élève de CM2 la mémoire d’un enfant juif mort pendant la guerre, que cette même personne puisse aussi faire procéder à de véritables rafles de populations tziganes au mois d’août dernier. Je trouvais incroyable qu’on ne sache plus penser dans une continuité, dans une forme de conséquence. On était en train de se dire que ça faisait un an qu’on avait lancé le débat sur l’identité nationale, un débat nauséabond, parce qu’il ne porte pas sur ce qui nous rassemble mais sur ce qui nous désunit. Et j’en ai profité pour attaquer Chris sur sa façon de penser, sujet par sujet, j’ai enfoncé le clou en insistant pour dire qu’elle empêchait de tracer une ligne entre les événements, qu’elle ne permettait pas de souligner les différences, les similitudes, de conserver une mémoire. Et il m’a répondu qu’il ne pouvait pas me suivre sur tout. Notamment, il a dit, cette complaisance mortifère. Et il a insisté : tu me donnes l’impression que ta seule passion, c’est la lamentation. Tout le monde n’est pas juif, il a ajouté, et même si on l’est, on a le droit de se reposer. Voilà ce qui s’était passé. J’ai jeté mon verre à travers la pièce, le vin rouge a souillé le canapé blanc et je suis partie me coucher.
MONSIEUR X : On va s’arrêter là.
14. Appartement de Chris et Judith — 6 janvier 2011 — 21 h 33
La tache, sur le canapé blanc. Judith et Albertine assises un peu plus loin.
JUDITH : Comment ça va ?
ALBERTINE : Je reprends du poil de la bête.
JUDITH : Tu reprends du poil de la bête ?
ALBERTINE : Ben oui… J’étais un peu désespérée…
JUDITH : Mais de quoi ?
ALBERTINE : Du théâtre.
JUDITH : Je comprends pas.
ALBERTINE : J’étais sur le point de rejoindre Paul dans l’idée grotesque que le cinéma a signé l’arrêt de mort du théâtre.
JUDITH : À cause des rôles qu’on te propose ?
ALBERTINE : Les rôles, oui, les pièces qu’on lit, et celles qu’on voit.
JUDITH : On a toujours l’impression qu’on doit se taper neuf ratages complets pour avoir le droit à un bon spectacle.
ALBERTINE : Ben là, tu vois, je suis allée au Français, où ils jouaient les Trois soeurs…
JUDITH : Tu aurais dû me dire, j’aurais bien aimé venir avec toi.
ALBERTINE : C’était une sorte de miracle, sombre et lumineux en même temps. D’une grâce absolue. Tout s’effondrait mais la mise en scène nous tirait du côté de la vie… Albertine cherche dans son sac une cigarette pour l’allumer. Judith lui fait un signe pour lui enjoindre de s’abstenir.
ALBERTINE : Bon, et toi, comment ça va ?
JUDITH, sur le canapé, servant une tasse de thé : Ben moi, c’est la catastrophe, tu vois, ça y est, ça devait arriver.
ALBERTINE : Tu me fais peur. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Judith, avec un accent de fatalisme : Le moment que je redoutais.
ALBERTINE : Non, tu as trouvé un truc sur Chris ? Tu as lu ses textos, tu as espionné ses e-mails… Non, j’ai deviné, tu sais enfin pour qui il vote…
JUDITH : Pas du tout, du tout, rien à voir. C’est Salomé qui m’a demandé, de lui expliquer ce que ça voulait dire « être de gauche ».
ALBERTINE : Ah…
JUDITH : Tu ne te rends absolument pas compte du drame.
ALBERTINE : Faut pas exagérer. Elle est petite… Un temps de réflexion… Elle oubliera sa question. Puis si elle n’oubliait pas, tu as quand même vachement de répondant sur le sujet.
JUDITH : Même toi, tu ne comprendrais pas mes explications.
ALBERTINE : C’est bien ça. J’en avais déjà eu l’intuition, mais tu me prends pour une vraie gourde.
JUDITH : Non, je t’assure que non, au contraire. Ce que je veux dire, c’est que tu es née en 82 ou 83, non ?
ALBERTINE : Oui, janvier 82, mais quel rapport ?
JUDITH : Certains événements fondateurs, tu ne les as pas vécus, tu n’as pas pu les vivre.
ALBERTINE, se frappant le front avec la paume de sa main : Putain, mais c’est bien sûr, je suis donc totalement hermétique à toute compréhension…
JUDITH : En fait, plus le temps passe, plus j’y pense, et plus j’ai le sentiment que l’appartenance à la gauche se réduit à un paysage mental… Oui, c’est ça… des images, des épisodes de l’histoire qui ont créé un attachement.
ALBERTINE : On dirait du Cyrulnik, tu vois, je connais pas grand-chose, mais j’adore Cyrulnik, il a l’air tellement bienveillant et il m’aide à comprendre les gens. Bon, ton truc me fait penser à du Cyrulnik, sauf qu’il faut pas pousser : la gauche, c’est pas comme ta mère !
JUDITH : Tu rigoles, mais il y a un truc de l’ordre de l’attachement nourricier. Voilà, les années et les trahisons se sont enchaînées et, malgré tout, on reste de gauche. Le lien est là, indissoluble. Le problème, c’est que pour des personnes de ta génération, mai 81, ça ne veut rien dire. Le monde avant la chute du Mur, vous ne pouvez même pas l’imaginer.
ALBERTINE : Je te le redis, faut pas exagérer, ce n’est pas parce que je joue les écervelées dans des Guitry que je suis inculte.
JUDITH : Je crois que ça n’a rien à voir avec la culture, justement.
ALBERTINE : Vous, ce qui vous a marqués le plus, c’est des choses qui se sont passées en France, alors que nous, on a été pris d’assaut par le monde. Le Rwanda, la Bosnie, moi, j’étais ado. Avec mes copains, on était scandalisés. Et puis il y a eu le 11-Septembre, l’irruption de quelque chose de phénoménal dans le monde, la possibilité d’une autre fracture, bien plus essentielle, bien plus profonde.
JUDITH : Nous aussi, on a eu notre part de bouleversements internationaux : l’Iran, l’Afghanistan, la fin du communisme, de l’apartheid, les guerres du Golfe…
ALBERTINE : Mais ça n’a pas transformé votre façon de penser et de vivre.
JUDITH : Hum, tu n’as pas tort. Les Twin Towers qui s’effondrent, c’est quelque chose qui défie l’esprit et tous les modes de vie.
ALBERTINE : Et donc, pour nous, la gauche, c’est peut-être pas le seul et unique point de fixation.
JUDITH : À moi, il a fallu vingt ans pour m’y résoudre, mais plus rien à gauche dans les discours ne me convainc, plus personne ne me transporte, tout m’indique bien au contraire une indigence de pensée, et pire, une volonté délibérée de pas penser. Pourtant, rends-toi compte, je fais partie de ces gens qui ne voteront jamais autrement qu’à gauche. Alors oui, si tu veux, ça s’appelle une fixation.
ALBERTINE : Regarde quand même, au PS, il y a des courants qui s’affrontent, des divergences de vue, des pro-européens et des « nonistes », comme dirait Paul, des souverainistes et des fédéralistes, des libre-échangistes et des opposants à la mondialisation… Cette diversité, elle prouve bien que ça réfléchit, que ça cherche…
JUDITH : Bon, bon, mais la diversité, elle te dit surtout qu’il faut plusieurs créneaux : autant qu’il y a d’hommes ou de femmes qui veulent les occuper pour s’imposer… Tout ça est tellement convenu. Ce ne sont que des postures et des positionnements. Tu vois, pour être de gauche, il suffirait de cocher des cases, sans nuances : tu es pour plus de justice, d’égalité, de tolérance, de partage, le vote des étrangers aux élections locales, tu es contre le racisme, pour les droits de l’homme, contre la sécurité à outrance, mais pour la prévention, pour une culture populaire (mais faudrait voir à ne pas y mettre trop d’argent), pour l’humanisme, pour la liberté des peuples mais pas pour les aider avec le recours des armes, tu es pour la parité, mais pas pour l’imposer, tu es pour la laïcité, mais bon, ils ont le droit quand même les gens d’assumer leurs origines et le monde occidental il n’a pas le
monopole de la vérité.
ALBERTINE : Tu caricatures.
JUDITH : À peine. Être de gauche aujourd’hui, c’est pour les uns s’accorder sur une liste, a minima, de bons sentiments et proclamer de vieux principes, mais jamais s’interroger sur la façon de les appliquer dans le monde réel. Pour les autres, c’est accepter le compromis absolu avec le réel, en gros la ligne sociale-démocrate, se foutre des principes et avoir beaucoup de mal, du coup, à se différencier de la droite.
ALBERTINE : Surtout quand la droite vient sur le terrain des principes humanistes, c’est comme ça que tu vas enchaîner ?
JUDITH : Mais oui. Et c’est pour ça, au fond, que s’il ne restait qu’une chose, ce serait la fidélité à une histoire, à des images, à des noms. Jaurès, Blum en 36, ceux qui sont venus en aide aux républicains espagnols et se sont battus avec eux, Mendès, Jean Zay, le combat féministe, l’anticolonialisme, Che Guevara, la résistance à la glaciation gaulliste dans les années 60, mai 68 quand même, le Mitterrand de la victoire en 81, le Panthéon, l’abolition de la peine de mort, le visage de Badinter, sa voix… Tu arrives à te le représenter, toi, le visage de Badinter ?
ALBERTINE : Non.
JUDITH : Voilà, c’est exactement ce que je te disais. Tout ça se perdra.
ALBERTINE : Mais je sais qui c’est. Comme Léon Blum pour toi. Tu la connais pas, sa voix. Et pourtant, il est entré dans tes mythologies. Fais confiance à l’esprit des hommes.
JUDITH : J’ai déjà entendu ça quelque part…
ALBERTINE : Tes filles, elles n’ont jamais connu Jospin au gouvernement, pourtant, avec la télé, avec les images, sur internet, avec ce que vous leur expliquerez, elles auront une idée.
JUDITH : Une idée, pas une mythologie de gauche.
ALBERTINE : Et alors ? Ça sera autre chose, leur paysage mental se composera différemment, c’est forcé.
JUDITH : Oui, la gauche du Front populaire et celle des maos n’avaient rien de commun. Celle de Mitterrand et celle de Marchais non plus.
ALBERTINE : Déjà, vous, vous avez remixé. Laissez cette possibilité aux autres. Ils se construiront autrement, avec leurs moyens.
JUDITH : Ségolène, Martine, Dominique, Laurent, Arnaud, François, tu crois que ça fait un paysage mental, toi ?
ALBERTINE : Peut-être. Ou peut-être pas. Mais détends-toi. Lâche ta fixette. Il y a une vie en dehors de la gauche. Tiens, retourne au théâtre, va voir les Trois soeurs, tu comprendras ! Et puis tu es bien placée pour savoir, il y a parfois une vie après le désespoir.
15. Appartement de Paul — 10 février 2011 — 23 h 23
Paul est chez lui. Il se tient devant sa fenêtre, des jumelles dans les mains, et un verre non loin de lui.
La nana seule, qui passe ses soirées à lire des bouquins, et bouffe des graines, je crois qu’elle a pas de télé. C’est con. Elle ressemble à Cécile Duflot. Comme elle, elle a trop de dents et vote écolo. Chris, lui, il sait pas tout ça. Il a pas mes techniques d’enquête. Il croit savoir, mais il sait pas. Moi, les gens, je les vois. Ils peuvent bien lui raconter ce qu’ils veulent. Ils peuvent le manipuler. Ils peuvent l’enfler. Chris, il pense qu’il peut les faire parler, qu’il peut leur faire dire des trucs sans qu’ils s’en rendent compte, qu’ils vont se livrer. Mais non, ils se livrent jamais. Sauf à moi, parce que, eux, ils me voient pas. Je lis sur leurs lèvres et dans leurs pensées. Gauche, droite, ils ne peuvent rien me cacher. Avec Chris, c’est exactement comme dans Comment je me suis disputé… J’ai longtemps détesté ce film. Je le trouvais faux. Je me disais qu’est-ce que c’est, ces histoires de normaliens qui se toisent, rivalisent, s’humilient. C’est foutrement académique cette mise en scène littérale de la dialectique du Maître et de l’Esclave. On nous prendpour des cons. Le monde a plus d’épaisseur. Entre potes, c’est pas comme ça. Eh bien Desplechin, il était vachement plus perspicace que moi. Parce qu’en fait, c’est exactement comme ça. Si tu domines pas, t’es dominé. Chris, il ne cherche qu’une chose, c’est me bouffer. Et je veux pas être sa chose, je veux pas être son valet, son Kagemusha. Je lui montrerai qu’ils se foutent tous de lui, qu’ils savent si bien simuler et dissimuler. Sa science, c’est de la merde. Paul s’effondre dans son fauteuil gris. À côté de lui, sur une petite table, des poupées, des petits personnages. On reconnaît Freud, et le Christ, et on voit une boîte contenant une figurine. On lit, écrit sur la boîte : The Big Lebowski. Paul se saisit de sa dernière acquisition, déchire le carton du paquet pour se saisir de sa figurine et il parle tout en faisant connaissance avec elle. S’il croit qu’il lui dira, le vieux beau du cinquième, qu’après la bronzette, la gonflette, il se gratte les couilles et pense voter Le Pen ! Moi, je suis pas propret, mais je me gratte pas les roubignoles, j’ai pas bonne mine, je suis pas musclé, et tout ce que je veux, c’est mon Levallois à moi, ma grand-mère, la ficelle beurrée, la rue Voltaire, et le couscous, le week-end, chez mon copain Hocine.
16. Un café parisien — 28 avril 2011 — 12 h 48
Chris, chapeau noir vissé sur la tête, et écharpe rouge autour du cou, est installé très tranquillement à une table du café. Il ouvre son journal (Le Monde), mais très vite son téléphone sonne et interrompt sa lecture.
CHRIS : Oui ?… Oui, oui, Chris Bailey à l’appareil… Oui, écoutez, on peut se rappeler, non, en fait, ce n’est pas le meilleur moment… Oui, si, non, je n’ai pas les chiffres définitifs. On doit encore faire un lissage… Bon, la tendance globale, oui, toujours la même… Albertine arrive, un peu essoufflée. Elle s’assoit, fait clairement signe à Chris de ne pas interrompre sa conversation, elle furette dans son sac, en sort un mouchoir en papier pour se moucher, prend un air détaché et feint de ne pas écouter.
CHRIS : Mais bon, l’effet de la candidature officielle, on ne peut pas en faire abstraction. On sera plus précis quand il aura clairement annoncé ses intentions… Non, le papier de Libé, je ne sais pas. Et puis c’est dur de demander aux gens de se prononcer sur la seule base de suppositions… Oui, écoutez, là, on peut se rappeler… Cinq heures, sur ma ligne fixe, j’aurai une meilleure indication… Bon, oui… Non, non…Cinq heures… À tout à l’heure. Il raccroche, souffle fort, puis sourit… Je suis désolé…
ALBERTINE : Non, c’est rien, je t’appelle sans crier gare, je demande à te voir, je t’arrache à ton travail… à moi plutôt de présenter des excuses.
CHRIS : Allez, on arrête les échanges d’amabilités. Tu me dis ce qu’il se passe, pourquoi c’était si pressé ?
ALBERTINE : Tu sais, ces derniers temps, c’est plus comme c’était…
CHRIS : Qu’est-ce qui n’est plus comme avant ? Tu sais bien, tout fout le camp.
ALBERTINE : Non, vraiment, c’est pas drôle… Je traverse une période hyper floue.
CHRIS : Ma chère, ma très chère, je crains que tu ne sois pas la seule à éprouver cette sensation de flottement. On attendait un rebond de l’économie, on ne l’a pas vu, il y a eu la Tunisie, et l’Égypte, maintenant peut-être la Libye… Toutes les lignes sont en train de bouger.
ALBERTINE, le regard perdu dans le vague : Comme tu dis, oui, toutes les lignes…
CHRIS : Ce n’est pas juste une petite crisouille, ma belle…
ALBERTINE : Vous me parlez tous comme à une enfant. Chris, qui tapote sur son téléphone comme s’il prenait note de ce qu’il énonçait : C’est un vrai changement de paradigme…
ALBERTINE : Ah oui…
CHRIS : On sait à peu près le monde que l’on quitte, mais on ignore tout de celui qui advient… Non, la prise de décision deviendra encore plus compliquée, encore plus raffinée. Tiens : que faut-il faire au juste en Libye, est-ce qu’on doit intervenir, comment, avec qui… et Khadafi, tu crois qu’on pourra le déloger si facilement, et si on y parvient…
ALBERTINE, ayant saisi le verre d’eau de Chris, bu dedans et le reposant bruyamment : Tu es sûr que tu veux parler de Kadhafi…
CHRIS : Il faudra bien en parler… On ne peut pas faire l’autruche et regarder les gens se révolter sans se sentir un peu concerné. Les peuples arabes n’en peuvent plus de la tyrannie, mais est-ce bien à nous de les aider à s’en débarrasser ? Tu n’étais pas née quand le gouvernement français avait accepté la présence de Khomeiny, en exil, sur son sol.
ALBERTINE, l’air blasé : Oui, je sais, à Neauphle-le-Château…
CHRIS : Comment peux-tu savoir ça ?
ALBERTINE : Simple, Duras a vécu là-bas. Tu vois Duras, mon spectacle, La Douleur… Chris, toujours pris par son propre récit : Voilà, on a abrité l’Ayatollah en toute conscience, et l’Iran a plongé dans un hiver dont il est plus éloigné que jamais d’être sorti.
ALBERTINE : Bon, hein, vous m’écoutez pas, Paul, Judith, toi. Tu ne m’écoutes pas, je croyais que t’étais un type qui écoutait les autres, mais tu bois tes propres paroles, et tu m’écoutes pas. Moi, j’avais confiance en toi…
CHRIS : Mais tu peux avoir confiance. Dans ce monde si mouvant, c’est fondamental les liens comme ceux qui nous unissent. On a besoin de chaleur, de réconfort… C’est pour ça d’ailleurs que ça marche si bien les trucs comme Facebook et Twitter. C’est ta génération, dans le monde arabe, qui fait la révolution. Pendant ce temps, Albertine s’est levée, a enfilé son imperméable, s’est dirigée vers la porte.
ALBERTINE, hors d’elle, se retournant vers Chris : Bon, puisque c’est comme ça, tu veux la connaître la dernière révolution ? Je couche avec DSK.
17. Un théâtre parisien — 30 avril 2011 — 19 h 03
Albertine est seule dans sa loge. Elle se tient assise devant sa coiffeuse, et se maquille.
ALBERTINE, recueillie : « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée : “Qui est là. — C’est moi.” Il pourrait également téléphoner dès son arrivée dans un centre de transit : “Je suis revenu, je suis à l’hôtel Lutetia pour les formalités.” Il n’y aurait pas de signe avant coureurs. Il téléphonerait. Il arriverait. Ce sont des choses qui sont possibles. Il en revient tout de même. Il n’est pas un cas particulier. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il ne revienne pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il revienne. Il est possible qu’il revienne. Il sonnerait : “Qui est là. C’est moi.” » Un temps, une gorgée de thé. Est-ce que j’attends Paul, comme Duras attend Antelme ? Antelme est à Dachau, mais le sait-elle seulement ? C’est Mitterrand, tout à fait fortuitement, qui va le retrouver là. Moi, les trois quarts du temps, je sais pas où il est, Paul, ce qu’il fait. Il est loin de moi, de lui-même, voilà tout. Et j’ignore comment le faire revenir. Une seule représentation. Il n’est venu que pour une seule représentation. Arrivé quand la salle s’est éteinte, il est reparti avant la fin. Qu’est-ce que je dois lui dire ? Et comment lui dire, putain ? Washington, c’est triste, ce long week-end chez ma soeur, je l’ai passé dans la capitale américaine, en mars, entre mes dates de tournée et mes dates parisiennes. Il y a cet hôtel, donc. L’hôtel W. Le hall sombre, pseudo design, le violet courtisane à tous les étages, mais la vue imprenable sur la Maison Blanche. Un air frais dans la ville, encore très frais. De l’effervescence tout autour. Une fébrilité que je ressens. Il faudra raconter tout cela, et plus encore. Je lui parlerai de moi, de ce que je ressens. Une nouvelle et très méchante tendance à devenir intolérante, comme Judith. Par exemple, cette autre pièce que j’ai refusée juste pour une phrase. Je me voyais pas articuler, l’air de rien, cette réplique : « Dans abandon, il y a don. » Ça m’a coupé tous mes effets. Il dégueulerait ça, Paul : merde. Merde, je suis pas prête à dire n’importe quel texte et encore moins sur l’abandon. J’ai envie de choisir, moi. Et d’ailleurs dans envie, il y a vie. Dans liberté, il y a thé… Elle soulève son mug et trinque à sa propre santé devant son miroir. Toujours en se regardant dans le miroir et en remuant le visage de droite à gauche : dans négatif, il y a nez. Dans convoler, il y a con, dans portable, il y a porc, dans putréfaction, il y a faction, dans vociférer, il y a veau, dans intolérable, il y a râble ! J’ai faim, donnez-moi du lapin. Comment j’ai pu faire cette connerie, bon sang ! Je me suis refusée à tout un nouveau monde de signifiants et de conséquences. Voilà, maintenant, bien fait pour moi, j’en suis réduite à réciter un texte, seule sur scène, mais quel texte, bordel ! Pourquoi il dit merde tout le temps ? Fuck, je préfère, ça fait plus jeune. Je vais lui en parler aussi. Bon, quelle mauvaise foi, je refuse un rôle pour quelques mots un peu lourdingues, et je trouve rien de mieux à faire, de mon côté, que d’établir une hiérarchie et une modernité des jurons. Seulement, le juron, c’est la langue, c’est la vivacité de la langue, sa ponctuation quotidienne. Alors oui, dans abandon, il y a don, mais j’aurais dû leur rappeler qu’il y a banc aussi. Dans abandon, il y a banc. C’est vrai, j’ai pas souvent peur, mais là, ce texte m’a foutu une putain de trouille. Est-ce qu’on a le droit de prendre les gens pour des cons, de cette manière si subtile ? Moi, je crois pas. Je n’avais jamais vraiment compris ce mot qu’on met à toutes les sauces… facho… Pourtant quand j’ai parcouru la misérable pièce, j’ai compris. Facho, c’est quand on laisse pas de place à l’interprétation, quand on impose le sens. Alors, si on vous dit que dans abandon, il y a don, c’est comme ça, bande de minables, et pas autrement. Moi, je réponds dans facho, il y a chaud. Je crois que j’aime bien tout ce qui n’est pas univoque. Et j’aime bien qu’on puisse parier sur l’intelligence des gens. La vie, c’est le théâtre, moins les didascalies. La Douleur, Duras, Paul. Il n’est venu qu’une seule fois. Qu’en a-t-il pensé ? Qu’est-ce que ça lui a évoqué ? Pas un mot. Il s’est pas prononcé. Est-ce qu’il pourrait se désintéresser de moi au point de ne pas avoir écouté, est-ce qu’il trouve comme Chris mon spectacle si complaisant ? Est-ce que la gêne et la distance viennent de là ? Où est-ce moi et ma terrible insuffisance ? Le désamour, c’est quoi ? Marguerite après le retour de Robert qui le quitte pour Dionys, l’homme qui lui a ramené son homme ? Et l’amour ? Marguerite auprès de Robert à son arrivée des camps. Dix-sept jours à le veiller, à surveiller le travail de ses entrailles, à s’assurer qu’il n’absorbe qu’une quantité limitée de bouillie afin que son estomac n’éclate pas ? Tout ça se brouille, je comprends pas. Tout se mélange. Voilà, ma douleur à moi, elle est peut-être là.