J’ai toujours pensé que Marguerite Duras n’avait écrit des livres que pour se donner la liberté de faire du cinéma. Je ne veux pas dire que ses films sont supérieurs à ses livres, mais que là était son désir, que c’était ce vers quoi elle tendait au fond, comme à quelque chose de difficile mais de lumineux et qui portait le monde qu’elle avait en elle d’une manière plus complète. Moi-même, j’aimerais un jour qu’on me donne cette chance là, qu’on me libère des gigantesques obstacles matériels du cinéma et qu’on m’offre miraculeusement les moyens de faire mon film. C’est un rêve bien sûr, mais qui me dit deux choses : que l’économie modeste de l’écriture est une raison non négligeable du choix qu’on fait de ce mode d’expression. On se suffit à soi-même avec un ordinateur et des feuilles, quelques stylos, une table et d’autres livres. On voyage avec, il ne nous lâche jamais ; que les langages ne sont pas séparés : le temps des images et le temps des phrases vont ensemble, se confondent parfois dans la tête et se traduisent l’un l’autre. Il arrive qu’on tende vers l’autre.
Il y a quelques jours, Christine Angot était chargée d’animer la soirée de remise d’un prix de cinéma décerné par un jury d’écrivains dont elle était cette année la présidente. Elle a choisi d’écrire un texte et aussi de montrer un film qu’elle a fait avec Olivier Assayas. Elle a choisi de montrer que les deux vont ensemble. J’entends le texte comme un film, qui raconte un dîner où des hommes et des femmes parlent de cinéma, doivent déterminer lesquels ils vont récompenser d’un prix. Je vois des gestes, des clins d’œil, des connivences, j’entends des rires, je vois les gens rire et se retenir de rire, je vois des déceptions et des colères rentrées, c’est une scène, c’est une séquence, c’est extrêmement visuel et animé. Ensuite le film proprement dit est projeté. Sobrement intitulé « Entretien », il montre un homme et une femme habillés presque pareil, dans un canapé gris. Je le vois comme un livre. Les personnages ont l’air d’occuper les deux pages d’un volume qu’on lit à la suite l’une de l’autre avant de revenir en haut de la première page parce que la lecture offre cette liberté-là, de revenir à la page précédente, de ne pas passer outre. Le plan est fixe mais la parole est vive, concentrée, réfléchie, émouvante. Le dialogue cherche à comprendre soigneusement ce que signifie l’idéal vers lequel on tend et quelle peut être la nature de la vérité que l’on cherche. C’est un essai, comme on le dit d’un beau texte pensif, inscrit dans la rigueur d’un cadre donnant à la pensée un corps. Le film fait ainsi de nous des lecteurs comme le texte faisait tout à l’heure de nous des spectateurs. Cela n’aurait aucun sens de dire que c’est un film d’écrivain, cette expression sous-entendant que ce ne serait pas un vrai film, comme lorsqu’on dit par exemple c’est un roman de poète pour dire que ce n’est pas un vrai roman. C’est un film qui nous dit qu’il fallait passer par le cinéma pour écrire ce qui se dit là.
Je crois à la puissance du médium. C’est aussi important que de reconnaître la multiplicité des langues. Même si on a la traduction, il y a des choses qui se disent mieux dans une langue que dans une autre et c’est pour cela qu’on n’est jamais désolé d’en savoir plusieurs. Et ce n’est pas parce qu’on écrit qu’on est cantonné à traduire sur une page ce qu’on pense mieux exprimé dans un film, grâce au rapport entre la temporalité de l’image et le dialogue, par exemple. On peut faire un film. On reste écrivain, mais on a fait un film. C’est ce que je me dis lors de cette soirée, en voyant le corps de Christine Angot dédoublé, moi ne sachant plus où elle est dans la salle. Pendant des siècles, la littérature s’est écrite avec la littérature. Depuis un peu plus d’un siècle, elle s’écrit aussi avec le cinéma. Avec cette évolution, c’est toute la mémoire qui a changé. Alors j’aime l’idée que le choix d’une pratique, sa nécessité même, portent avec eux le désir de l’autre.