L’instrumentalisation actuelle de la psychanalyse par les conservateurs de différents horizons apporte de l’eau au moulin de ceux qui dénoncent, de longue date, les supposées prétentions « normalisantes » de la psychanalyse.
N’oublions pas, en effet, que les psychanalystes (même lacaniens) n’ont malheureusement pas que des amis du côté des néo-foucaldiens, qui luttent pour la cause homosexuelle depuis plusieurs décennies. Les « pro » et les « anti » semblent donc s’accorder pour faire de la psychanalyse un « discours du maître » qu’on récuse ou qu’on utilise pour soutenir sa position sur cette importante question de société.
L’expertise psychanalytique sur la famille et le développement des enfants est tour à tour revendiquée ou critiquée. Il y a ceux qui y croient et ceux qui la nient, mais de part et d’autre, on fait de la psychanalyse un savoir à teneur anthropologique qui se voudrait universel et prescriptif.
Foucault et la volonté de n’en rien savoir
Rappelons que dans La Volonté de savoir (justement), Michel Foucault faisait de la psychanalyse le corrélat historique exact de la famille. L’une et l’autre auraient la même fonction d’épinglage de l’ancien « dispositif d’alliance » sur le nouveau « dispositif de sexualité » caractéristique de la modernité.
Le dispositif d’alliance (système axé sur le mariage, la parenté, la transmission des noms et des biens) est ordonné à une homéostasie du corps social : « de là son lien privilégié avec le droit ; de là aussi le fait que le temps fort pour lui, c’est la « reproduction » »[1]. Tandis que le dispositif de sexualité se branche d’une toute autre façon sur les partenaires sexuels : au niveau des plaisirs du corps, de la polymorphie des jouissances.
La promotion de la famille nucléaire « incestueuse » – selon l’axe parents-enfants et mari-femme – à partir du XVIIIe siècle, puis la théorie psychanalytique, au tournant des XIXe et XXe siècles, auraient eu pour fonction de juguler les effets proliférants et incontrôlables de la sexualité, en les recodant dans la forme du droit et de la loi symbolique.
Foucault a fait preuve, dans les années 70, d’une farouche volonté de n’en rien savoir quant à la psychanalyse lacanienne. Il ignore l’évolution considérable de l’enseignement de Lacan à cette période, qui offre précisément les outils permettant d’appréhender les mutations historiques majeures qu’il décrit. Lacan avait pris acte du fait que la modernité se caractérise par l’exigence du plus-de-jouir et le recul des signifiants-maîtres de l’interdiction. Il tâche de penser, dans ses Séminaires, cette montée en puissance de la jouissance pulsionnelle de l’Un, qui subvertit, sans espoir de retour, les lois symboliques de l’ancienne civilisation.
La « psychanalyse au Nom-du-Père », cette « psychanalyse de l’ordre symbolique » que l’on entend dans les médias combattre le mariage et l’adoption gays, ne nomme le plus souvent qu’une approche psychologisante de la famille, bien loin du discours lacanien.
Là où Foucault touche juste, c’est que cette fausse science mise au service de la famille traditionnelle a effectivement pour visée désespérée de juguler les effets incontrôlables du nouveau désordre des jouissances, en usant d’un cadre de pensée « juridico-discursif ». Là où il se trompe, c’est qu’il ne s’agit en aucun cas d’énoncés conformes à la logique authentique du discours analytique.
L’enfant objet
Ce qui meurtrit, à juste titre, nombre de sujets homosexuels, c’est que les débats actuels déplacent sur les couples et les familles homoparentales les stigmatisations qui visaient auparavant l’individu « déviant » et « anormal ». De telles unions sont considérées comme « antinaturelles » et « pathologiques » pour l’enfant qui serait amené à y grandir. C’est ici qu’est fait appel à la psychanalyse comme prétendu savoir expert sur les conditions du développement normal ou pathologique d’un enfant.
Ce dont est symptomatique ce débat virulent, c’est du statut d’objet de l’enfant dans la société moderne : objet de désir, de jouissance, de savoir. Les « anti-mariage » poussent les hauts cris contre l’adoption plénière ou l’utilisation de la PMA par les couples gays : ils opposent au « droit à l’enfant » (objet de supermarché) les « droits de l’enfant ». Mais ce qui reste inaperçu, c’est qu’ils font simultanément de l’enfant l’objet de toute une série de savoirs experts en normal et pathologique, où le moral et le médical s’alimentent mutuellement.
A contrario, le psychanalyste ne fait pas de l’enfant l’objet d’un savoir universel et développemental, mais, dans chaque rencontre avec un enfant, tente de lui permettre de construire « un savoir à sa main, à sa mesure »[2]. C’est en cela que le discours analytique considère l’enfant non pas simplement comme « sujet de droits » mais comme « sujet de plein exercice »[3].
Normal et anormal
Dans un entretien à la télévision belge (14 octobre 1972), Françoise Wolff interroge Lacan sur les psychanalystes qui « disent détenir la clef du normal » – ce à quoi il répond, en soupirant, qu’il s’agit là d’une opinion « à la vérité, tout-à-fait déplacée » : « Aucun analyste ne peut s’autoriser, sous aucun angle, à parler du normal — de l’anormal non plus d’ailleurs. L’analyste, en présence d’une demande d’analyse, a à savoir s’il pense que cette demande d’analyse a forme propice à ce que le procès analytique s’engage »[4].
Le psychanalyste digne de sa fonction ne saurait se mettre en position de juge ou de prescripteur par rapport aux modalités de jouissance de son époque. Il accueille, au cas par cas, la demande, la souffrance, le symptôme qui se présentent, tels qu’ils se présentent, dans leur singularité.
À quelles conditions est-il possible qu’un discours – un lien social – ne soit pas normatif ? On peut considérer l’enseignement de Lacan comme un effort constant pour penser cette difficulté. Autrement dit : qu’est-ce qui fait la spécificité du discours analytique, et distingue ce lien social inédit des autres ? C’est là qu’intervient la fonction du désir de l’analyste, dont la teneur même est de viser la « pure différence » chez le patient, son absolue singularité, pour lui permettre d’élaborer une solution qui ne vaudra que pour lui seul.
L’accent mis par Lacan sur la cause plutôt que sur la loi, l’accent mis sur la dimension de la contingence (dans la fixation du mode de jouissance, puis dans la rencontre avec tel analyste) va dans ce sens. De même que l’élaboration de la logique du « pas-tout » féminin comme alternative au « pour tous » et à la « norme mâle ».
Ainsi, dans la perspective analytique, il ne s’agit pas d’affirmer qu’il n’y a aucune différence entre les enfants élevés par des couples homosexuels et ceux élevés par des couples hétérosexuels. Il s’agit de soutenir qu’il n’y a que des différences ! Aussi bien au sein même de chacune de ces « catégories ».
L’opinion citoyenne peut être rassurée par les études menées aux États-Unis qui montrent que les enfants élevés par des couples gays n’ont ni plus ni moins de problèmes que les autres. Mais le discours analytique ne relève pas de la statistique, et il paraît clair qu’on ne saurait formuler des généralités sur le devenir « des enfants de familles homoparentales » pris en bloc. Le discours analytique œuvre au cas par cas des familles, prises « une par une » dans leurs impasses et leurs solutions de jouissance. Il en va exactement de même pour les familles « hétéros », « homos » ou « monoparentales ».
Un effet de structure
Pourquoi la psychanalyse, cette « peste » freudienne, se voit-elle aussi régulièrement dévoyée en discours normatif, prétendant juger ce qui est bon, bel et bien pour les sujets ? Pourquoi la psychanalyse est-elle instrumentalisée comme discours du maître, alors que Lacan, depuis son combat contre l’Ego-psychology jusqu’à la fin, faisait précisément du discours analytique son envers ? Face à une telle répétition de l’histoire, nous sommes forcés de conclure à un effet de structure.
Le discours analytique, en affirmant l’inexistence du rapport sexuel, révèle une béance, un trou dans le savoir. Sans cesse, la psychanalyse est transformée en discours de savoir afin de faire bouchon à ce réel insupportable. La psychanalyse est alors traitée comme une « science humaine » parmi d’autres, inscrite parmi les diverses élucubrations de savoir sur les hommes, les femmes et les enfants. Elle est instrumentalisée sur le versant du sens.
C’est à ce titre que certains la promeuvent – manière de se forger un savoir pour supporter ce réel – et que d’autres la combattent, opposant leur mode de jouissance à ce semblant de savoir.
Aussi la tâche, pour ceux qu’aujourd’hui le discours analytique mobilise, est de démontrer qu’il est tout autre chose.
L’auteur est membre de l’Ecole de la Cause freudienne.
[1] La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, nrf, 1976, p. 141.
[2] Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », UFORCA pour l’Université populaire Jacques Lacan : http://www.lacan-universite.fr
[3] Ibid.
[4] Cassette MK2 vidéo sous le titre : Jacques Lacan. Conférence de Louvain suivie d’un entretien avec Françoise Wolff.