Il neigeait. Essentiel et dru, dehors : ce froid sale. L’air en lame, l’hiver urbain. Le monde s’écroule ; vibre la réalité. Débris d’humains vont, pressées miettes, anéanties, mariées, salariées. Femmes en vacance, aux existences fendues. Rongées, fissurées, placées derrière une vieillesse, une vieillesse qui vient. Visages aux lèvres qui fument, gestes des villes, mots dits. D’inévitables opinions sont lâchées. Poupées, chiffons. L’atmosphère croule, tout est las. Douzaines de gens pâles, si flétris, coulissant, le dos à des murs. Lapins innombrables, ambulants comas, divorcés reliquats. Grains de destins parsemés en les rues, morveux, hommes clos. Différences d’âges, modernités usées comme des eaux. Zéro Pérou. Tout entouré de brume. Contradictions, vérités : châteaux, rêves, et puis la mort (le bureau, les collègues épais). Ces mains dans ces poches, les premières communions, les plaintes de petits chiots, les lenteurs, l’extrême précaution. Les confessions, l’espoir, les sentiments : cette somme du pire, incessante, recommençante, lancinante. Ces jeux, ces rires, les panoplies de la séduction, l’introduction des pénis, la consommation de cigarettes, la solitude des écrivains. La notion d’épouse, la couleur de la menthe. Il neige, le monde m’agace, j’y tourne en rond. Il neige, je commence un livre neuf, écrit sans rature, sans mécanique, sans clavier. Avec la danse du feutre, pointe, gymnastique, souplesse drôle. C’est un roman d’amour, il se terminera bien. Je décevrai les accaparés, les hostiles, les déjà-morts. Ce sont quelques feuillets pour les vivants, le clan des étonnés ; et je prétends vivre dans ce clan.
Écrire avec les accents, transformer les mots : se choisir, s’élire une parole. Je m’oriente. Paris, cet après-midi, est un dépotoir de gris. Contours cimenteux, grès, courants d’air. Déjà fond la neige : boue. Le langage humain évoque ici la température, la politique là. On cherche en vain les extases ; les visions se sont suicidées. J’ai décidé de réduire infiniment ma nourriture, je voudrais vérifier ceci : l’eucharistie. Je me promène parmi mes semblables, je jouxte leur moelle épinière ; ils se hâtent vers la bouche du métropolitain. Je pense à Benoît XV, le prédécesseur de Benoît XVI, et Benoît XV me renvoie aussitôt à Benoit XIV. C’est un prénom peu choisi ces temps-ci. Benoît XIV a occupé la chaire de saint Pierre entre 1740 et 1758. Il avait un charme, dit-on, irrésistible. Le 3 septembre 1914, deux pauvres jours avant la mort, au combat, du lieutenant Charles Péguy, le nom de Benoît est de nouveau choisi par le cardinal Giacomo della Chiesa. « On » a mis six mois pour élire Benoît XIV : factions, divergences, guerres intestines. Impossible de réunir la majorité des deux tiers. Prosper Lambertini, cardinal est proposé : élection aussitôt unanime. Il est rond, heureux. Jubilations vers le ciel.
Je cherche, têtu, un nouvel auteur dont je puisse lire l’intégrale. Je ne fonctionne que par ces exagérations. Le livre–papier (il s’agit de préciser que le livre est de papier, dépêchons–nous) se refuse à mourir. J’entre dans une librairie connue. Je cherche un trésor – que lire ? Kipling ? Je feuillette ; Kipling me tombe immédiatement des mains. Trop chargé, trop coloré – ou plutôt : trop peint. Je cherche une œuvre dans laquelle je puisse perdre mon temps, m’expulser du monde mondial et mondain. Une œuvre sans apprêt, suffisamment toxique, un continent neuf, une pullulance vitale. On n’accède pas tous les jours à ces contrées. Je cherche une œuvre, illue de moi, dans laquelle passer mes prochains mois – mes prochaines années ? Une œuvre suspecte, une œuvre précaire, un incertain continent, une lave nette et sans doctrine. Lorsque je lis, je me substitue à l’auteur, je le deviens. Je m’attribue ses tournures, je m’approprie son génie. C’est ainsi que je suis devenu écrivain : en possédant derrière moi tous les livres écrits par les autres, mais dont j’ai fini, à leur insu, par devenir l’auteur. Ce détournement facile, qui s’apparente à un fantasme, ne va pas sans crise : une fois assis devant sa propre feuille, comme le lycéen devant sa copie solitaire, l’on commence à défaillir, sollicité par le néant, soudain abandonné par ces gigantesques prédécesseurs qui brutalement ne nous cèdent plus la moindre parcelle de leur feu. Nous sommes nus. L’illusion tombe : nous écrivions par mirages.
L’usurpation cesse, et dès lors, la tâche imposée par soi seul devient redoutable : les généralités s’amoncèlent, l’écriture anarchiquement s’effrite, la charge semble inhumaine. Nous ne possédons d’autres réserves qu’une mémoire floue, un instinct de survie, un emploi du temps bien gardé. C’est peu pour prétendre se hisser jusqu’à la parole. Je trouve, doucement, la respiration intérieure qui correspond à mes forces. J’approuve mon propre sacrifice (se tenir en marge) : cette soumission aux écritures, décisive et péremptoire, n’a d’autre valeur que celle que je lui attribue. La critique, salope, me cognera. Les « collègues » puissamment courbés sur leur travail, ne verront rien naître hors leur horizon. Restent les lecteurs, dont l’habitude ne se corrige pas. J’ai une certaine tendance, inconciliable avec le commerce, à fuir le lecteur, à fabriquer des cloisons : je n’aime guère, paradoxe, qu’on pénètre dans mes livres, qu’on s’y invite, qu’on s’y infiltre, qu’on vienne s’y affirmer. Aucun lecteur, aucune lectrice n’a ma bénédiction. Je ne m’en félicite pas.
Mes livres sont vigoureux, quand bien même ils seraient laids. Je les vois qui provoquent des attaques violentes. Qui récoltent des injures, amassent des indignités. Ce pire des accueils, qui sans doute atteint son but, multiplie l’énergie, provoque de nouveaux romans en moi – bref me ressource. L’admirable simplicité des invectives, les grands hématomes lapidaires, les démonstrations écolières, didactiques, de mon animale nullité n’exercent sur moi qu’une contrainte : continuer. Les sentences féroces, les abondants crachats, les moqueries solides, les condamnations primitives : ne m’enchantent pas, mais galvanisent le coupable. On ne retouche pas sa réputation. On est seul à remarquer que l’on change – les autres ne s’en aperçoivent jamais ; vous êtes pour eux, à jamais, un point fixe. Un point fixe par rapport auquel ils entendent continuer à se définir. Sur la brèche, jusqu’au bout, dans l’effort, stylo en main, menacé mais têtu. Je ne compte pas m’affaisser cet après-midi. Dominant ma paresse, mon mauvais caractère, les occasions d’aller nager plutôt qu’écrire : je suis ici, devant la feuille, encre noire, exalté, défensif, acharné. Non seulement je suis en vie, mais je suis vivant.
L’ennemi compte sur le succès de nos échecs. Sa haine vise à démoraliser celui qui crée. Mais où se trouve le champ de bataille ? On le chercherait en vain. Huées, cris, jets de cailloux : rester simple, rapide, admirablement droit. S’appliquer, ignorer. Prendre tout ce mal en patience. Se défaire de tout voisinage – ne voisiner, ne frayer qu’avec soi, éperdument. Suspendre son propre ressentiment, taire toute forme de rancune, éteindre toute tentation de riposte. Se surprendre.
Chercher son « vocabulaire », revendiquer sa voix, trouver sa science, suggérer son cosmos. Atteindre, peut-être, son propre mystère. (La fiction est la réalité du pauvre.) Écarter les invitations, se méfier des rassemblements, entretenir ses mutilations, exagérer ses insuffisances, exhiber ses moignons – être fier de ses fragments. Être minutieux, apprendre à respecter son manuscrit, ne rien expédier. Ne pas écrire pour être publié, mais publier pour pouvoir écrire encore – pour raturer le roman précédant, le dissoudre. Je ne veux pas écrire chaque fois le même livre, mais chaque fois, au contraire, changer de genre, m’inquiéter moi-même, infecter le style d’hier, résoudre une équation toute neuve. Inédite. Ne jamais recommencer les mêmes vieux papiers, s’appliquer dans l’imitation du passé : mais s’indiquer l’inconnu, mais se prescrire la purification. Étendre son étendue. Réformer ses lois internes. Modifier ses écoles intimes. Le cancer, c’est le système. Il s’agit de refuser l’adoption de soi par soi ; de refuser de devenir son propre manuel.
Je veux me faire concurrence. Me refondre. Déplorer le déjà-fait, le déjà-écrit, le déjà-publié. Me différencier de moi-même. Me démissionner. C’est inhumain ? C’est soi pourtant qu’il faut abolir. C’est à soi qu’il faut retirer toute sa confiance – c’est sa propre voie qu’il s’agit, brusquement, de ne plus emprunter.
19 décembre 2012
Même lu à retardement, en une saison contraire à celle décrite, ton texte, Yann, m’émoustille franchement !
c’est joli.
Moi je propose de lire l’intégrale de Drieu qui me semble l’un des meilleurs écrivains du XXe, et qu’on néglige beaucoup trop, alors qu’on porte aux nues Céline qui était pourtant un pitre.
Magnifique, mon cher Yann. Morceau d’anthologie à diffuser à tous les écrivains en herbe (les autres, trop tard, déjà). Comme je ressens (et vis) ce tu exprimes si bien. Merci. F
Magnifiquement dépaysant.