Un film, évidemment. L’obsession me poursuit depuis longtemps maintenant, mise en sourdine par les obligations de l’existence et la croyance que cette expérience-là devra se nourrir de la traversée cahoteuse de mon temps. Déjà un court-métrage en 1997, 16 minutes autour d’un livre et d’un homme auquel il se dérobe tout au long d’une traque contrariée. Déjà un lien entre le texte et l’image, la littérature et le désir de cinéma.
Toujours en tous cas, ce besoin névrotique identifié et assumé de contrer les éloignements, de trouver les cohérences, de réconcilier des mondes dissociés (sans doute le tiraillement permanent entre l’Occident judéo-chrétien et l’Inde, de mes origines mêlées).
En retour, les mots et leur projection en visions cadrées m’apparaissent comme des ponts que je suspecte pouvoir jeter entre les réalités les plus contrastées ou les plus antagonistes, celles aussi qui s’obstinent à vous résister.
Bien sûr, mon imagination n’a guère peiné à passer de Christophe et des mots que j’ai écrits pour lui à Chris Bailey, l’hybride qui s’autorise de son apparence et de certains de ses principes proclamés et éprouvés. Mais les autres personnages ?
Octobre 2011. Doutes est à 7 ou 8 scènes de son dénouement, prévu au 24ième tableau. L’interrogation est présente, sans qu’elle ne pollue pour autant l’écriture : Judith, Paul et Albertine pourront-ils s’incarner dans mon regard de façon aussi évidente puisqu’ils n’ont ni modèle physique ou moral, ni contre modèle d’ailleurs ?
Je travaille à l’un des monologues de Paul. Dans ces moment-là, lieu commun, je suis celui qui s’exprime, je marque ses silences, j’accomplis mentalement ses gestes, je ressens son besoin d’enfermement, j’aspire les bouffées de ses cigarettes (alors que je ne fume plus depuis deux ans), je les vois parfois se consumer dans un cendrier, tandis que d’autres sont déjà allumées.
Paul, confiné, se déplace peu et chacun de ses pas n’en est que plus hypnotique. L’économie de ses mouvements obligera le regard, contraindra la caméra. Première intuition que les visages, avec la fixité ou la mobilité des corps, constitueront la matière et la matrice du film.
Je suis Paul, donc, recluse, quasi statique, débordée par le flot de ses mots quand, d’autres mots, subreptices, viennent recouvrir les miens. D’abord, ils se sont immiscés, comme des ponctuations, avant de se fondre dans le torrent des pensées de Paul jusqu’à les submerger. Quelques exemples furtifs de ce que j’entends : « Mon passé me tourmente »… « Que fera la vie après moi »… « Non, est le premier mot que j’ai su quand j’ai vu que j’étais un garçon et que ma mère était déçue et que mes cheveux n’étaient pas blonds »… « Maman, voici quelques roses pour faner dans ta chambre ».
Paul Adler, l’enfant sans mère, ne rentre pas dans la description de son histoire, son introspection ne le guide jamais vers une quelconque auto-analyse. Mais moi, je sais. Et au creux de ces bribes de phrases qui s’aventurent dans la conscience de Paul, je lis la lassitude qui plombe, les regrets qui poursuivent, la cassure qui vous rend bravache. Alors, je laisse la bande-son s’installer, je ne lutte pas : « Il n’y a plus de gauche, il n’y a que des moribonds, il n’y a plus d’ébauche plus que de vilains brouillons »… « De beaux souvenirs, le 10 mai 81 »… « De beaux souvenirs, 1,2,3/0 pour la France »… « J’hésite entre la fuite et la disparition »… « J’ai pas trop l’habitude d’être heureux comme un prince… j’ai plutôt l’habitude du carré des indigents »… « Sans la bravitude, bye-bye le grand soir »…
Maintenant une diction se précise, une voix s’installe, en refrains entêtants : oui, ce sont des paroles et des mélodies qui me reviennent, découvertes grâce à Christophe dont Lyon, presqu’île est l’une des chansons préférées. Les traits commencent à se dessiner, – douceur et force mêlées – , puis, de plus en plus définis, ils entourent des yeux, qui peuvent alternativement suggérer l’humilité, le vague à l’âme, la colère, la curiosité, la bienveillance, le défi, la timidité, la crânerie, la pugnacité, la solitude, la générosité… Et enfin le questionnement. « Si tu suis mon regard, tu verras le doute »… Le visage de Benjamin Biolay se superpose au halo qui recouvrait la face de Paul Adler.
Tout commence en chansons pour certains. Pour moi tout commence en mots… Mais cette fois, ce furent les mots de chansons.
Alors évidemment, je n’entre pas dans une exégèse des paroles du chanteur que je ne connais pas. Je n’entre pas dans leur interprétation. Je me contente d’écouter certains échos, certaines résonances. Benjamin Biolay n’est pas Paul Adler mais, cela me saute à la figure désormais : il saura le faire exister.
Un mois passe, la fulgurance de cette idée ne s’efface pas. C’est là que je me souviens que Mathias Augustiniak, père de mon filleul, collabore souvent avec Benjamin et conçoit les pochettes de ses albums. Peut-être saura-t-il comment lui faire parvenir le texte ? J’éprouve toujours une grande gêne à formuler ce genre de demande à mes amis. Un nouveau mois s’écoule avant que je n’ose, me découvrant une nouvelle forme d’intrépidité tout entière tournée vers le projet de ce film. Au téléphone, ce 3 janvier, l’accueil de Mathias est chaleureux. Il me conseille d’envoyer un e-mail à Johann qui transmettra à Benjamin. Le 9 janvier, je rédige un message auquel je joins mon Doutes. Le 20 janvier, Johann m’écrit que Benjamin est intéressé par le projet et souhaiterait me rencontrer. Nous avons rendez-vous le 23 au Select. Benjamin voudrait savoir comment j’envisage de mettre ce scénario en images. Est-ce que je pense à quelque chose comme du théâtre filmé ? Surtout pas. Combien de jours de tournage ? Peu de jours et de nuits, très peu. Quels moyens ? Ceux du bord. À l’arrache, alors ? Oui, à l’arrache. Un trouble, puis j’articule faiblement : Vous serez des nôtres ? Je serai là.