Un monument dans les deux sens du mot paraît enfin en cette rentrée 2012 : Stèles, la grande famine en Chine, 1958-1961[1] signé par Yang Jisheng, rédacteur en chef adjoint du mensuel Yanhuang Chunqui (annales chinoises). Il naquit en 1940 et fut témoin de la mort par la faim de son père en 1959, dès les premiers mois du « Grand Bond en avant » lancé par Mao Zedong. Stèles se veut un témoignage autant qu’un hommage aux 36 millions de victimes chinoises  exterminées par la faim mais aussi souvent par les tortures infligées par les responsables du Parti. 36 millions, voire davantage, car dans toutes les grandes tragédies, aucun chiffre ne peut être tout à fait exact surtout sur des périodes de plusieurs années. Une Stèle pour son père, une stèle pour ces millions d’exterminés par la folie d’un homme et d’un parti et une stèle comprise par Yang comme la sienne propre, telles sont les trois stèles qu’il a élevées à travers ce livre. Ce monument de la mémoire criminelle chinoise, pour éviter la censure, a dû paraître à Hong-Kong en 2008 en deux volumes. C’est une compilation et même une réécriture de cette immense masse de récits, de témoignages, d’analyses,  que Mme Ren Yi a entrepris à la demande des éditions du Seuil, qui fut ensuite entièrement revue par Yang Yisheng, qu’ont, enfin, traduit Louis Vincenolles et Sylvie Gentil.

Ce chiffre monstrueux de 36 millions de victimes fait de ce massacre incomparable, le deuxième après celui engendré par la Seconde Guerre mondiale qui fit plus de 42 millions de victimes civiles. Il est vraiment hallucinant de constater une fois encore (en vain !) combien pour un chef d’Etat totalitaire et son parti, la vie humaine n’a strictement aucun poids. Hitler l’a prouvé aussi à l’échelon de son pays exsangue dès 1944 en envoyant encore par dizaines de milliers de pauvres adolescents se faire tuer – sans parler des millions d’autres victimes. Staline, Pol-Pot ! Inutile d’insister.

Vertige absolu qu’affronte ici Yang Jisheng avec une force incroyable, qui est la force que donne l’impératif de Mémoire ou devoir de Mémoire, qu’ont eu Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg dans leur Livre noir[2] de la Shoah en Union Soviétique, Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs[3], Timithy Snyder en écrivant Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline[4], mais aussi un autre historien américain, Robert Conquest, dans La Grande terreur suivi de Sanglantes moissons[5], monument aux 20 millions de morts des purges et de la dékoulakisation entreprises par Staline dans la seule Ukraine.

Depuis 1962 un silence écrasant recouvrait la mémoire de ces victimes, bien que depuis les années quatre-vingt certains historiens chinois aient commencé tout de même à travailler sur cette mémoire pour établir des tableaux démographiques très précis sur le nombre de personnes en début et en fin de chaque année depuis 1954 pour affirmer qu’il y eut au minimum 35 ou 36 millions de victimes.

Mais attachons-nous à Stèles. Yang décrit au chapitre IX ce qui se passa dans l’Anhui de 1957 à 1961. Pour le seul district de Wuwei on dénombra 300 000 milles morts dus à la famine, par familles entière.s D’horribles pervers, sadiques, martyrisèrent aussi par les coups, les supplices de la faim, les mutilations (oui vous avez bien lu !), des milliers d’êtres sans défense, en proie à la terreur inconnue éprouvée à la vue de ces centaines de villageois déjà morts ou au dernier stade de la cachexie, sans parler des scènes d’anthropophagie, terreur qui se répandit dans toute la Chine. Yang relève parmi tant d’autres assassins les noms de Miao (p. 377-378) et de Chen (id.). Des 500 habitants de Limin, affectés aux travaux hydrauliques, 307 moururent de famine ou de traitements inhumains…

chine-paysan

Certains responsables locaux du Parti, comme Zhang Kaifan, s’indignèrent publiquement des conditions terrifiantes de vie des paysans de leur district, exigeant des cadres de leur comité l’envoi de milliers de tonnes de céréales aux malades et aux enfants. À l’opposé, les chefs du district de Wuwei ont, sans sourciller, déclaré en 1958, 650 000 de tonnes de céréales pour une récolte de 310 000 tonnes (cf. p. 383) ! Yao Kuijia, tel un démon, déclara : « La question alimentaire c’est d’abord un problème de style et d’idéologie chez les dirigeants ». Il exigea pour combler le différentiel, qu’on saisisse aussi jusqu’aux rations alimentaires des paysans déjà affamés  ! C’était leur mort assurée.

Mao ordonna l’arrestation, le lavage de cerveau, de ces cadres du Parti qui avaient encore une âme et le sens de la dignité humaine, les accusant de combattre le « Grand Bond en avant ». Des milliers d’entre eux furent arrêtés, punis, envoyés dans des fermes ou camps de rééducation. Leur destitution coûta souvent la vie à plusieurs membres de leur famille, bien que nombre d’entre eux furent finalement réintégrés après des années.

Yang décrit des scènes hallucinatoires où les paysans pour ne pas mourir de faim ont souvent dû manger de la chair humaine, tuer leurs enfants pour survivre, mangeant jusqu’à l’écorce des arbres. Le froid fut un autre supplice ajouté à la famine. Pour tenter de se chauffer, des centaines de milliers (i.e. des millions) de paysans ont dû abattre des arbres et les maisons des morts pour en récupérer le bois.

Pour tenter de comprendre cette monstrueuse famine, il faut rappeler l’obligation de créer des cantines partout, interdisant aux paysans d’avoir de la nourriture chez eux. Peu à peu, il n’y eut plus à manger du tout dans des milliers de cantines à travers toute la Chine et l’horreur s’installa. Les paysans qui avaient encore un peu de force, tentèrent de s’enfuir vers les gares mais il leur était interdit sans visa de monter dans les trains. Rattrapés,  ils étaient ramenés à domicile et enfermés chez eux sans vivres…

À la fin de la Catastrophe, en juillet 1962, Liu Shaoqui, l’un des plus proches compagnons de Mao, lui lança, à bout : « Tant de morts de faim, l’Histoire retiendra nos deux noms et le cannibalisme aussi sera dans les livres ! » (p. 600) Il voyait loin ce Liu Shaoqui, car il avait déjà prévenu cinq mois plus tôt le ministre de la Sécurité publique, Xie Fuzhi, à propos du bilan des violences contre les personnes et les mises à mort d’innocents qui avaient succédé à la grande famine : « Si nous ne le dévoilons pas pendant notre vie, la génération suivante le fera après notre mort » (603).

Stèles interdit en Chine, nous l’avons dit, fut déjà près de cent cinquante mille fois téléchargé depuis quatre ans.

Il est, par-delà le document unique qu’il symbolise, l’acte le plus accusateur jamais porté contre Mao et le Parti, et qui est tout à fait comparable aux atrocités commises pendant la Révolution culturelle. Autant de preuves entre les mains des parties civiles et des descendants de victimes, qui sans doute un jour demanderont des comptes, quand cela sera devenu possible.

Un denier mot. Le « grand » Mao disparaît quand on lit ce livre, où sont mises au jour sa brutalité, sa violence, sa folie criminelle. Il traita de « quelques peccadilles » les immenses « foules d’ombres » de paysans morts de faim et rien moins que de « salopards » ceux qui osaient parler au nom de ces millions de malheureux.

Les actes de ce procès sine die nous obligent à nous interroger aussi sur tous ces intellectuels, écrivains et philosophes français, qui firent crédit à Mao – après Hitler, mais plus encore après Staline et Pol-Pot ! C’est que ces multitudes de massacrés les aveuglaient, nos pauvres intellectuels !

Oui, Stèles est l’acte d’accusation de ce qui apparaît déjà comme l’une des deux ou trois plus grandes tragédies du siècle dernier.

Y a-t-il assez de stèles sur toute la Terre pour que chaque victime de ces abominations, de ces exterminations sans nom, en ait une à son nom qui, comme dans la mémoire juives soit une Main (ou un Mémorial) et un Nom (Yad vaShem) qui ne seront pas effacés, selon les paroles d’Isaïe (56, 5) ?

Comment vivre dans cette mémoire ? Mais qui serions-nous si nous vivions sans cette mémoire ?


[1] Editions du Seuil, 660 p., 28 €.

[2] Solin et Livre de Poche (LGF).

[3] Gallimard, Folio.

[4] Gallimard, 2012.

[5] Bouquins, 1995.