Dans le hall d’embarquement, j’arrive pratiquement le premier. Pyongyang, me dis-je, n’est pas une destination à tolérer les retards. Pyongyang n’est pas du genre à voir d’un bon œil les retardataires. Pyongyang n’attend pas. On ne fait pas attendre quelqu’un comme Pyongyang. Car Pyongyang est peut-être une ville, mais comme ville c’est quelqu’un ! Ce n’est pas n’importe qui, Pyongyang, comme ville. C’est une ville qui a daigné me recevoir, ce qu’elle n’était pas obligée de faire. Je suis son invité. Je ne peux pas faire attendre mon hôte. Si Pyongyang, non seulement comme ville mais comme entité, comme personnalité, apprenait que je fais le malin, que je paresse au lit, que je me baguenaude, que j’ai fait la grasse matinée, que j’ai fait preuve de fumisterie, de laxisme, d’incurie dans les modalités du voyage (et elle ne manquerait pas de l’apprendre), elle ne m’inviterait plus jamais. Tout ce qui est chose est humain en Corée du Nord.
On dit souvent, on entend souvent dire que tout ce qui est humain est chose, que tout ce qui est humain a été déshumanisé, chosifié : ce qu’on ne dit jamais, ce qu’on n’entend jamais dire, en revanche, c’est que le chosal est humanisé tout autant. Un monument, à Pyongyang, un soldat de pierre, une effigie du Président éternel le camarade Kim Il-sung ou du Soleil du 21ème siècle le camarade Kim Jong-il existent pour de vrai : ils sont habités par la vie, ce ne sont pas des « choses ». Certes, ils n’abritent aucune vie strictement biologique : mais du moins ne sont-ils pas considérés comme des étants morts, des objets passifs et sourds et muets, atrophiés, aveugles : ils ont la vie qu’on leur prête, la mobilité qu’on leur consent, le pouvoir qu’on leur confère. Les statues, les effigies, les monuments ne se déplacent pas, mais ils se meuvent : sous l’action, phénoménale et magnifique, sidérante et sensationnelle, des idéaux enfoncés, des croyances inculquées, des dogmes bus. Toute effigie, à Pyongyang, est absolument, incessamment dépétrifiée par le mouvement interne de la révolution, qui lui est biologique, et qui distille de la vie sur toutes les pierres, les tire de leur mutisme, les arrache à leur pesanteur, les distrait de leur destin immobile et clos. Les Nord-Coréens font parler le marbre, s’envoler le bronze, battre le cœur du marbre. Tel est leur devoir, et tel est leur loisir, et tel est leur plaisir. Ils pleurent inclinés devant les portraits parce que ces portraits leur parlent — et ces portraits souriants des Leaders leur sourient vraiment, ils sont sonores, ils vibrent, ils sont animés d’un feu. Qu’ils communiquent aux objets posés, aux immuables statues, aux effigies solides, jusqu’à les faire danser dans leur tête, jusqu’à les propulser en fusées dans le maximum de cosmos possibles.
Le hall d’embarquement est minuscule, relégué tout au bout de l’aéroport, qui semble n’intéresser personne. S’y trouve un trentenaire compassé sérieux raide, coincé du faciès, nettement buté, droit comme un câble d’ascenseur, qui semble sortir d’une école de commerce ou d’administration (une de ces écoles où s’enseigne l’agonie). Avec ses mains longues, récurées, scolaires, il tape sur le clavier de son MacBook pro. On l’imagine jouer Mozart en pensant à son compte en banque. Pyongyang, du moins en tant que destination, en tant que ville dans laquelle on est susceptible d’arriver, ne semble pas l’impressionner en quoi que ce soit. Il doit connaître comme les poches qu’il a sous les yeux. Son approche de Pyongyang est mécanique ; elle est habituée. C’est une approche amadouée. Calme. Une approche apprivoisée. Une approche inconsciemment domptée. Il a fait de Pyongyang une destination domestique. Il a domestiqué Pyongyang — du moins en terme de partance. Je ne dis pas (je ne prétends pas) que Pyongyang, en tant que ville, soit à sa botte ; mais la destination, elle, s’est abandonnée à lui. La destination qu’est Pyongyang (la ville elle-même, c’est une autre affaire) semble lui obéir au doigt et à l’œil. Il la tient en respect. Il la connaît bien, elle le connaît bien. Entre eux, c’est une histoire entendue. La destination qu’est Pyongyang a compris qui était le maître. Elle ne bronche pas. Elle est soumise. Lorsque Pyongyang, dans quelques heures maintenant, ne sera plus une destination mais une ville (non plus une ville vers laquelle on va mais une ville dans laquelle on est) il est fort possible qu’elle reprenne du poil de la bête, que l’esclave devienne le maître, et que l’arrogant petit surconnard qui tapote son clavier en faisant mine d’aller aux Bahamas ou à Miami enfin ploie sous le joug de la ville-ville qui a cessé, enfin (il était temps, cela commençait à bien faire) d’être une ville-destination.
En face de lui, avachie, allongée sur quatre sièges, une hystérique d’environ 26 ans, déguisée en adolescente, écoute de la musique sur son I-Pod à s’en rendre sourde. Elle m’éclabousse de ses sons. Elle se secoue. Son « destination Pyongyang » à elle n’est pas une habitude obéissante et docile comme une vieille maîtresse, mais une « destination Pyongyang » à la coolitude surjouée. Elle fait, comme le trentenaire pointu, comme si Pyongyang (la destination) avait été matée par elle, comme si c’était là la destination la plus indifférente du monde (du globe, de la planète, de la planisphère) : elle fait comme si Pyongyang (la destination) était la plus fun, la plus destroy, celle qui promet le plus « d’éclate » à l’arrivée. Elle exagère, à mort, en une sorte de démonstratif déni, l’attractivité pyongyanguesque comme lieu de divertissement, sinon de débauche. Elle voudrait annoncer, par sa grotesque gestuelle et munie de ses vibrants écouteurs, envoyant des bribes de beats de boîte, qu’aucun endroit au monde, à commencer par Goa, à commencer par Ibiza, à commencer par Berlin, ne saurait être davantage branché. Ne manque plus que le tee-shirt — et le tee-shirt « I LOVE DPRK » je le verrai, plus tard, dans quelques jours, sur le corps avachi, blanc, maladif, d’une Autrichienne vénéneuse aux godasses à moitié lacées.
Je regarde mon billet. Il est parfaitement indiqué que, moi aussi, je me dirige vers Pyongyang. Et même, qu’à Pyongyang, j’atterrirai à l’aéroport de Pyongyang dont j’ai la preuve de l’existence, du moins un début, du moins une amorce de preuve, puisqu’il possède un nom et que ce nom (que ce nom qu’il possède) est inscrit sur mon billet. Sunan est le nom de l’aéroport de la ville de Pyongyang.
Arrivent soudain des Coréens. Je veux dire : des gens qui parlent cette langue qu’on appelle, en Corée du Sud comme en Corée du Nord, le coréen. Comme les Coréens du Sud n’ont pas le droit, jusqu’à nouvel ordre, de se rendre au Nord, j’en déduis (je suis généralement prompt à la déduction) qu’il s’agit de Coréens du Nord. Il y a donc des Nord-Coréens qui bougent, volent, se déplacent, voyagent, se meuvent. Déjà, il y a ceux de la délégation parisienne, où je suis allé précipitamment chercher mon visa, obtenu en une semaine, ce qui est sans doute un record. Je me suis fait inscrire, en tant que réalisateur, au Festival international du film de Pyongyang, en anglais : Pyongyang International Film Festival, autrement dit « PIFF ». J’ai souvenir que le journal de Pif (avec un seul « f ») était lui aussi communiste. Ce festival existe depuis 1987 et a été fondé par Kim Jong-il, féru de cinéma. Le Cher Leader a passé sa vie à collectionner et regarder des films (notamment, dit-on, des westerns).
J’aurais adoré présenter un de mes films : mais lequel ? Ce sera pour une prochaine fois — peut-être en 2014, le festival ne se déroulant que tous les deux ans. J’ai malgré tout emporté avec moi cinq exemplaires de Cinéman en DVD, film raté peut-être, nanar sans aucun doute (puisque le plus grand nombre le dépeint comme tel, c’est donc que cela est vrai), mais qui a le mérite de pouvoir être compris — et sifflé — dans à peu près tous les pays du monde.
Pour les Coréens du Nord qui se trouvent dans le hall, Pyongyang-destination et Pyongyang-ville se confondent. C’est une seule et même idée, une seule et même réalité, une seule et même femme. Y aller, pour eux, c’est savoir exactement ce que l’on va trouver ; y aller, c’est en quelque sorte s’y trouver déjà. Destination ou ville s’entredigèrent, sont tautologiques, les distinguer n’a aucun sens — sauf quant à considérer qu’une destination impliquant un moyen de l’atteindre (un moyen de transport, ici l’avion), celle-ci peut comporter des aléas. La destination, comme promesse d’atteindre une ville, ne saurait se confondre totalement à la ville elle-même : mais pour un Nord-Coréen (qui plus est originaire de Pyongyang), s’y rendre, c’est se rendre chez soi, c’est-à-dire retourner dans un lieu que le cerveau ne quitte jamais ; s’y rendre, c’est forcément y être déjà, puisque le quitter, c’est y être encore ; puisque le quitter, c’est y être toujours. On ne part jamais vraiment de chez soi ; on emporte toujours son pays, sa maison, partout où l’on voyage, on y habite quoi qu’il arrive, on s’y réfugie, on s’y love, on s’injecte du chez-soi pour pouvoir affronter l’ailleurs.
Je sais, moi, pourquoi je pars. Je ne parle pas spécifiquement de ce départ pour Pyongyang : je parle en général. Je sais pourquoi, en général, je pars : je pars pour trouver un pays, mais aussi (mais surtout) pour quitter la France. Étouffant pays, crevant ployant sous ses petites phrases, ses dérapages suranalysés, ses pauvres petites névrotiques obsessions qui tournent en rond : qui est raciste et qui est juif et qui est antisémite et qui est arabe et qui est musulman et qui a dit quoi sur qui, et quand. Petit pays pour petites phrases, petites phrases pour petites provocations, petites provocations pour petits procès, petits procès pour petites notoriétés, petites notoriétés pour petits buzz, petits buzz pour petits tweets, petits tweets pour petits journalistes, petits journalistes pour petits humains, petits humains pour petites habitudes, petites habitudes pour petits destins, petits destins pour petit pays. Petit pays, la France, mais pays, aussi de la petitesse. Salut la compagnie.
Le hall se remplit doucement. Nous allons bientôt embarquer. J’observe la faune. Mélange d’ONG, de Coréens du Nord, d’ados sportifs chinois… Et un couple blême, maigrichon, pas frais, en partance pour un peu de tourisme crispé, crispé comme leurs faces fermées, froncées, butées, françaises, tweeteuses. Pour eux L’homme est un quadragénaire dépressif, suspicieux des pieds à la tête, assez peu net du vêtement, et qu’on dirait sorti d’un camp d’écologie semi-sectaire. La femme, sa « compagne » (quel moche mot), sent la vase et le patchouli, elle est molle, elle est frelatée ; c’est une duègne qui se lave plus souvent parfois que parfois souvent. Renfrognés traits de belette méfiante, le menton soulevé par la bêtise, cassante avec son « compagnon », extrêmement peu heureuse d’être sur terre. Et sur cette terre, où elle n’a pas trouvé son bonheur (elle en a déduit que le bonheur n’existait pas), elle a décidé d’aller faire un tour en Corée du Nord, dernier lieu à la mode pour se procurer des petites sensations aussi morbides que sa silhouette en flaque.
Le couple me fixe, mais jamais franchement. De biais. Puis entre eux chuchotent. Ils parlent de moi, en mal. De ces bouches, de ces gueules me dis-je, ne peuvent sortir, ne peuvent jaillir que des médisances. Que vont-ils faire exactement en RPDC ? Prendre des notes ? Pas sûr. Filmer ? Je ne crois pas. Participer au festival ? Possible : avec, peut-être, un petit foireux film sur la faim dans le monde ou les varices chez les grabataires. La question que je me pose, tandis que je ne parviens plus à écouter (concentration pré-pyongyanguesque oblige) la moindre musique sur le moindre de mes I-Pod, est celle-ci : qui sont les touristes qui se rendent dans ce pays ? Moi, je sais ce qui m’y pousse : un film à faire, un livre à écrire, une vie à vivre, un destin à accomplir, une folie à achever, une névrose à combler — tout cet amas de choses diffuses, prétentieuses, bouffies de vanité et de littérature, d’art (un véritable fourre-tout). Mais eux ? Et les autres, tous les autres ? Pourquoi aller là-bas ?
Le pire de tout, ce sont évidemment les journalistes camouflés. Ceux qui s’introduisent en Corée du Nord déguisés en touristes et qui, s’écrasant sur place comme des lopettes, courbant l’échine et souriant à la lune, reviennent vengeurs et méchants, une fois le risque dissipé, une fois la représaille impossible. Petits moutons qui bégaient de trouille à Pyongyang, et assassins foireux Zorros, de retour dans leurs respectives capitales, pour dénoncer un régime devant lequel ils se sont faits plus petits que le plus zélé des apparatchiks. Je hais cette catégorie des courageux bien rentrés, des téméraires du retour, des vengeurs au chaud. Seuls ont droit au respect (je veux dire : au mien) les journalistes qui s’avancent avec leur masque de journalistes, ceux qui jouent carte sur table. Je suis vieux jeu. Une navette arrive, je monte. Je suis vieux jeu et heureux. Je suis un être sain. Je pars pour Pyongyang parce que je pars pour Pyongyang.
Retrouvez les épisodes précédents du Carnet de voyage de Yann Moix en Corée du Nord :