La poésie consiste souvent à accorder ce qui est dit avec ce qui est fait, que l’un et l’autre ne se contredisent pas. Faire en sorte que les paroles soient des actes, qu’elles se vérifient en eux. In another country présente trois courts-métrages presque identiques, où une femme qui est la même sans être la même, suit à chaque fois un chemin différent. La question que pose le film est celle de la parole face à l’action. De l’une ou de l’autre, laquelle gouverne, laquelle préexiste?
On ne cherche pas à nous faire oublier qu’Anne est jouée par Isabelle Huppert. C’est elle qui tient son rôle, Anne n’est pas une personne physique, elle n’a aucune matérialité. Des trois courts-métrages, c’est elle qui détermine l’issue. Bien qu’elle ait affaire aux mêmes lieux, qu’elle rencontre les mêmes personnages, à l’exception d’un seul, qui change dans chacune des histoires, elle vit une expérience différente, doublée d’une sensation nouvelle, dont la cause est un mystère. Est-ce le temps qui provoque cette variation, ou bien ne s’ennuierait-elle pas dans ces répétitions, au point qu’elle veuille alors apporter à chacune une touche différente ?
Le premier épisode est marqué par le refus d’Anne de céder aux hommes. Elle fait l’expérience du rejet. Tous les hommes sont à ses trousses, elle sera catégorique. Le deuxième épisode est marqué par la frivolité, elle s’amuse à jouer avec les désirs des uns et des autres, sans jamais vraiment leur céder. Ce n’est que dans le troisième qu’elle cède carrément au maître nageur et à l’homme qui l’héberge. Mais elle ne se donne que parce qu’on a présupposé, malgré elle sans doute, au début de cette troisième partie, sans qu’elle n’ait rien demandé, que cette femme serait délaissée par son époux. On finit par accabler cette femme, elle sera finalement un être de malheur. Ce sera le dernier mot, sans qu’on ne sache qui en est l’auteur. Et Anne s’en va, elle s’éloigne sur la route. Elle a fini son service, on n’a plus besoin d’elle. Des trois paires qu’elle a essayées, aucune n’était à son pied.
Dans ce film, rien n’est dit, il n’est de présupposé narratif. Les personnages n’incarnent pas des idées, ils vivent par eux-mêmes. C’est la seule raison de ces différentes tournures que prend l’histoire, dans ses trois variantes. Des pivots sont disposés, à chaque fois de manière identique. Le reste est l’œuvre du temps qui ne s’abaisse jamais à jouer le même air. On a le sentiment que l’intériorité de ces personnages, Anne la première, n’est pas du ressort du cinéaste. La main de Dieu ne plonge pas dans ces corps, aucun événement n’a été programmé. La mécanique narrative est invisible, à moins qu’elle n’existe pas. Ils ne sont pas assujettis au récit, ils en sont le seul moteur, on croit les voir vivre à l’écran. C’est ainsi que dans des situations qui se répètent, Anne ne prend pas le même chemin. Il reste à savoir, et voilà la finesse du film, quelle est justement cette impulsion première, ce souffle initial, d’où vient-il, où va-t-il ? Voilà ce que dit l’homme en parlant du terrain qui se dresse devant chez lui : j’en découvrirai l’histoire en y faisant un film.
Le film de Hong Sang-soo a ceci de particulier qu’il émet une lumière, qu’elle soit dans les teintes de l’image, ou, plus profondément, dans sa structure même. Le cinéaste a compris que l’important, ce n’est pas ce qui est dit explicitement, c’est ce qu’il y a entre les différents éléments qu’il disperse. Entre ces choses filtre, ou même jaillit, une lumière que le film laisse passer. Ou bien peut être la fait-il naître.