Aéroport de Pékin. C’est un aéroport trop grand, inutile de gigantisme frimeur, arrogant de distances, imposant pour rien. Des navettes mènent aux quais d’embarquement. Elles traversent la brume, longeant les murs staliniens infinis tantôt ciment tantôt rouge. Enregistrement des bagages, comptoir N°21. Air China. « Pyongyang » : la destination existe bel et bien. Elle possède une assise dans la réalité. Je savais que la ville de Pyongyang existait, qu’elle possédait des coordonnées géodésiques, polaires, qu’elle était inscrite sur la terre, située sur ses points cardinaux (qu’elle n’était pas une balle de ping-pong tournant sur elle-même dans le cosmos). Je ne pouvais en revanche imaginer Pyongyang comme destination, comme endroit où l’on n’est pas encore mais où l’on sera, et où l’on sera non seulement un jour, mais tout à l’heure (la distance qui me sépare de Pyongyang peut légitimement, peut sans problème, s’exprimer en minutes). Et non seulement où l’on sera tout à l’heure, mais où je serai tout à l’heure. Pyongyang était figé dans son isolation pure, un scellé de capitale, une île à laquelle on n’accoste pas. Une ville où il faut déjà être installé pour pouvoir l’atteindre. Un lieu où il faut déjà se trouver pour pouvoir s’y rendre. Un à Pyongyang faisait sens, pas un vers Pyongyang.

Le vers Pyongyang possédait un mystère inverse au depuis Pyongyang. Cette cité Tupperware, bunker, hermétique et close ne devait son existence, son mouvement, qu’à ceux qui s’y situaient de toute éternité. Les nouveaux arrivants semblaient aussi improbables que les fraîchement partis. Arriver, rester, partir ne formaient qu’une seule et même réalité. Qu’une même et unique modalité. Qu’une unique et toute même possibilité. La perspective de Pyongyang, à l’instar de son symétrique, le souvenir de Pyongyang, se confondaient allègrement dans un Pyongyang infiniment constitué de présent.

Pyongyang semblait un hic et nunc perpétuel et permanent. Un impassible instant, extensible, étiré tellement loin dans le futur qu’il en venait à se confondre avec l’avenir. Et réciproquement, cet élastique dépassait le passé jusqu’à rejoindre les origines de l’homme, les millénaires avant Jésus, le royaume de Choson, au temps de Tangun. Choson : c’est le mot qu’on choisit pour désigner la Corée quand on habite la Corée du Nord, en coréen Puk-Choson, c’est-à-dire quand on est citoyen de la République populaire démocratique de Corée, en coréen Choson Minjujuui Inmin Konghwaguk. Le mot pour désigner la Corée quand on habite la Corée du Sud, c’est-à-dire la République de Corée, est Hanguk – contraction de Daehan Minguk (« République de la Grande Corée »). Le mot pour désigner la Corée du Sud quand on habite la Corée du Sud est Namhan. Le mot pour désigner la Corée du Nord quand on habite la Corée du Sud est Bukhan. Le mot pour désigner la Corée du Sud quand on habite la Corée du Nord est Nam-Choson, ou Namson.

Les Coréens du Nord font donc de la Corée du Sud, Nam-Choson, un cas particulier, un appendice, une excroissance, un département, un strapontin, un prolongement de la Corée, Choson ; de la vraie véritable indubitable Corée : la leur. Pour un Coréen du Nord, la Corée du Nord est la Corée. Et au sud de cette Corée qui n’est pas du Nord se trouve la Corée du Sud. Pour un Coréen du Nord, la Corée du Nord ne se trouve pas au nord de la Corée : la Corée du Nord se trouve en Corée. Et la Corée en Corée du Nord. On peut résumer les choses plus simplement en disant que, pour un Coréen du Nord, la Corée du Nord n’existe pas. Contrairement à la Corée. Nous sommes tentés de demander à ce même Coréen du Nord pourquoi, si la Corée du Nord est confondue avec la Corée, et par conséquent la Corée avec la Corée du Nord (elles-mêmes confondues avec la République populaire de Corée), comment il se fait qu’il existe un Sud sans Nord. Une Corée du Sud sans la moindre Corée du Nord. Je dis bien un Sud (avec une majuscule, ce qui désigne la Corée du Sud) et un Nord (avec une majuscule, ce qui désigne la Corée du Nord) et non pas un nord (avec une minuscule, ce qui désigne tout bêtement le nord, ce qui indique tout techniquement le nord des boussoles) et un sud (toujours avec une minuscule). Car il est bien évident qu’il existe un nord au Nord, un nord au Sud, un sud au Nord et un sud au Sud. Pour un Coréen du Sud, le nord de la Corée est le nord de la Corée du Sud, c’est-à-dire le sud de la Corée du Nord, et le sud de la Corée est le sud de la Corée du Sud. Pour un Coréen du Nord, le nord de la Corée est le nord de la Corée, c’est-à-dire le nord de la Corée du Nord, et le sud de la Corée est le sud de la Corée, c’est-à-dire le sud de la Corée. Autrement dit : la Corée du Sud est au sud d’une Corée qui n’est pas vraiment celle du Nord, qui n’est pas vraiment la Corée. Elle flotte dans un espace-temps différent, parmi des galaxies, elle baigne dans un ether propre, un cosmos spécial.

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« Pour un Coréen du Nord, la Corée du Nord est la Corée. Et au sud de cette Corée qui n’est pas du Nord se trouve la Corée du Sud. »

— Camarades, commence le Grand Leader Kim Il-sung, aujourd’hui Président éternel de la République populaire démocratique de Corée, le samedi 7 septembre 1968, à Pyongyang, lors de son rapport présenté à la Grande Réunion célébrant le vingtième anniversaire de la fondation de la République populaire de Corée et intitulé « La République populaire démocratique de Corée est le drapeau de la liberté et de l’indépendance de notre peuple et la puissante arme de l’édification du socialisme et du communisme », camarades, pour cacher leur nature odieuse de gouvernants coloniaux en Corée du Sud, les impérialistes américains prétendent que la Corée du Sud est un « État indépendant » et qu’il existe un « gouvernement » indépendant. Mais, ce n’est qu’une farce maladroite dont personne ne saurait être dupe. Le peuple coréen, nation homogène, n’a qu’un État, qu’un gouvernement. L’unique État de la nation coréenne est la République populaire démocratique de Corée, et seul le gouvernement de la République populaire démocratique de Corée représente les intérêts nationaux et la volonté authentiques de tout le peuple coréen, du Nord et du Sud. Le soi-disant « gouvernement de la République de Corée » en Corée du Sud ne peut en aucune façon représenter le peuple sud-coréen, il est un régime fantoche ne pouvant exercer aucune souveraineté.

Revenons à Pyongyang, au Pyongyang de 2012 – même si nous n’y sommes pas encore. Même si je n’y suis pas encore. Y être, être à Pyongyang, c’était y avoir vécu depuis toujours. Et pour toujours. Pas plus qu’on ne possède de cliché de l’instant précis où l’aiguille d’une montre passe précisément de 15 heures 59 à 16 heures, on ne possède de photographie de l’instant précis où quelqu’un pénètre dans Pyongyang. Simplement, on est passé d’un Pyongyang sans cet individu à un Pyongyang avec cet individu. On est passé d’un Pyongyang dans lequel cet individu n’a jamais mis les pieds à un Pyongyang ou ce même individu a toujours vécu. Il n’y a pas eu de mouvement, il n’y a pas eu le moindre flux. Il y a, à « t moins 1 », un Pyongyang dans lequel cet individu n’entrera jamais, n’a aucune chance ni raison d’entrer, et à « t plus 1 », un Pyongyang duquel cet individu ne sortira jamais, n’a aucune chance ni raison de sortir. Ce qui ne saurait être défini, ne saurait faire sens, c’est l’instant t, le moment de la dynamique. Pyongyang ne se déplace que sans mouvement. Pyongyang autorise simplement qu’une immobilité succède à une autre immobilité. Qu’une immuabilité vienne remplacer l’immuabilité précédente. Le mystère de Pyongyang, si mystère il y a, est le mystère de la chambre verte – ici repeinte en rouge.

Pyongyang est une ville anti-schrödingerienne, une cité a-quantique. Tant que nous n’avons pas ouvert la fameuse boîte, dit Schrödinger, on ne saurait dire si le chat est mort ou vivant. Considérons qu’il est constitué, nouvelle entité, comme quelque chose d’autre, de différent, un chat constitué de 50 % de chat mort et 50 % de chat vivant. Pyongyang est, quoi qu’il arrive, composée de 100 % de gens qui restent.

Je résume : la meilleure façon de se rendre à Pyongyang, c’est d’y être déjà. Et le meilleur moyen d’en sortir, de ne jamais y aller. Mais ce raisonnement ne vaut que pour un Coréen, sans doute (ce qui n’est pas de chance, puisque les Coréens ne pouvant en sortir, ils ont par conséquent un mal fou à pouvoir s’y rendre). Car pour l’étranger, le touriste, il en va différemment. L’étranger, une fois dans Pyongyang, est un corps étranger. Au sens strict. Il dénote. Il est traçable. C’est un objet voyant immédiatement identifié, un OVII. Il n’est toléré, il n’est supporté à Pyongyang que dans la mesure où il en partira. A peine arrivé, on évoque son départ. A peine vérifié son billet d’arrivée, on s’inquiète de son billet de retour. La présence de l’étranger a la fâcheuse particularité d’être une présence, justement : une présence, c’est au présent. On le préférerait présent au passé, voire au futur. Sa présence ne serait pas un tel problème, si elle n’avait pas choisi le moment présent pour s’exprimer, se définir.

On préférerait la présence de son absence à la présence de sa présence ; et l’absence de sa présence à l’absence de son absence. On m’accueille (on s’apprête à m’accueillir) en République populaire démocratique de Corée ; mais c’est un accueil contaminé déjà par l’adieu. Un accueil qui compte les jours. Un accueil compte à rebours. Les étrangers qui ont peur d’y rester ignorent que les Coréens ont exactement la même peur : que vous restiez. Le pire danger en Corée du Nord n’est pas d’y passer cent ans, mais de n’y séjourner que cinq minutes.

Les Coréens ne voyagent pas. Pourquoi ? Ils tiennent sans doute le raisonnement suivant : ceux qui voyagent finissant toujours par revenir, à quoi bon partir ? C’est pourquoi ceux qui, en Corée du Nord, partent, suivant ce même raisonnement, ne reviennent pas. Soit on ne voyage pas, soit on voyage et on ne revient pas. Car le retour, d’une certaine manière, annule le voyage. Il l’abolit. Un voyage qui se termine là où il a commencé, par la boucle qu’il propose, est, au bout du compte, une opération nulle, un compte soldé. Au vu du résultat, de la comparaison de l’avant et de l’après, de la  nullité de la somme algébrique, c’est une manière de sur-place. Les Coréens ont donc trouvé plus efficace de rester : cela a l’avantage de se conclure exactement de la même façon tout en faisant de substantielles économies. C’est pourquoi, aux fins de donner véritablement un sens à la notion de voyage, et de rentabiliser économiquement ce dernier, les voyageurs nord-coréens choisissent un point d’arrivée qui ne soit pas confondu avec le point départ.

Partir pour revenir, c’est additionner pour soustraire. C’est multiplier pour diviser. C’est offrir pour reprendre. C’est tracer pour gommer.

Un commentaire

  1. Bravo pour vos textes, magnifiques, qui célèbrent avec douceur et émotion votre amour de la Corée. Partageant moi-même cet amour, je ne peux qu’être touché, ému, et vous remercier pour vos mots.

    Par contre, non, non, et cent fois non! Le passage suivant est inacceptable pour le lecteur : « Je dis bien un Sud (avec une majuscule, ce qui désigne la Corée du Sud) et un Nord (avec une majuscule, ce qui désigne la Corée du Nord) et non pas un nord (avec une minuscule, ce qui désigne tout bêtement le nord, ce qui indique tout techniquement le nord des boussoles) et un sud (toujours avec une minuscule). Car il est bien évident qu’il existe un nord au Nord, un nord au Sud, un sud au Nord et un sud au Sud. Pour un Coréen du Sud, le nord de la Corée est le nord de la Corée du Sud, c’est-à-dire le sud de la Corée du Nord, et le sud de la Corée est le sud de la Corée du Sud. Pour un Coréen du Nord, le nord de la Corée est le nord de la Corée, c’est-à-dire le nord de la Corée du Nord, et le sud de la Corée est le sud de la Corée, c’est-à-dire le sud de la Corée. Autrement dit : la Corée du Sud est au sud d’une Corée qui n’est pas vraiment celle du Nord, qui n’est pas vraiment la Corée. »

    En espérant que vous saurez recevoir cette bienveillante critique.

    Merci encore, merci mille fois.