Que reste-t-il de nos années de révolte et de défonces illusoires ? Et surtout combien d’entre nous reste-t-il pour en témoigner ? Le nombre d’ami(e)s freaks décédés avant le seuil de la quarantaine est impressionnant. Les radiations des sixties nous avaient contaminé de la racine des cheveux à la moelle épinière. Les nappes phréatiques de notre ADN auraient fait crevé d’envie Timothy Leary. La matrice préposée à reproduire de l’identique en série s’échinait à nous apprendre à survivre : Cours, petit, comme si ta vie en dépendait, car c’est désormais tout ce qu’il te reste. Enfin, vous voyez, ce genre de conneries. Sauf qu’une espèce de microbe aux tréfonds de nos cervelles mutantes freinait des quatre fers à l’idée de troquer notre énergie si barrée et si pure contre des clopinettes. Nous étions des enfants de Ken Kesey sans le savoir. Nous étions les enfants perdus de l’Histoire. Trop barges pour vivre. Trop jeunes pour mourir. C’était il y a vingt ans. À l’époque de l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam, et les déclarations de Francis Fukushima sur la fin de l’Histoire. Nous n’étions sur la crête d’aucune vague, mais les yeux dilatés à l’acide, et le cœur exsangue de toute revendication. Notre instinct suivait à l’aveugle ce que notre conscience ignorait encore. Nos amitiés avaient la pureté du cristal. C’était la noblesse à laquelle nous nous accrochions et que nous ne trouvions nulle part ailleurs. À présent, ces jeunes gens sont morts et je cherche au travers la figure, la vie et la verve du Dr. Gonzo un peu de leur présence.
Le Dr. Gonzo ? En a plein les bottes du journalisme et de la politique. Vingt ans d’immersion et de travail frénétique, on conçoit fort bien que son esprit (et ses espoirs) en arrive à saturation. S’agitaient désormais dans le rétroviseur : la défaite (quasi programmée) de McGovern en 72, le séisme nixonnien deux ans plus tard, la présidence forcément décevante de Jimmy Carter – les paroles fondant comme neige au contact de la realpolitk -, et là, au tournant des années 80, le ralliement de l’électorat au pragmatisme (Hunter parlera, non sans ironie, de l’atavique “sagesse”) de Ronald Reagan. Les coups de baston à Chicago, les Black Panthers, la révolution de la dope, les Hell’s Angels, les droits de pêche des Indiens (sic), son assurance médicale supprimée alors qu’il volait à plus de 12 000 mètres au-dessus du Pacifique pour couvrir les derniers jours de la guerre du Viêtnam, tout cela – de moins le croit-il – s’écoule comme une traînée de poudre derrière lui. Pour autant, l’expérience aura porté ses fruits, car l’un des points essentiels que je veux souligner dans ce laïus, me dit-il, c’est que mon engagement dans le journalisme politique était toujours plus politique que journalistique. Quelque part entre Chicago en 1968 et le Watergate en 74, je devins dangereusement favorable à l’idée que le journalisme était un moyen honorable pour une fin valide, ou peut-être l’inverse.
Parce que son engagement ne fut mandaté par personne que lui-même, Hunter put déceler combien la beauté du rêve (qu’il soit le rêve de Nixon, de Reagan, de Tim Leary ou de Thompson himself) portait en germe sa propre monstruosité. Ainsi puis-je aujourd’hui relire Fear and Loathing in Las Vegas, à l’aune de cette terrible et implacable morale. Comme l’Odyssée d’un écrivain “journaliste” (expression ô combien stupide putain !) et de son avocat sud-américain au cœur du rêve américain. Nulle lumière au bout du tunnel – que ce tunnel ait pour nom trip, fric, gloire, croissance, bonheur pour tous ou tout ce que vous pouvez imaginer. Cette désillusion – échec, perte – est aussi la nôtre. C’est la même merde cruelle quoique paradoxalement bienveillante qui fait marcher l’Église catholique depuis tant de siècles. Et c’est aussi l’éthique militaire… Une foi aveugle en on ne sait quelle “autorité” supérieure et plus sage.
Et peut-être C., l’un de mes amis freaks, dont j’ai appris le décès pas plus tard qu’hier, partageait d’instinct cette sagesse sans avoir à ouvrir un livre pour l’apprendre. Il ne s’est jamais agi de mimer une histoire, un mouvement par définition obsolète, mais de poursuivre ce chemin de liberté individuelle que ne contraint et n’aiguillonne aucune idéologie. Je me souviens d’un été. Nous sommes allongés à un mètre l’un de l’autre. Les Buffalo Springfield chantent Expecting To Fly. C. me prend la main sans la moindre équivoque. Sa peau a une odeur puissante de soleil et de cannabis. Nous sommes distincts et soudés. Nous sommes la substance même du temps. Nous sommes les mots que je suis en train d’écrire. Nous sommes cet homme qui s’évade de l’asile. Nous sommes poussières.
Et ouais, bande d’enflures, NOUS SOMMES FOUTREMENT VIVANTS.