L’Amérique Latine aujourd’hui

Cosmopolite, francophile, vivant à la fin de sa vie à Londres, Carlos Fuentes était, en même temps, profondément mexicain. Il se voulait l’héritier de ce syncrétisme vieux de cinq siècles et toujours à l’oeuvre, le chantre de ce mariage forcé de l’indianité vaincue de l’hispanité conquérante de la Contre-Réforme, mais subvertie à son tour par la résistance des cultures indigènes, et d’où provient cet univers unique du Baroque qu’est le monde latino-américain. Un monde tragique et magnifique, moderne et archaïque, terriblement injuste et en révolte, qu’avec Alejo Carpentier, Gabriel Garcia Marquez et Vargas Llosa, il porta au plus haut dans ses romans comme dans ses interventions dans la politique et la culture mexicaines.
Carlos Fuentes connut l’Amérique latine des dictatures militaires, partout au pouvoir, et qu’il vit à l’oeuvre en Argentine, au Chili, et qu’il dénonça sans relache. Il s’expatria à Genève, puis à Paris du Mexique, alors sous la coupe du Parti Révolutionnaire Institutionnel. Il soutint Castro jusqu’en 1971. Et il ne cessa de dénoncer l’impérialisme et la main-mise des américains sur les pays au sud du Rio Grande.
Mais, en tant que latino-américain, son vrai combat d’écrivain engagé fut un plaidoyer en actes pour que, face au Moloch culturel nord-américain, l’Amérique latine et l’Europe, culturellement, politiquement, restent soeurs. Carlos Fuentes se voulait avant tout le fils de Cervantès et de Balzac (même s’il emprunta à Faulkner et Dos Passos ses techniques romanesques). Et l’Amérique latine, enfin débarrassée de ses dictatures militaires (excepté ces avatars de gauche, à ses yeux, que sont le castrisme et le bolivarisme de Chavez), où une société civile bouillonnante prenait désormais la relève des oligarchies possédantes, lui apparaissait, à la fin de sa vie, la promesse d’une nouvelle utopie réaliste pour le continent de Colomb, Cortès et Zapata.

L’Amérique Latine aujourd’hui – selon Carlos Fuentes

 

(Extraits, RDj, n°12, janvier 1994)

Nous aussi, en Amérique latine, d’une certaine façon, nous faisons partie de l’Europe, ou plutôt nous portons en nous une certaine idée de l’Europe.

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L’Amérique Latine, traditionnellement, à cause de ses traditions indiennes aussi bien qu’espagnoles ou portugaises, a été une société organisée très hiérarchiquement, du haut vers le bas, du centre vers la périphérie. On commence pour la première fois dans notre histoire, à cause du développement économique, des mouvements sociaux et culturels de ces dernières décennies, à voir l’émergence d’organisations issues de la société civile, des mouvements féministes, écologistes, ouvriers, intellectuels, coopératifs, des mouvements de défense des Droits de l’homme, bref mille choses qui commencent à dessiner  le spectrum de la société civile, où le mouvement s’inverse, du bas vers le haut, de la périphérie vers le centre. Ça donne une créativité extraordinaire à la société, qui contraste de façon pénible avec le manque de créativité du monde politique et institutionnel  latino-américain, qui est un monde vieilli, pétrifié. L’exemple le plus dramatique de ce contraste, c’est le Pérou : l’on a d’un côté une dictature militaire de facto, avec Fujimori, de l’autre un groupe sanguinaire, pol-potiste, le « Sentier lumineux » – et au milieu, la société civile péruvienne qui tente tant bien que mal de s’affirmer et de s’organiser  de manière autonome.

Le baroque contre l’orthodoxie

(Extraits, RDJ, n° 1, mai 1990)


Ce qui était à l’origine même du roman latino-américain, c’est l’étonnement devant l’espace, devant cet espace immense du continent américain. L’on pourrait finir avec cette exclamation fameuse : « La jungle nous a dévorés »…

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Pendant très longtemps, l’Amérique hispanique et portugaise a été l’utopie de l’Europe. Par exemple, ça a été une utopie pour Montaigne, pour Vespucci, pour Shakespeare, pour Campanella, pour Thomas Moore… Et au XIXe siècle, ça s’est retourné : c’est l’Europe qui est devenue l’utopie de l’Amérique latine ; qui voulait devenir « européen » coûte que coûte.

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Il y a un autre visage de l’Europe qui s’appelle l’Amérique espagnole et portugaise ; l’Europe n’est pas complète sans son visage ibéro-américain. Nous redoutons que l’Europe finisse par trop facilement renoncer à une Amérique espagnole et portugaise, en l’abandonnant à la sphère d’influence nord-américaine.

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La Conquête espagnole a été terrible, ça a été une catastrophe pour le monde indien, mais une catastrophe n’est catastrophique que si elle est stérile, si rien n’en naît. De cette « catastrophe » qu’a été la conquête du Nouveau Monde par l’Espagne, quelque chose est né, et ce « quelque chose », c’est nous. C’est la poésie de Sœur Juana Inès de la Cruz, c’est le grand art baroque du Pérou et du Mexique, c’est une façon de parler, de s’habiller, de manger, de bouger, d’aimer, d’imaginer… Il y a toute une culture qui, cinquante ans à peine après la Conquête, était déjà là, et cette culture est la nôtre. Je me méfie de tous ceux qui idéalisent le monde indien, ou se polarisent exclusivement sur lui.

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Nous venons d’un monde, nous venons d’une culture  où le langage a été séquestré, identifié à une voix unique. Pour les Aztèques, l’Empereur (Moctezuma) avait un titre : « Celui de la Grande Voix », celui qui a le monopole de la parole. Et le monde de la Contre-Réforme et de l’Inquisition disait aussi : Il n’y a qu’une seule vérité, il n’y a qu’un langage, celui de l’orthodoxie. Alors, multiplier et hétérogénéiser le langage, pluraliser les voix, devient un acte, non seulement révolutionnaire, mais créateur d’une force extraordinaire. Le langage de Cervantès, dont nous sommes tous les héritiers, n’est qu’une grande réponse à ce monde clos, homogène, hermétique, orthodoxe. C’est l’hétérodoxie totale, le mélange des genres (la pastorale, le lyrisme, le roman de chevalerie, la bouffonnerie), le mélange des voix, tout se retrouve et s’enchevêtre dans un foisonnement de voix, dans le Quichotte, dans un monde qui est celui du manque de certitudes. Si l’univers de la Contre-Réforme est celui de la certitude et du dogme, Cervantès, lui, dit : je suis incertain quant à Don Quichotte, je ne sais pas qui a écrit ce livre, qui est Don Quichotte, quel est son vrai nom, où nous sommes, quel est le genre de ce livre… Chaque vérité est contredite, relativisée, jouée… C’est cela, notre tradition : affirmer la valeur du pluriel face à une culture unitaire, orthodoxe et intolérante.

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Comme le Mexique veut à tout prix devenir « moderne », il a parfois tendance à rejeter ou à refuser son passé baroque. Et là, dans ce livre, Terra Nostra, il y avait un rappel non seulement de notre « nature » baroque, mais surtout du fait que le baroque est le signe culturel de notre naissance : le baptême du Mexique et de l’Amérique latine, ça a été le baroque.