L’autre jour, je me disputais avec un ami. A propos de BHL, une dispute homérique, comme seul cet homme en provoque. Vraiment, j’ai cru que nous allions en venir aux mains, voire aux tronçonneuses électriques. BHL allait nous brouiller, mon ami et moi, définitivement. C’était plus exactement à propos du dernier film du philosophe, Le Serment de Tobrouk qu’avait lieu cette controverse sanglante. Moi, ce film, je le trouve vraiment extraordinaire. Mon ami, seulement « réellement excellent ». Dispute. Bataille. La situation était inextricable. Il me disait (car il aime être désagréable) : non, mais de toute façon, tu es aveuglé par une servilité un peu intéressée. Faux, lui disai-je (lui criai-je). Je suis purement objectif. Incroyablement neutre. D’ailleurs, je pourrais très bien écrire une critique impartiale de ce film inouï. Et c’est ce que je vais faire, pas plus tard que dès à présent.
Le Serment de Tobrouk raconte, quasiment minute par minute, ce fait incroyable, ce fait extraordinaire : une guerre. Une guerre juste, mais pas juste une guerre. Le monde, souvent, nous paraît effroyablement compliqué, en proie à des rapports de force, de flux, des équilibres de pouvoir, des procès kafkaïens, des horlogeries mondialisées. Nous subissons, pauvres hères, les foudres de machineries hors de notre portée. Dans Le Serment de Tobrouk, ce monde-là est plat, sans relief, fait d’une proximité, d’une immédiateté, d’une fraternité absolument stupéfiantes. Un homme, BHL, peut appeler un Président français, en pleine nuit ; la survie de Benghazi ne dépend pas d’un Destin frappant de sa foudre la citadelle assoupie mais de la vaillance de quelques arquebusiers dérisoires, la guerre se joue dans les mots d’un Général libyen face à Hillary Clinton. A ce titre, le film prend, dans ses premiers moments une coloration héroïque, épique. Face au monde effectivement très complexe, un jour, on inventa le Héros de film d’action, qui, exactement en contre-point de la réalité, peut, Lui, tout faire. C’est l’idéologie James Bond, le jack-bauerisme : on veut, donc on peut. Ou plutôt : Ils veulent, donc Ils peuvent. Un super-cartésianisme discriminant, un hyper-humanisme segmenté. Le monde est un terrain de jeu, une page vierge laissée à la proie de quelques demi-dieux. Nous, moi, vous : non, mais les Héros : oui. Je peux faire sauter la planète, double zéro sept ; faux, moi, je peux la sauver. Le Serment de Tobrouk, dans son premier moment reprend en sous-texte ce discours, à voir cette succession de réunions, de Présidents en monologue, de combattants en tête-à-tête. Il y a même un côté Blake et Mortimer, chez Lévy, toujours impeccable, et Hertzog, flegmatique en costume de tweed rayé, déambulant, avec élégance dans une arrière cour sordide d’Istanbul, pour acheter des armes à la rébellion. Par là même, le film débute de façon passionnante, car il retrouve le rythme d’un bon James Bond : obstacle, méchant, conciliabule, astuce, victoire. Bons Baisers de Benghazi.
Cependant, cette vision du monde ne saurait être qu’une illusion. Elle est écran de fumée, car en réalité, la machinerie gloutonne du balancier mondial fonctionne comme à l’accoutumée. Cela, BHL, a, depuis Srebenica, trop payé pour le savoir, et du reste, ce film serait insupportable et dérangeant s’il n’était que le récit infatué des aventures réussies du meilleur des agents secrets de la philosophie française. Ce qui est beau, ce qui est émouvant c’est, au contraire, que BHL le sait, mais il fait comme si, il fait comme si, vraiment, Sarkozy, Cameron, lui, Khadaffi ou le Général Younès étaient des Jack Bauer et que la vie de Benghazi ne tenait qu’à eux. Il fait comme si car ce fin psychologue sait bien que dire à ces Présidents qu’ils sont infiniment responsables reste le plus sûr moyen de les faire agir. Le « il y a un souffle de l’Histoire », transcendant est une excuse trop facile pour ne rien faire, l’éternelle rengaine des réalistes, qui attendent sans cesse le passage des trains. Dès lors, Sarkozy est ému, Cameron impliqué : BHL a réussi. La volonté individuelle peut se mettre en marche. Mais, très vite, le Monde reprend ses droits : l’ONU bloque, l’opinion grelotte, la guerre s’enlise. BHL a appris ce va-et-vient. Ce n’est pas Tolstoï, et ses pantins sur le théâtre de l’Histoire, qui a raison. Ce n’est pas non plus Gracq, qui décrit, dans le Rivage, cette si belle scène, ou le Doge s’aperçoit que ses gestes ne sont pas guidés, mais attirés, séduits vers les boutons, les poussoirs, les engrenages huilés préalablement par un malin génie. Mais à l’inverse, il y a des forces, des mouvements, des structures, qui nous dépassent, nous freinent. L’Histoire ne dépend pas, évidemment, seulement de nous, mais elle s’écrit avec nous. BHL est dans cet entre-deux, mais il ne peut l’avouer à ses compagnons d’aventure, faute de les démobiliser. Entre deux, entre la structure et le héros. Merleau-Ponty le dit joliment : « Jamais l’Histoire ne nous impose un sens, cependant, toujours, elle nous en propose un ».
Ainsi, Le Serment de Tobrouk est un film qui donne merveilleusement à penser l’Histoire : après la course contre la montre des débuts, dans la moiteur des cabinets élyséens, vient la mélancolie dans les dunes de la Tripolitaine. C’est un documentaire, mais c’est, vraiment, une œuvre de cinéma : la beauté des images (ah ! Misrata dans la nuit couleur figue) et l’extraordinaire de certaines scènes (BHL, qui, sur une nappe du Café de Flore, élabore avec l’état-major rebelle la carte de la prise de Tripoli) le distinguent de tous les films à caractère didactique. Car BHL filme avec cette fameuse caméra-stylo : toute la seconde moitié du Serment, sur la mémoire intime du philosophe, est incroyablement proustienne. Bernard-Henri Lévy a, en effet, une pensée, une façon d’appréhender le monde, un regard au goût tendre et beurré de madeleine : comme Swann voyait très sincèrement la Charité de Giotto dans les traits de sa servante, BHL quand il regarde le Général Youssef ou Abdel Jalil, aperçoit Massoud, ou Izetbegovic. Evidemment, c’est faux, objectivement. Mais subjectivement, passé à travers le filtre de la mémoire, de la sensibilité, cela sonne juste, et même, en réalité, en littérature, dans la vraie vie, à cet instant précis, Jalil est bien Massoud, le nouveau Massoud, par delà leurs dissemblances, l’essence pure de Jalil est d’être un héros rebelle, et cela, seule l’abstraction littéraire, la métaphore, l’analogie proustiennes peuvent le saisir. Et quand le président du CNT déclare, in fine, être pour la charia, on se dit que BHL, qui l’a soutenu, cet Abdel Jalil, lui, le philosophe de la liberté et de l’universalisme des droits de l’homme, est décidément un Swann en chemise. « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » s’écrie le héros de Combray, et ainsi, pourrait soupirer le philosophe parisien.
En ce sens, Le Serment de Tobrouk est égotique, mais alors, A la recherche du Temps Perdu (toutes proportions gardées) l’est aussi. Et si l’on reproche à Bernard-Henri Lévy d’être présent sur chaque plan ou presque, je ne sache pas que l’on en tient grief à Michael Moore pour ses œuvres, malgré la persistance franchement énervante que cet individu met à me donner le mal de mer, avec ses films mal cadrés et tournés avec la tremblote. Être souvent là pour faire parler les gens, c’est un peu le propre du documentaire, chers contempteurs, et c’est un peu comme si l’on reprochait à Yann Arthus Bertrand de mal filmer les visages vus d’hélicoptère.
Est-ce un film à la gloire de son auteur ? A son honneur sans aucun doute. Mais enfin, je veux bien que cet homme ait de l’entregent, des réseaux, mais je ne crois sincèrement pas que Sarkozy, Cameron, ou dix mille libyens sur les places de Tripoli, bref que tous ceux qui l’acclament ou le célèbrent aient été soudoyés ou séduits au coin du Café de Flore.
Nous étions habitués, en littérature, aux volontés brisées face au monde rétif, aux rebelles qui meurent, à Kyo qui se suicide ; nous avons au cinéma, désormais, une œuvre admirable sur le tragique de l’Histoire, l’homme face au sens à construire : en Libye, les derniers contreforts de cette histoire-là restent bel et bien à bâtir.