On pourrait avancer qu’une histoire d’amour entre deux enfants est un sujet exclusivement littéraire, à la Paul et Virginie, qui ne se laisse pas violer par des images. Mais si nous pensons ainsi, c’est que nous n’avons pas le talent cinématographique de Wes Anderson, dont le film a inauguré hier le soixante-cinquième Festival de Cannes.
Moonrise Kingdom s’ouvre sur le monde des adultes. Un travelling sur un foyer aux airs de maison de poupée nous immisce dans leur univers. Leur autorité se voit ainsi réduite à presque rien, laissant la voie libre à tous les fantasmes. Voilà la maison de Suzy. Puis nous découvrons le camp scout, la marche mécanique du chef, renforcée par un second travelling, rectiligne, d’un bout à l’autre du camp. Un enfant ne répond pas à l’appel. L’ordre n’est donc pas si bien établi, là non plus. On part à sa recherche. Cet enfant est Sam.
Les deux enfants, Suzy et Sam, se rencontrent dans une vaste prairie. Ils s’étaient donné rendez-vous. Ils se connaissent, un flash forward nous le dit. Sam et Suzy sont tombés amoureux l’un de l’autre lors d’une représentation théâtrale de l’Arche de Noé, dans laquelle Suzy jouait un corbeau. Ils se sont écrits pendant longtemps, jusqu’à prendre cette décision : fuir ensemble, effacer leurs traces, vivre cet amour librement. Ils partent explorer l’île – le film se déroule sur une île nordique inconnue, en 1965 – franchissent des rivières, escaladent des rochers, traversent des forêts, prenant soin de ne jamais laisser de traces. Ils parviennent à une plage, se donnent leur premier baiser pudique en écoutant Temps de l’amour de Françoise Hardy sur le gramophone que Suzy a toujours avec elle. La première partie du film nous montre cette idylle, ce voyage en quête d’absolu. Le monde des adultes a un aspect gentiment burlesque. L’amour entre les deux enfants conserve son intimité, reste inviolé.
Ce thème de l’amour enfantin est développé sans impudeur, il est mis en abîme, n’est montré qu’en de très courts instants, forts mais discrets. On n’est pas embarqué avec les deux enfants dans leur fuite, comme s’ils avaient volé la caméra, comme si elle ne les quittait pas. Il y a sans cesse des retours sur le monde des adultes. Nous suivons les parents et les chefs scout dans la recherche des deux fugueurs. En zoomant et dézoomant sur ces deux enfants, nous ne faisons que les effleurer, et leur amour demeure intact. Nous pouvons alors rêver cette idylle, enfouie en chacun de nous, plutôt qu’en être de simples observateurs.
Ce n’est pas l’amour qui prend sa place dans le monde, c’est le monde qui vient épouser Suzy et Sam. Il les habille, il vient s’enrouler autour de leurs corps. Il est renversé, mis à genou devant eux. Ce monde finit par obéir à une mécanique quasi céleste, lorsque, dans la seconde partie, tous les enfants partent en une sorte de croisade, et que Sam et Suzy se marient devant un Dieu fantasque. Les adultes se placent à leur hauteur, petit à petit, et la tempête qui vient s’abattre sur l’île marque l’ultime renversement du monde, pour venir s’adapter aux deux enfants. Ce chamboulement fait écho à leur amour en nous restituant sa force. C’est par son envers que Wes Anderson a choisi de traiter ce thème, si délicat, des amours d’enfance.
Comme dans A bord du darjeeling limited, qui racontait un voyage à travers des paysages de cartes postales, Moonrise Kingdom privilégie la fluidité de l’action à la pose contemplative et agit comme un mouvement ample, qui finit par gagner l’ensemble du film, où les antagonistes eux-mêmes sont pris dans l’élan amoureux de Suzy et Sam.
Une seule vague afflue sur l’île. Elle ne laisse rien en suspens.