Leçon 1 : Sens du mouvement dans l’espace.

En préambule et en hommage au 65ième Festival de Cannes, avec ses 105 films sélectionnés, toutes catégories confondues (En Compétition, Un Certain Regard, Hors Compétition, Séances de Minuit, Séances Spéciales, 65ième anniversaire, Courts Métrages), il est passionnant – pour un écrivain cinéphile, scénariste et ex acteur – de réfléchir aux mécanismes de la narration cinématographique et aux moyens multiples et ingénieux de transcrire des idées à l’écran.

Filmée puisqu’au cinéma, elle a toujours le dernier « mot » (et pas forcément le carton intitulé « Fin » qui d’ailleurs, a disparu).

« Ma caméra, c’est mon stylo », notait Stanley Kubrick, en marge du scénario de son premier long métrage Fear & Desire (1953) avant d’ajouter : « Après je le jette ! ».

J’ai appris à lire les livres et à déchiffrer les films presqu’en même temps. Pour moi, il s’agissait toujours d’aventures, de révélations mystiques, de quête mystérieuse, mêléeà une fièvre sexuelle. De Rita Hayworth à Kim Bassinger, de Kim Novak à Sophia Loren, il y avait là, un territoire inconnu, soyeux et crissant tel un bas de soie, mais furieusement attrayant. – Le cinéma, écrivait Truffaut, c’est faire de jolies choses avec de jolies femmes…

Petit garçon, j’ai découvert, validé et aimé le halo sulfureux des femmes dites « fatales » bien avant même d’avoir effleuré la moindre parcelle de peau féminine.

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Ces deux grammaires – l’écrit et l’image – visaient le même but : exciter mon imagination, entraîner mon esprit dans des contrées inexplorées et inoubliables et, avec les années et l’immense compilation de ma mémoire cinégénique, développer mon sens critique.  Comme dans le domaine sentimental… Aimer, c’est comparer, admirer, rejeter, détester, oublier…

Scène du film "Le talentueux M. Ripley"
Scène du film « Le talentueux M. Ripley »

Parfois, littérature et cinéma se confrontaient et je quittais l’un pour retrouver l’autre : Le Talentueux Mr Ripley, roman de Patricia Highsmith (1955) est devenu le film Plein Soleil de René Clément (1960) puis The Talented Mr Ripley, tourné par Anthony Minghella (1999). Je préfère la seconde adaptation, plus fidèle à l’esprit noir, complexe et retors du roman d’Highsmith même si le trio (magnifique) formé par Delon (trop beau !), Ronet (trop vieux) et Marie Laforêt demeure inoubliable. Il faut savoir que Ripley, au départ du récit de Hihgsmith, est un garçon complexé, laborieux, mal attifé, doté d’un physique anodin… Ce qui change carrément l’enjeuors de la rencontre avec Greenleaf, le jeune héritier.

Maurice Ronet , Marie Laforêt et Alain Delon dans "Plein soleil"
Maurice Ronet , Marie Laforêt et Alain Delon dans « Plein soleil »

D’ailleurs, René Clément avait choisi le novice Delon pour interprêter le rôle de Dickie Greenleaf. L’acteur, très ambitieux avait convaincu le réalisateur (et sa femme !) qu’au contraire, il devait jouer Tom Ripley.

Après tout, il faut bien défendre le travail et le point de vue des écrivains. Et Pascal Bruckner et son Lune De Fiel (1992) réalisé par Polanski ne me contredira pas.

 

Sue Lyon dans "Lolita"
Sue Lyon dans « Lolita »

En revanche le Lolita de Stanley Kubrick (1962) dépasse de loin par son exploration dramatique, la version d’Adrian Lyne (1999) pourtant plus fidèle au récit pointilleux de Nabokov, principalement dans l’exploitation des deux personnages antagonistes, Humbert Humbert et Clare Quilty.

 

Jane Fonda et Alain Delon dans les "Félins"
Jane Fonda et Alain Delon dans les « Félins »

Tels nos livres de chevet qui ne nous quittent pas, je ne me suis jamais lassé de revoir, les scènes les plus célèbres de l’histoire du cinéma. Elles sont ancrées (encrées ?) dans ma mémoire, référentielles et inspiratrices. Il m’arrive parfois, de penser et d’écrire en Noir & Blanc, c’est à dire passer au filtre des Fifties et sixties, une scène, un chapitre qui se déroule en 2012. J’oublie donc la couleur pour me poser la question : – Comment Truffaut, Rosselini, Peckinpah, Frank Tashlin auraient composé cette séquence ?

Dans son bureau d’Hollywood où il travaillait avec I A Lou Diamond, son fidèle co-scénariste, Billy Wilder avait épinglé ce mot : – Comment Lubitsch aurait fait ?

J’ai donc voulu comprendre le potentiel du medium filmique et « comment ? » cette narration à base d’images, de mouvements et de sons, fonctionnait pour s’orchestrer en tant qu’œuvre définitive (et dans l’idéal pour son créateur et l’œil du public autant que la critique… Incontestable !).

Catherine Deneuve
Catherine Deneuve

En étudiant l’art du scénario et en fréquentant les plateaux de tournages, depuis 1975, je me suis amusé à décortiquer le système subtil et fastidieux qui, – avec les moyens techniques tels la caméra, l’éclairage, le décor, la mise en scène, le montage – consiste à faire progresser l’intrigue et à exposer de façon évolutive le caractère des personnages.

cinemascopeDepuis l’avènement du son, en 1926, le cinéma n’a cessé d’innover, créant son propre alphabet, sans cesse réinventé, amélioré, transcendé, autant porté par la virtuosité des procédés filmiques, des focales, et des effets spéciaux.

Avec l’apparition (1970) de l’informatique, du numérique et de l’analogique, Stanley Kubrick, Steven Spielberg, Georges Lucas, James Cameron – entre autres – ont beaucoup investi dans l’élaboration créative de nouvelles technologies autant que dans le matériel destiné à filmer (Louma, SteadyCam).

Mais moderne ne veut pas dire « bon » et gros budget ne rime pas avec chef-d’œuvre.

Chaque décade, depuis les années trente, de Chaplin et Keaton jusqu’à nos réalisateurs contemporains, ont démontré l’extrême originalité et l’inventivité de leur art quand il s’agissait de créer une scène de facture classique mais qu’il fallait rendre inédite, parfois pour la simple raison d’économiser sur le devis d’une journée, d’une semaine de tournage.

Jean-Luc Godard, la bande de La Nouvelle Vague, et les enfants du Pop Art l’ont parfaitement assimilé avec des séquences qui cassaient les codes : l’acteur qui parle à la caméra (Belmondo, Pierrot Le Fou) ou le kaléidoscope de couleur sur le corps de Brigitte Bardot dans Le Mépris. Comme tout art créatif, il ne se nourrit que de ruptures ouvrant le champ à de nouvelles écoles… Qui, parfois – en mal d’inspiration – se contentent de singer leurs aînés.

Les grands films sont comme la Joconde, Le Penseur De Rodin… Définitifs !

Scène du film "Duel"
Scène du film « Duel »

Quels réalisateurs, aujourd’hui, oseraient faire des remakes des classiques de Orson Welles, Fritz Lang, Hitchcock, Buñuel ? Comme dans une magnifique et imposante bibliothèque, il y a des manuscrits qu’il vaut mieux ne pas déranger, sinon avec beaucoup de conviction et d’humilité.

A l’inverse, j’aime quand la contrainte (budget, temps, conditions climatiques, casting) force le talent et la débrouille.

Lorsque Steven Spielberg, âgé de 25 ans, tourne son premier long métrage Duel en 1971, son producteur lui annonce une « bonne » et une « mauvaise » nouvelle :

Prod : – Primo, je n’ai que 375 000 dollars pour ton film et tu ne disposes que de treize jours pour tourner.

Steven : – C’est censé être LA bonne nouvelle ?

Prod : – Oui, mon vieux ! Et maintenant The Bad News… Vu ton budget, tu n’as pas les moyens de t’offrir une star, alors débrouille-toi !

Le jeunot Steven en conclut, par déduction, que si la star ne serait pas un homo erectus Hollywoodus en chair et en os, ce devait être… Quoi ?

…Un objet, un légume, une machine, un animal, un martien ? (Il retiendra la leçon lors des Dents de La Mer, et d’E.T.)

A force de cogiter, il replongea dans ses notes et ses ébauches de scripts puis retrouva un article parût dans le San Francisco Chronicle où l’un des rédacteurs, Richard Matheson, racontait comment – au volant d’une Plymouth Valiant – il fût pris en chasse par un énorme semi-remorque sur une route déserte de Californie.

Steven tilta : – Voilà ma star ! Un horrible et monstrueux camion rouillé jusqu’au diesel, et dont on ne verra jamais le conducteur…

J’en arrive à ma première leçon : la trajectoire dans le cadre ou comment, à l’intérieur d’un plan, le mouvement opéré par un personnage ou un objet dans l’espace, selon qu’il pénètre dans la champ par la droite ou par la gauche, constitue une forme de message narratif inconscient pour le spectateur.

Depuis toujours, nous, lecteurs occidentaux, sommes habitués à lire de la gauche vers la droite, suivant des lignes horizontales. Notre cerveau rechigne à l’exercice contraire car il n’est pas naturel. Le réalisateur utilise cet inconfort visuel tactique pour conditionner le spectateur dans une perception négative et river ainsi son attention sur ce qui va suivre.

Quand on relit les grands films et les grands metteurs en scène, (Vittorio de Sica, John Huston, Renoir, Sidney Lumet) on remarque souvent que notre héros (ou ses pieds, sa silhouette, son ombre, sa bicyclette, voire son cheval, s’il s’agit d’un cowboy, ou un navire s’il s’agit du Titanic), le « gentil », arrivera toujours à la gauche de l’écran, lorsque le « méchant » où le conflit en puissance s’imposera de la droite vers la gauche.

Scène du film "Le Gladiateur"
Scène du film « Le Gladiateur »

Notre regard et notre mémoire ont enregistré depuis nos premières filmographies cette valeur dramaturgique et quand le personnage venant du côté gauche de l’écran rencontre celui qui vient par la droite, le choc, le conflit, la bagarre devient inévitable et même, par anticipation, implicitement désirée par le spectateur.

Revisionnez la longue séquence d’ouverture du péplum Gladiator de Ridley Scott (2000, 5 Oscars) lorsque les légions romaines de Maximus Decimus affrontent les hordes germaniques Wisigoths ; le barbu Russel Crowe, grand général des armées de l’Empereur Marc Aurèle, salue ses troupes, flatte ses cavaliers, lance ses archers à la gauche de notre écran avant de progresser vers l’ennemi qui vient de la droite.

L’axe cinématographique de l’espace filmé, qu’il soit horizontal, vertical, diagonal, en perspective de champ (ou profondeur) et procédé en 3D, présente autant de niveaux de lecture lorsqu’il s’agit de mettre en scène une situation et des protagonistes en action ou en statique.

On peut inverser, étirer, renverser, triturer ces codes et ces formats de vision – Sleepy Hollow (1999, Tim Burton), Memento (2000, Christopher Nolan) ou Les Lois de L’Attraction (2002, Roger Avary) – et ainsi surprendre le spectateur, on ne fait que tenter une nouvelle forme de digression narrative (qualifiée d’anti-structure) immédiatement sanctionnée quand le scénario se fond dans un non-récit fumeux et obscur mais heureusement glorifiée lorsqu’on touche le chef d’œuvre.

La Petite histoire : dans l’île de Rhodes, Grèce, j’étais venu en ami, en vacancier et en renfort « acteur de complément » sur le tournage de Oh Jérusalem (2006) de mon cher Élie Chouraqui, il devait tourner une longue scène compliquée d’accostage d’un vieux cargo sur le port d’Haïfa, chargé de centaines de réfugiés, survivants de la Shoah, fuyant l’Europe pour s’installer dans la toute nouvelle Israël (1948).

En jetant un coup d’œil sur son scénario, je me suis demandé la veille, combien de temps il faudrait à Élie et son équipe (et au capitaine grec !) pour capter cet antique vaisseau s’alignant le long du quai, aux marques précises, que les amarres soient fixées par les marins, que les ponts soit jetés et qu’enfin, ces nouveaux émigrés en haillons et affamés, débarquent sur le quai…

En voyant, le matin, les manœuvres approximatives de l’équipage grec en mer, je me suis dit « Ce n’est pas gagné ! ».

Élie était confiant, souriant, tandis qu’on installait deux longs travellings, parallèles au quai, là où, précisément, devait stopper le bateau.

Ces deux travellings, dont les rails mesuraient à peine quelques mètres de plus que la longueur de coque du bateau.

Élie disposait de deux caméras simultanées, celle du chef Op’ qui cadrait le navire dès son entrée de champ (il devait arriver par la gauche, évidemment) et la seconde, qu’il maniait, plus en hauteur, pour filmer en gros plan les visages de ces femmes, ces enfants et ces hommes, disposés de la passerelle jusqu’aux cheminées.

En deux heures, le bateau fût amarré solidement au quai, le long des rails de travelling et les figurants installés sur le pont face à nous, un système de fumée mis en marche et Élie cria « Action ! ».

Glissant sur les rails et partant de la droite vers la gauche, les deux caméras cadraient le bleu de la mer, puis la proue du navire (immobilisé), puis l’ensemble du bateau et de ses passagers jusqu’à son pont arrière. Plus tard, il filma quelques plans en mer, au grand angle, où le bateau naviguait vers le port.

Au montage final, on découvrit le bateau arrivant au loin sur la mer, puis en gros plan, (1ière caméra) le navire et sa coque rouillée et fumante, qui, soudain, rentraient dans le champ (par la gauche) fixant par intermittences, sur les ponts, le visage et la silhouette de ce peuple plein d’espérance (2ième caméra).

Élie a bouclé la séquence en deux journées consacrant la seconde au débarquement sur le port où votre aimable serviteur, assis dans une jeep, jouait un officier de l’Irgoun, entouré de trois soldats de la police israélienne qui contrôlaient, à vue, ce flux d’immigrants hagards et désemparés.